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Chapitre I – L’incommunicabilité

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Frédéric Monneyron, dans son analyse du Tunnel, fait référence à l’un des leitmotivs principaux du roman, le « verdadero amor »(93), concept auquel Juan, il est vrai, fait de nombreuses allusions. L’analyste précise également qu’au début du roman, Juan ne cherche à partager avec Maria que « quelque chose » : à ce moment de l’intrigue, la distance paraît facile à combler. Il ne s’agit pas d’emblée de passion, ni même d’amour fou. Au contraire, le désir semble naître, chez Juan, d’une curiosité : qui est donc cette femme qui semble comprendre la véritable portée de son tableau « Maternité » ? Le désir amoureux est, au début du roman, diminué par la présence d’un intermédiaire : l’art. Aussi, si Juan ne précisait pas dès les premières pages qu’il avait fini par tuer Maria Iribarne, on pourrait attendre l’histoire d’une amitié, puisque ce que cherche véritablement Juan, c’est à être compris, non à être aimé. Or, être compris paraît peu de choses, et il semble incroyable que ce seul besoin inassouvi pousse l’homme à l’assassinat. Comment un besoin aussi « simple » et primaire peut-il mener à la tentation du suicide puis au crime passionnel ? En outre, le couple Paulina et Michele se rencontrent dans des circonstances sommes toutes très banales : C’est le bal, elle est belle, il est beau, ils viennent du même milieu, se regardent et ont de tendres pensées l’un envers l’autre. Cette rencontre stéréotypée, topos romanesque, rappelle celle de la Princesse de Clèves et du Duc de Nemours(94), rencontre qui aura une issue tout aussi malheureuse. Il s’agit d’une histoire simple en apparence, qui mènera pourtant à l’assassinat. Comment cette simplicité première se mue-t-elle en une telle complexité ?

En commençant la lecture de ces deux œuvres, on peut faire l’hypothèse de l’existence d’obstacles concrets qui pousseraient le couple dans ses retranchements. Mais le mari aveugle de Maria s’oppose-t-il réellement aux liaisons de sa femme ? Tout porte à croire que non. Le père de Paulina ne se serait-il pas laissé persuader par un mariage entre Michele et sa fille ? Rien ne dit le contraire. D’ailleurs, à la mort de son père, il n’existe plus pour la jeune femme aucun obstacle qui l’empêche de se marier à Michele. Pourtant, elle refuse. En fait, les barrières matérielles que les héros rencontrent ne sont pas les véritables obstacles, lesquels se situent au sein même du couple, beaucoup plus profondément. Les rivaux extérieurs ne sont que de pâles figures, fantomatiques et floues, qui viennent corroborer la déshumanité de la société. C’est au sein même du couple que des obstacles interviennent, à commencer par le problème de compréhension qui a été évoqué. La dimension psychologique, et non matérielle, de l’échec du couple dans Paulina 1880 rappelle les obstacles rencontrés par la princesse de Clèves, héroïne du roman perçu au vingtième siècle comme le premier roman « psychologique ». L’influence de ce roman fondateur transparaît à plusieurs reprises dans Paulina 1880. L’amour idéal, topos romanesque, est une illusion : des barrières morales infranchissables, interdisent sa réalisation. D’ailleurs, Paulina à l’image de la princesse de Clèves, fera le choix de s’enfermer au couvent.

La communication, gestuelle ou parlée, est au fondement du « couple » en général, et fait l’objet dans les deux œuvres d’une quête du personnage principal. Juan cherche, on l’a vu, à être compris, et Paulina ne cesse de demander de l’aide : « Que j’aime cette histoire, comment l’expliquer, comment la comprendre ? »(95), écrit-elle dans son journal, pour elle-même, avant sa rencontre avec Michele. Les deux personnages cherchent de toute évidence quelqu’un qui puisse les comprendre, leur répondre. Mais cet espoir de communion par la parole se trouve vite entravé par des problèmes de communication.

I – 1- Des questions sans réponse : l’absurdité des dialogues

Il y a, dans les deux romans, très peu de passages où les dialogues sont retranscrits. Les sentiments des personnages principaux sont davantage mis en relief que leurs propos ; et pour cause : ceux-ci sont, le plus souvent, vains. Paradoxalement, le jeu de question-réponses dans les réflexions de Juan ou dans le journal de Paulina est très florissant : les personnages ne cessent, en leur for intérieur, de s’adresser à eux-mêmes, de faire des hypothèses, de chercher des « solutions », même éphémères. A titre d’exemple, on peut citer ce passage de Paulina 1880, lorsque la jeune femme remplit les pages de son journal au couvent : «Ma chère sœur je suis guérie de toutes les blessures. Comment ? En laissant ce corps à la terre. Et tu t’es dégagée de la terre ? Oui, je n’ai plus de corps du tout, je ne mange ni ne respire »(96). De même, on peut lire dans Le Tunnel :

Il y avait plusieurs énigmes que je voulais élucider : l’avait elle aimé un jour ? L’aimait-elle encore ? Ces deux questions ne pouvaient se traiter à part. Si elle n’aimait pas Allende, qui aimait-elle : Moi ? Hunter ? Mais aussi, il était possible qu’elle n’aimât personne […] (97)

On note cependant que ces questionnements intérieurs, qu’ils restent introspectifs où qu’ils fassent l’objet d’une conversation, restent souvent sans réponse. Certes, le lecteur sait que Juan harcèle Maria avec ses amants, mais ces discussions, sans aucun doute inutiles, ne sont pas relatées. Paulina ne fait pas part à Michele de ses questionnements métaphysiques intimes. Les conversations tenues entre les amants restent, en fait, très superficielles ; et même celles-ci sont souvent un échec.

Aussi, le dialogue entre Michele et Paulina semble de plus en plus difficile. Lors d’une nuit passée ensemble, Michele cherche à comprendre Paulina, à la saisir, en fait : « Que cherches-tu ? Où est-il ton domaine, le lieu de la vie de Paulina ? Où vas-tu ? Tu cours avec violence au but, mais quel est le but ? »(98). Mais sa quête se verra transformé en un long monologue solitaire, où se succèdent les questions sans réponse, et qui se clôt par un baiser de Paulina, qui coupe le comte dans son élan et fait l’objet de cette remarque du narrateur : « Le comte s’arrêtait net.

Paulina dans un sombre baiser répondait : Tu m’as tout dit. (99) » Cette difficulté à communiquer se fait, dans le roman, de plus en plus violente.

Le chapitre suivant signe cet obstacle : « Une autre fois, après une conversation à peu près semblable, il voulut aller jusqu’au bout (100) ».

L’idée d’une conversation similaire implique celle d’un dialogue qui tourne en rond, en vain, d’une quête de réponse sans cesse renouvelée. De plus, à l’issue de cette nouvelle entreprise de Michele, Paulina le coupe par un brusque : « Plus un mot, Michele. Ici est le devoir, ici est donc la vie. »

Paulina est une femme incomprise. Michele ne peut accéder par le dialogue au « for intérieur » de la jeune femme, et celle-ci ne peut le lui dévoiler. La communication, essentielle à l’union, est brisée par le « secret ». Cette incompréhension fait l’objet de commentaires du narrateur :

On peut être un amant sans défaut et ne pas connaître un seul des secrets chemins dans lesquels se meut sa maîtresse ; ou encore elle a les yeux les plus beaux, mais elle est aveugle ici-bas et vous ne l’avez jamais aperçue. (101)

Plus loin, le narrateur sous-entend que Paulina ne parle plus du tout : « Il [Michele] lui parlait le soir pendant des heures »(102). Les premières tentatives de compréhension entre les amants aboutissent donc, dans le roman de Jouve, à un silence final fracassant. Le « secret » empêche les deux amants de se comprendre. Paulina se pose des questions sans réponse, sur Michele ou sur Dieu, qu’elle ne dit pas à voix haute, et Michele n’obtient pas de réponses à ses questions.

Cette incommunicabilité est d’autant plus mise en relief dans le couple Juan-Maria que les dialogues tournent la plupart du temps à l’absurde. Mais dans Le Tunnel, c’est Maria qui se refuse à répondre, le plus souvent. Chaque dialogue entraine chez Juan une colère profonde.

Dès le début, Juan subit les silences. A la question initiale : « Pourquoi rougissez-vous ? » de Juan, Maria ne répond pas et c’est Juan qui répond « Vous rougissez parce que vous m’avez reconnu. Et vous croyez qu’il s’agit d’un hasard, mais ce n’est pas un hasard, il n’y a jamais de hasard (103) ». Par la suite, Juan n’a de cesse de demander à Maria, au milieu d’une phrase : « Vous comprenez ? » et Maria « reste silencieuse » à chaque fois. Cette incommunicabilité s’illustre en particulier dans le passage suivant :

« -Pourquoi ne me dis-tu rien ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?
Elle ne disait rien.
– Pourquoi, pourquoi ?
Enfin elle répondit :
-Pourquoi y aurait-il réponse à tout ? Ne parlons pas de moi : parlons de toi, de ton travail, de tes préoccupations. »(104)

Dans le roman, tous les dialogues semblent être construits sur ce modèle. On a déjà évoqué, dans cette étude, l’absence de réponse à la question « M’aimes-tu ? » qui sera le nœud de la discorde entre les deux amants. Juan dit à ce propos : « Je te demande quelque chose qui pour moi est une question de vie ou de mort et au lieu de me répondre, tu souris et en plus tu te fâches. Il y a bien de quoi ne pas te comprendre !(105)». Comme pour Juan et Paulina, les échanges entre les amants semblent tourner en rond dans une vanité continuelle ; Maria dit à Juan qui essaie de lui prouver qu’elle en aime un autre : « Nous avons eu ce dialogue à de nombreuses reprises sous une forme quasi identique »(106).

L’incommunicabilité mène à un humour tragique dans Le Tunnel : les silences de Maria et l’obstination de Juan rendent tout dialogue comique tant le lecteur sait qu’il est perdu d’avance. Dans Le Tunnel, cette incommunicabilité est aussi présente physiquement : Juan qualifie le visage de Maria d’ «indéchiffrable », et le sourire qu’il a cru entrevoir sur son visage, et qu’il ne comprend ni n’accepte, fait l’objet d’une dispute. Les corps eux-mêmes ne se comprennent pas.

Cette incommunicabilité totale va envahir peu à peu les couples, et l’espoir initial d’une « compréhension » se fera de plus en plus faible. Or, Juan et Paulina sont conscients de cet obstacle. On peut même aller plus loin en disant que les quatre personnages sont conscients de la vanité de l’échange, sans toutefois parvenir à la dépasser.

I – 2 – Une conscience de l’incommunicabilité

Le motif du « pont » revient régulièrement dans Le Tunnel, intervenant dans les pensées de Juan ou dans la bouche de Maria. Les deux personnages comparent tous deux leur capacité de communication à un « pont » suspendu et fragile, qui se brise au moindre obstacle. Cette métaphore de Sábato n’est pas sans rappeler celle du « tunnel » elle-même, évoquant la solitude. Le pont revient principalement à deux reprises : au début de la relation du couple, et à la toute fin, lors de la dernière conversation entre Juan et Maria ; ce fil d’Ariane illustre l’absence d’évolution de la relation. C’est Juan-narrateur qui rapporte en premier sa pensée, lors de leur premier échange concernant le tableau. Juan se demande alors pourquoi il lit sur le visage de Maria une « dureté » et, en guise de « réponse », fait ce commentaire :

Elle sentit peut-être mon anxiété, mon besoin de communion : l’espace d’un instant, son regard s’adoucit et parut jeter un pont entre nous ; mais je sentis que c’était un pont provisoire et fragile suspendu au-dessus d’un abîme »(107)

Juan ne parle pas à Maria du « pont » et pourtant, lors de leur dernier échange, Maria réutilise cette métaphore.

Et bien, moi, je crois que nous ne réussirons qu’à nous faire un peu plus de mal, à détruire un peu plus le pont fragile par lequel nous communiquons, à nous blesser plus cruellement encore… »(108)

Cette utilisation de l’image du pont par Maria est étonnante. Maria a-t-elle compris Juan, dans la mesure où elle a conscience de l’incommunicabilité absolue qui règne dans leur couple ? Le fait que Maria comprenne l’incompréhension semble tout à fait ironique, et viendrait renforcer la puissance de l’échec du couple à se comprendre. Les réflexions finales de Juan livrent une métaphore plus parlante encore que celle du pont, puisqu’il fait allusion à un « mur de verre » qui se transforme plus loin en mur « de pierre ». Doit-on attribuer cette métaphore au Juan « raconté » ou au Juan « racontant », narrateur qui aurait pris du recul ? Quoiqu’il en soit, Juan écrit : « Avec elle, elle qui avait été comme de l’autre côté d’un infranchissable mur de verre, elle que je pouvais voir mais non pas entendre ni toucher »(109) puis se corrige au chapitre suivant : « Non, même ce mur n’était pas toujours transparent : parfois il redevenait de pierre noire et alors je ne savais ce qui se passait de l’autre côté […] »110. Ces références à l’insaisissable non seulement dans l’échange verbal mais également dans le « toucher » et la vue fournissent un indice fondamental pour la suite de cette analyse : L’incommunicabilité est-elle seulement verbale ?

Cette Maria que Juan qualifie dès les premiers instants d’ « indéchiffrable » ne l’est-elle que dans ses pensées ?

Les deux amants sont conscients de cet obstacle, qui semble plus prompt à entacher leur relation que les obstacles concrets que sont les « tierces personnes ». Dans Paulina 1880, c’est Michele qui voit le plus clair dans l’incommunicabilité. Contrairement à Juan, Paulina ne cherche à sonder son amant : elle sait clairement qu’il ne la comprendra pas. Elle l’écrit de manière plus indirecte que Juan : « Qui me vaincra ? Même pas toi, grand Michele splendide, mon amoureux secret ! Je le voyais de loin. […] Il est seul. Je suis seule 111 ». C’est comme si Paulina avait d’emblée été consciente de la barrière qui la séparait de la compréhension de Michele. Elle sent déjà à l’aube de leur relation qu’il ne pourra pas l’aider ; de sorte que ses tentatives d’échanges plus profonds se font de plus en plus rares au fil de l’intrigue:

Elle était si troublée qu’elle ne songeait pas à prendre appui son amour, son amour, cette réalité magique qui devait tout expliquer. D’ailleurs son amour lui eût refusé l’aide. Il se poursuivait autre part, il ne pouvait être touché par aucune injure, aucune angoisse […](112)

Paulina, sans cesse « ailleurs », ne semble pas troublée par cette incommunicabilité. Michele est trop « réel » pour la comprendre. Mais si Paulina ne voit pas le danger se profiler, Michele, lui, entrevoit l’un des obstacles qui le tuera. Cette angoisse est visible lorsque le narrateur s’immisce dans les pensées du jeune homme :

Elle est en danger. Elle désire que je la touche pour la tirer du sommeil. Elle a besoin d’être éveillée, c’est-à-dire de retrouver une existence souple, claire, simple […] Michele discourait, mais il ne savait guère ce qu’il voulait faire. (113)

La dernière scène qui place Paulina et Michele face à face ressemble tout à fait aux scènes d’échanges entre Juan et Maria. On peut presque entrevoir là aussi ce « mur de verre » dont les amants sont conscients, et qui anéantit presque intégralement la communication :

Michele et Paulina attendaient le jour […] Une dure tristesse les laissaient ensemble et séparés sur la rive ce matin-là, tandis que l’eau de la nuit se retirait, avec le sentiment de la lâche habitude et la perception désespérée de la vérité qu’on ne dit pas, qu’on ne pourrait même pas confesser à l’heure de mourir et qui peu à peu prend la couleur de la haine. Cependant le comte parlait et Paulina répondait.(114)

C’est immédiatement après ces propos teintés de résignation et de fatalisme que Paulina a la vision qui la mènera au crime. L’incommunicabilité apparaît comme un obstacle dont Paulina est consciente mais résignée, et qui provoque davantage la crainte de Michele. Mais si Paulina avait été comprise par Michele, si elle avait trouvé un Autre avec qui communiquer réellement, à qui dire sa vérité, l’aurait-elle tué ? La question est la même pour Juan. On peut ainsi émettre l’hypothèse que l’incommunicabilité est dans les deux cas, indirectement, l’une des origines du crime.

Qu’elle soit métaphorisée par un pont suspendu, par une rive ou simplement par un silence continu, l’absence de communication est bien un obstacle à la compréhension de l’amant dans les deux romans. Cette incommunicabilité ne peut que renforcer la solitude déjà essentielle de Juan et de Paulina. Le « sauveur » ne pourra pas aider l’autre à se saisir si les mots s’embrouillent et sont absents de l’échange. Reste alors une alternative : la communion. Ce concept diffère de la communication en ce sens que la communion ne concerne pas seulement l’échange verbal : elle se produit par le regard, le toucher, le corps, et plus particulièrement par l’acte sexuel. L’échange est alors différent, puisqu’il devient physique : La communion vient-elle pallier l’absence de communication, dans ces deux oeuvres ?

93 « véritable amour » en français
94 Dans La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, les deux personnages se rencontrent lors des noces du duc de Lorraine, et s’aiment dès le premier regard. L’idéalisation précieuse est au coeur du couple de la Princesse et du Duc de Nemours.
95 Paulina 1880, ed. cit. p. 38.
96 ibid. p. 173.
97 Le tunnel, ed. cit. p. 77.
98 Paulina 1880, ed. cit. p. 102.
99 ibid. p. 102.
100 ibid. p. 103.
101 Paulina 1880, ed. cit. p. 135.
102 ibid. ed. cit. p. 135.
103 Le tunnel, p. 30.
104 ibid. p. 63.
105 Le tunnel, ed. cit. p. 65.
106 ibid. p. 78.
107 Le tunnel, ed. cit. p. 44.
108 ibid. p. 128.
109 ibid. p. 132.
110 ibid. p. 135.
111 Paulina 1880, ed. cit. p. 89.
112 ibid. p. 106.
113 ibid. p. 134.
114 ibid. p. 219.

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