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PARTIE II – LE COUPLE ET L’ECHEC DU DIALOGUE : LA MORT SYMBOLIQUE DE L’AUTRE

Dans son article sur le Mal dans le roman de Sábato, Monique Plâa écrit : « Né de l’imagination de Castel, le personnage nommé María semble n’être qu’une image, presque un reflet du « Je » qui l’attend et l’attrape au moyen d’un appeau, la figure peinte au coin du tableau »(86). Cette remarque pose une question inévitable : Qui est Maria ? Que représente-t-elle d’une part pour le héros, et d’autre part à l’échelle du roman ? On a vu précédemment le manichéisme entre opposants et soutiens moraux dans Le Tunnel. La distinction est nette, puisque tous les personnages qui apparaissent sont décrits et présentés au lecteur par Juan-narrateur comme des ennemis dignes de haine et de mépris. Aucun d’entre eux ne fait l’objet d’un commentaire un tant soit peu positif de la part du narrateur … excepté Maria. C’est d’ailleurs sa rencontre avec Maria qui pousse Juan à aimer subitement (et très brièvement) la foule, lui qui la hait tant d’ordinaire. A l’approche de son second rendez-vous avec Maria, le jeune homme affirme : « Il m’arrivait quelque chose de très étrange : je regardais tout le monde avec sympathie »(87). Maria est la seule personne qui, en apparence, fait figure d’alliée, puisqu’elle comprend Juan ; le narrateur insiste bien sur cette notion de compréhension, tout au long du roman :

J’aurais beau m’épuiser à parler, à hurler devant un auditoire de cent mille Russes, personne ne me comprendrait. Sent-on ce que je veux dire ? Il y a eu quelqu’un qui pouvait me comprendre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée.(88)

C’est d’ailleurs pour être certain d’avoir été compris par Maria que Juan court les rues pour la revoir, après l’exposition. L’amour n’est pas l’origine de la rencontre ; Maria tient en fait le rôle d’un « sauveur » dans l’esprit de Juan et donc dans le schéma de l’intrigue.

En premier lieu, Michele fait également office de soutien moral, puisqu’on peut imaginer qu’il va aider la jeune fille à échapper à l’oppression de sa famille. C’est bien, dans le cas de Paulina, le motif de l’amour qui la pousse à revoir Michele : « Je veux avoir le monde à moi. Milan, les hommes, tout. Oh, c’est beau, c’est trop beau ! »(89), écrit-elle dans son journal en attendant de voir Michele. Le narrateur précise ensuite, en évoquant le bal des Lanciani, que « tout se passa comme elle l’avait rêvé »(90). Ainsi comme Maria, Michele semble dans un premier temps éclairer la vie de Paulina, puisqu’elle peut enfin rêver à
un avenir : « L’étroite surveillance des Pandolfini la laissait absolument libre puisque nue devant la lune elle pouvait aller dans ses rêves comme elle
voulait »(91). Michele agit comme un « sauveur » qui sort la jeune fille de la torpeur dans laquelle elle était enfermée, qui vient bouleverser sa « vie » quasiment inexistante.

Mais à l’heure ou Paulina rencontre Michele, elle est encore torturée par ses pensées. On peut faire la même remarque pour Juan : Avant leur rencontre avec l’amant, les deux personnages sont certes isolés du monde, on l’a vu, mais leur conscience est encore plutôt tranquille. Ils apparaissent tous deux au lecteur comme des personnes plutôt « raisonnables », malgré leur écart du monde. Il semble superflu de préciser que cette prétendue « sagesse » va se détériorer au fil du roman, pour se muer en torture intérieure. Paulina et Juan finiront par tuer cette personne qui les a dans un premier temps sorti de leur isolement. Le Mal qui a fait l’objet de la première analyse s’immisce ainsi dans chaque recoin de la vie des protagonistes, et dans le lien amoureux en particulier. Dans sa préface à l’édition de 1995 du Tunnel, Jean-Marie Saint-Lu pose la question : « A ce mal […] l’amour peut-il apporter un remède ? On pourrait le penser, puisque l’amour est généralement tenu pour la forme la plus parfaite de la communication, qui peut, au moins un temps, aller jusqu’à la fusion (92) ».

La question qui se dégage alors est simple : Pourquoi Maria et Michele ne parviennent-ils pas à « sauver » Juan et Paulina ? Comment et pourquoi ces soutiens potentiels, seules figures a priori positives du roman, deviennent-ils aux yeux de leurs amants des opposants essentiels ? En somme, il s’agit d’analyser le motif du couple et de l’amour dans les deux œuvres. Il faut, à ce titre, analyser non pas la seule figure de Maria ou Michele, mais plutôt la relation qui lie les deux amants, ainsi que la vision que Juan et Paulina ont eux-mêmes de l’Autre et de leur couple. Quel est, finalement, le sens du couple et de l’amour à l’échelle de l’intrigue ? Quelles sont les causes du dysfonctionnement qui mènera au crime passionnel ?

86 La construction du personnage et la représentation du Mal dans El tunél de Sábato, op.cit. p.2
87 Le tunnel, ed. cit. p. 47.
88 ibid. p. 15.
89 Paulina 1880, p. 40.
90 ibid. p. 41.
91 ibid. p. 46.
92 Préface de Le tunnel, ed. cit. p. 4.

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