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Chapitre 1 : La nécessité de faire évoluer le dispositif discriminant

La distinction faite par la loi Badinter entre les différentes victimes ne semble plus opportune aujourd’hui. En effet, le législateur n’a pas pris le soin de définir les termes au coeur de la distinction, à savoir celui de conducteur, et celui de faute. Laissés librement à l’appréciation des juges, ces deux notions sont donc source d’insécurité juridique pour les victimes, dont la réparation de leur dommage dépend largement du bon vouloir du juge. Par ailleurs, la différence de traitement ne parait pas justifiée au regard de certains principes constitutionnels du droit.

Section 1: Une dichotomie entérinée par l’absence de définition légale

Conformément aux voeux du législateur, la notion de faute inexcusable, cause exclusive de l’accident est interprétée d’une manière tellement restrictive qu’elle rend automatique l’indemnisation des victimes non conductrices, et ce quelles que soient les circonstances. En revanche, le conducteur reste soumis encore aujourd’hui à l’aléa jurisprudentiel, tant dans l’appréciation de sa faute, que de sa qualité.

Paragraphe 1 : L’appréciation très subjective de la notion de faute opposable

A- La situation privilégiée de la victime non conductrice

Appréciation de la faute inexcusable, cause exclusive de l’accident

La notion de faute inexcusable n’est pas une innovation de la loi. On la retrouve dans le domaine des accidents du travail. Cela dit, les assureurs ont cherché à s’en prévaloir afin d’échapper au règlement de l’indemnité, ce qui a suscité un important contentieux.

C’est en étudiant les nombreuses décisions jurisprudentielles que l’on s’aperçoit que la victime non conductrice jouit d’un statut très favorable auprès de la Cour de Cassation, qui a une interprétation théologique et très restrictive de la faute inexcusable. Par une série de onze arrêts rendus le 20 juillet 1987, la deuxième chambre civile a eu l’occasion de fixer les conditions de ce type de faute(109). Seulement deux arrêts ont retenu la faute inexcusable, ce qui démontre la volonté des juges de restreindre les situations dans lesquelles l’indemnisation du piéton est exclue. Selon la jurisprudence, la faute inexcusable est la « faute volontaire d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ».

Cette définition fut confirmée par l’Assemblée plénière qui précise qu’il s’agit « au fond, du risque bravé »(110). Elle intègre donc à la fois des éléments objectifs, par référence au comportement du bon père de famille, mais aussi des éléments subjectifs. Force est de constater que chacun de ces éléments s’apprécie in concreto par les juges du fond, qui retiennent rarement la faute inexcusable, même dans des situations où le caractère de cette faute était discutable. Grâce à cette notion restrictive, les victimes non conductrices ont un droit à réparation quasiment automatique.

Concernant l’intensité de la faute du piéton, celle-ci devant être d’une gravité exceptionnelle, la faute d’imprudence ou de négligence n’est pas suffisante. Il a été jugé à plusieurs reprises qu’un piéton ne commet pas de faute inexcusable quand bien même celui-ci aurait violé les dispositions du code de la route(111). C’est le cas pour un piéton qui traverse la chaussée en courant(112). Néanmoins, le fait de courir est une faute inexcusable lorsque le piéton traverse une autoroute(113).

Par ailleurs, dans les rares hypothèses où la faute inexcusable du piéton est retenue à son encontre, celle-ci peut être écartée lorsque ce comportement était justifié par des éléments extérieurs. En effet, dans ce cas, la condition selon laquelle la faute expose le piéton « sans raison valable » fait défaut. Pour illustration, la Cour de cassation a pu qualifier de faute inexcusable cause exclusive de l’accident le fait d’aborder la chaussée avec précipitation, dans la mesure où elle rend le choc avec un véhicule inévitable(114). Cependant, elle a considéré que cette faute était inopposable si le piéton avait une raison de faire irruption sur la chaussée, en cherchant à éviter une flaque d’eau(115).

La Cour de cassation exige encore que la faute du piéton résulte d’un acte délibéré, et qu’il ait conscience du danger auquel il s’expose. Cette conscience s’apprécie in abstracto, par référence aux circonstances. La jurisprudence dominante considère qu’un piéton qui se trouve dans un état alcoolique ne peut être suffisamment lucide pour prendre pleinement conscience du danger. Par exemple, ne commet pas de faute inexcusable le piéton, fortement alcoolisé, qui, de nuit traverse en courant une chaussée après avoir marqué un temps d’hésitation en voyant le véhicule arriver(116) ou encore celui qui, en état d’ivresse (3,60g/l), de nuit, par temps de brouillard, en agglomération, s’allonge sur la chaussée pour se reposer(117). Les juges estiment que l’état d’imprégnation alcoolique constitue un fait justificatif qui ouvre droit à réparation intégrale de la victime.

Cette tendance restrictive qui aboutit à une indemnisation automatique de la victime a été critiquée par la doctrine, cette dernière ayant émis parfois des « doutes quant au caractère inexcusable de la faute au regard des critères habituellement admis »(118). En effet, les juges ont pu considéré qu’un piéton a pu se voir intégralement indemnisé car il n’avait pas commis de faute inexcusable, alors qu’il avait dévalé, de nuit, un talus en pente abrupte conduisant à la chaussée, et débouché en courant sur celle-ci, sur la droite de la chaussée(119). Néanmoins, de manière surprenante, et dans un sens favorable au conducteur, la 2ème chambre civile a estimé que le piéton qui surgissait inopinément devant un véhicule, de derrière un pilier, de nuit, après avoir franchi, saoul, les glissières de sécurité ayant traversé en courant une voie expresse dépourvue de trottoir est constitutif d’une faute inexcusable, exclusive d’un droit à réparation(120). Si, à première vue, cette décision semble être un revirement, le critère de la conscience du danger n’en est pas moins abandonné. En réalité, la jurisprudence a considéré qu’au regard des faits de l’espèce, cette condition faisait défaut. En effet, si le piéton intempérant avait pu enjamber les glissières de sécurité, on pouvait en déduire que celui-ci avait encore un minimum de conscience.

La faute inexcusable, pour être prise en compte, doit encore être la cause exclusive du dommage. Ces deux conditions sont cumulatives. La Cour de cassation exerce un contrôle pointilleux quant aux décisions des juges du fond et leur rappelle fréquemment que le caractère exclusif ne peut se déduire de la faute inexcusable. Or, il s’agit d’une appréciation concrète qui dépend des pouvoirs souverains du juge. Par exemple, s’agissant de l’alcoolémie de la victime, alors que certains arrêts estiment le lien avec l’accident incontestable, d’autres ont pu écarter tout caractère causal.

On ne peut donc que constater la tendance très nette à vouloir restreindre le rôle joué par la cause d’exonération du conducteur réduite comme peau de chagrin.

Appréciation de la faute volontaire

Concernant la catégorie de victimes non conductrices visées à l’alinéa 3 de l’article 3 qui bénéficient d’un régime de protection maximale par la loi Badinter, en ce que seule la recherche volontaire du dommage peut leur être opposée dans leur droit à indemnisation, là encore, force est de constater que la jurisprudence interprète la notion de manière très restrictive. Celle-ci est limitée aux hypothèses de suicide. La faute est appréciée concrètement par les juges du fond qui se réfèrent à des indices leur permettant de déduire l’intention du comportement de la victime. Il en est ainsi lorsqu’il est démontré que la victime avait fait une tentative de suicide la veille, et qu’elle avait avancé vers la voiture en la regardant jusqu’à l’impact. Parmi les rares exceptions qui retiennent une telle faute, il convient d’évoquer celle du 19 novembre 2009(121) qui rappelle que « l’intention suicidaire ne se présume pas, et doit être recherchée dans le déroulement des faits et la personnalité de la victime pour déterminer si cette dernière a eu la volonté délibérée de causer son propre dommage ». En l’espèce, un pensionnaire d’une maison de santé avait été heurté par un camion, alors qu’il était en promenade avec trois autres pensionnaires.

La victime faisait l’objet d’un suivi médical pour une maladie d’angoisse et d’anxiété. D’après son dossier médical, celle-ci avait eu auparavant des idées suicidaires. La Haute juridiction en profite pour rappeler que sa faute s’apprécie souverainement par les juges du fond. Ces derniers doivent constater la réunion d’éléments objectifs, qui résultent de témoignages directs sur les circonstances de l’accident, et d’éléments subjectifs, résultant de témoignages indirects sur la personnalité de la victime.

La Cour de cassation assimile la faute volontaire à une faute intentionnelle au sens du droit des assurances, ce qui signifie que le défendeur à l’action doit non seulement prouver la volonté de la victime de causer l’accident, mais encore de subir le dommage tel qu’il s’est réalisé. Ce qui est particulièrement difficile à prouver. Elle exclut donc le cas où la victime s’était mise en opposition d’un véhicule pour l’empêcher de passer(122)ou encore celui où un passager transporté avait laissé le conducteur circuler en état d’ivresse, en zigzaguant à plus de 170 km/h, pour lui avoir passé une bouteille d’alcool fort à boire jusqu’à ce qu’elle soit vide, et pour avoir omis de porter sa ceinture de sécurité(123). Pourtant, les victimes ont dans ce cas d’espèce, incontestablement commis des fautes d’une grave imprudence, qui ont mis leur vie en danger. Néanmoins, l’intention suicidaire ne pouvait être prouvée.

Contrairement aux victimes non conductrices, la situation faite au conducteur est particulièrement délicate.

B- La sévérité des décisions jurisprudentielles à l’égard du conducteur

Concernant l’appréciation de sa faute, celle-ci a fait l’objet d’une longue évolution jurisprudentielle tumultueuse et largement critiquée par les auteurs. En effet, dans un premier temps, sa faute était retenue par les juges dès lors que l’autre conducteur n’avait pas commis de faute(124). Il suffisait donc que la victime conductrice soit la seule à avoir commis une faute pour que son droit à indemnisation soit exclu.

Par un revirement de jurisprudence du 13 octobre 1995, il est désormais constant que la faute de la victime en relation avec son dommage doit être appréciée en faisant abstraction du comportement de l’autre conducteur impliqué. Le seul critère retenu est donc la gravité de la faute de la victime conductrice, au regard de la règle sociale. Cette solution a été réaffirmée à plusieurs reprises(125).Néanmoins, elle ne semble pas être toujours suivie par les juges du fond, comme l’atteste un arrêt récent en date du 16 juin 2011(126), par lequel la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel qui a refusé l’indemnisation des ayants droit d’un conducteur victime en retenant la faute de celle-ci par rapport au comportement de l’autre conducteur du véhicule impliqué.

Concernant le type de faute exigée, à l’origine, seule la faute de conduite était opposable à la victime, peu importe qu’elle ait contribué à la réalisation du préjudice. Ainsi, dès lors que les dispositions du code de la route n’étaient pas respectées, telles que la violation d’un feu tricolore, une vitesse ou un taux d’alcoolémie excessif, ou le défaut de port du casque, son indemnisation était automatiquement limitée voire même écartée. Cela était infondé et disproportionné lorsque sa faute n’avait pas de lien avec le préjudice invoqué. Cette solution était excessivement dure pour le conducteur qui pouvait se trouver privé de toute indemnisation pour un préjudice corporel, ce qui est dramatique.

L’assemblée plénière, sans doute consciente de cette injustice, a opéré un revirement par deux arrêts du 6 avril 2007(127). Elle exige ainsi que la faute soit nécessairement en relation avec le dommage subi par la victime. Ce qui est nettement plus favorable et plus juste. En effet, auparavant, dès lors que le conducteur était en état d’ébriété et que le taux d’alcoolémie était supérieur à la limite légale autorisée, les juges retenaient systématiquement une diminution, voire une exclusion de l’indemnité du conducteur victime, peu importe que celle-ci ait des conséquences sur le dommage. Désormais donc, la Cours de Cassation admet que l’on ne doit pas confondre infraction à la loi et erreur d’inattention.

Dans l’une des deux affaires, le conducteur était ivre et avait été percuté à un feu rouge par un autre. Celui-ci s’est vu intégralement indemnisé en l’absence de lien de causalité entre la faute et son préjudice.

La plupart du temps, la faute que l’on oppose au conducteur est une faute de conduite, mais il peut s’agir également d’un défaut d’entretien du véhicule.
Les juges ont une appréciation souveraine de la faute du conducteur, source d’insécurité juridique. En fonction de sa gravité, celle-ci va tantôt exclure l’indemnisation, tantôt la limiter. Pour illustration, lors d’une collision frontale, l’exclusion a été prononcée à l’encontre d’un conducteur victime qui s’était déporté sur la moitié de la chaussée réservée aux véhicules venant en sens inverse(128). En revanche, l’indemnisation partielle a été retenue à l’encontre d’un motard victime qui effectuait un dépassement en ville, alors que c’était interdit, et à une vitesse supérieure à celle réglementée(129).

Enfin, il convient de préciser qu’en plus de la situation peu favorable faite au conducteur, celle-ci est encore altérée par le fait qu’il reste responsable des fautes commises par le passager, que ce soit en présence d’accident de portière, mais aussi en cas de défaut du port du casque. Par conséquent, en cas d’accident, l’indemnité versée au conducteur sera limitée en raison de la faute commise par le passager, alors que ce dernier sera intégralement indemnisé à moins qu’il ne soit prouvé une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident à son encontre.

La loi Badinter est donc inéquitable, puisqu’elle institue des victimes aux statuts disparates, avec des distinctions qui ne sont pas toujours justifiables. Ainsi, on ne voit pas pourquoi, le conducteur serait plus réprimé pour avoir eu un moment d’inattention alors que son passager qui refuse de porter un casque, ou le piéton qui traverse malgré un feu rouge est toujours indemnisé.

Paragraphe 2 : la notion de conducteur, déterminante mais difficile d’appréhension

Comme le souligne Philippe Le Tourneau, « il peut paraitre vain et peu formateur pour l’esprit juridique, de disserter à l’infini sur les contours de la notion de conducteur », d’autant plus qu’en l’absence de définition légale, la jurisprudence a eu l’occasion de se prononcer à de multiples reprises, et qu’un contentieux abondant sur le contenu de cette notion existe encore aujourd’hui. Toutefois, il semble opportun de l’évoquer : dans la mesure où il s’agit du débiteur principal de l’indemnisation au titre de la loi Badinter, mais aussi et surtout parce qu’elle permet de fixer l’étendue du droit à indemnisation de la victime. Cette dernière, pour échapper à l’article 4 de la loi Badinter, a donc tout intérêt à contester sa qualité de conducteur au moment de l’accident, ou du moins à invoquer la perte de celle-ci.

De la définition donnée par la deuxième chambre civile qui précise « qu’est conducteur celui qui, au moment de l’accident, dispose de la maîtrise effective du véhicule »(130), on peut en déduire deux critères cumulatifs, nécessaires à la qualification de conducteur.

Le premier est le critère géographique : la personne doit se situer sur le siège avant du conducteur. Ainsi, n’est pas ou plus un conducteur la personne qui, lors de l’accident, est heurtée alors qu’elle s’apprêtait à monter dans son véhicule(131) ou encore celle qui ouvre la portière, après avoir éteint le moteur, pour descendre du véhicule(132). En revanche, la victime qui n’est pas complètement descendue de son véhicule au moment du choc n’a pas perdu qualité de conducteur(133).

Le second est matériel : elle doit avoir la possibilité de maîtriser les moyens de locomotion du véhicule terrestre à moteur et disposer des pouvoirs de commandement(134). A titre d’exemple, il a été jugé que le passager n’est pas un conducteur, sauf s’il est démontré que celui qui tenait le volant n’avait pas en réalité la maîtrise des moyens de locomotion(135). Cette hypothèse est celle de l’auto-école ou de la conduite accompagnée. En effet, l’apprenti n’a pas les pouvoirs de commandement du véhicule, tant que celui-ci n’a pas le permis de conduire. Par ailleurs, il a été jugé que le passager qui exerce une pression sur le volant, entrainant une perte de contrôle du véhicule, qui se dirige vers le fossé prend la qualité de conducteur. Notons que la qualité de la victime est laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond.

Le critère de fonctionnement du véhicule est indifférent. En effet, la Cour de cassation a retenu la qualité de conducteur pour une personne à l’intérieur du véhicule, qui tente de le faire redémarrer(136).

Par ailleurs, le conducteur peut échapper à la sévérité de l’article 4 en soutenant qu’il avait perdu sa qualité de conducteur lorsqu’il a été blessé. C’est le cas par exemple si à la suite d’un premier choc, il est éjecté de son véhicule ou est sorti de celui-ci, puis est de nouveau heurté par un troisième véhicule. On retrouve cette hypothèse dans le cadre des collisions successives telles que les carambolages en chaîne, accidents de choc arrière ou des accidents liés à des arrêts brusques de véhicule. La jurisprudence a tendance à les qualifier d’accident complexe unique dès lors que les chocs successifs impliquent un ou plusieurs véhicules à moteur dans un même laps de temps. Ceci est d’un intérêt non négligeable puisqu’il permet à la victime d’agir contre une pluralité de conducteurs ou gardiens de véhicules impliqués dans l’accident, et dans la réalisation des dommages, ce qui augmente ses chances d’être indemnisée.

C’est pour le type d’accident complexe que l’analyse jurisprudentielle devient délicate et contestable. Dans ce cas de figure en effet, le juge doit déterminer si le conducteur a conservé cette qualité jusqu’au second choc, ou s’il l’a perdu, et auquel cas il devient un non-conducteur.
Le premier critère est la distance entre la personne éjectée et son véhicule, le second étant le temps qui sépare le dommage causé de l’éjection.
Si le conducteur est éjecté loin de son véhicule, et qu’il est percuté par la suite, la Cour de cassation a tendance juger qu’il perd la qualité de conducteur(137). Il est donc de jurisprudence de considérer que la conservation de statut de conducteur par la victime est conditionnée par la concomitance c’est à dire la réalisation en un seul et même trait de temps des chocs successifs. Par exemple, le motocycliste qui glisse avec son engin sur la chaussée et qui vient au même moment percuter un obstacle reste conducteur.

Néanmoins, on constate dans certains arrêts que la concomitance entre les deux chocs successifs n’est pas requise, et le critère temporel est entendu largement. Lorsque les deux chocs se sont déroulés dans un laps de temps très court, au même lieu, la victime conserve alors sa qualité de conducteur pour l’ensemble des dommages. Mais le laps de temps est parfois long. Par exemple, la Cour de cassation a pu retenir la qualification d’accident complexe unique alors que dix minutes s’étaient écoulées entre la première collision entre un camion et un véhicule en panne, et la seconde entre le camion percuté sur la bande d’arrêt d’urgence par un autre véhicule(138).

S’agissant des motards, la jurisprudence n’est pas très fixée sur le point de savoir si la conductrice garde sa qualité de conducteur lors du second choc. Cela est décrié par la doctrine qui souligne ce manque de rigueur(139).

La situation était relativement claire jusqu’à un arrêt récent qui est venu apporter des précisions par un arrêt du 1er juillet 2010(140). Dans cette affaire rendue le 1er juillet 2010, il s’agissait d’un accident complexe survenu en deux collisions. Un automobiliste a percuté l’arrière d’un autre véhicule, et deux minutes après le choc, un troisième véhicule heurte le conducteur du 1er qui se tenait debout contre la portière ouverte de son véhicule. Les juges du fond retiennent la qualification d’accident complexe, conformément à la jurisprudence bien ancrée, et considèrent que l’automobiliste avait la qualité de piéton au cours du 2nd choc. La Cour de cassation casse la décision de la Cour d’appel en considérant que la qualité de conducteur ou de piéton de la victime ne peut changer au cours de l’accident reconnu comme un accident unique et elle signifie qu’en présence d’un accident complexe, entendu de manière extensive, tous les conducteurs sortis de leur véhicule entre deux collisions successives, gardent leur qualité de conducteur. Par conséquent, sa faute commise dans le cadre de la première collision pourra non seulement lui être opposée dans la seconde, mais en plus une faute simple est suffisante. Cette décision s’inscrit donc dans une tendance jurisprudentielle sévère à l’égard du conducteur.

Il est regrettable que la Haute juridiction assimile systématiquement le caractère unique de l’accident au caractère indivisible. En effet, un accident unique n’est pas forcément indivisible, d’autant plus qu’il convient de rappeler que nous sommes dans le cadre d’accidents complexes, qui peuvent être divisés en plusieurs phases. On ne voit donc pas pourquoi la qualité de la victime n’évoluerait pas au cours de ces différentes phases.

Par ailleurs l’ensemble des décisions de la Cour de Cassation démontre que la qualité du conducteur ou de non-conducteur au moment de l’accident dépend largement de l’appréciation des juges et elle est aujourd’hui de plus en plus incertaine, avec le recours fréquent à la notion d’accident complexe. Cette interprétation incertaine est une cause de l’indemnisation aléatoire de la victime conductrice.

On peut légitimement s’interroger quant au maintien de la distinction entre les victimes. En effet, ni la notion de conducteur, ni celle de faute n’ont été définies par le législateur. Or, force est de constater qu’elles engendrent un contentieux abondant, et coûteux, tant elles sont déterminante dans l’indemnisation. Ainsi, elles constituent un véritable obstacle à l’objectif poursuivi par la loi : accélérer l’indemnisation du préjudice corporel en évitant la voie contentieuse. Par ailleurs, cette discrimination dont est victime le conducteur ne semble pas justifiée.

Section 2 : Une différence de traitement discriminatoire et d’une constitutionnalité contestable

Cette distinction instituée, et le traitement défavorable fait aux conducteurs victimes nécessite de s’interroger sur sa conformité avec deux principes : celui du droit à réparation d’un préjudice corporel mais aussi celui de l’égalité des citoyens devant la loi.

Paragraphe 1 : Le principe du droit à réparation intégrale du préjudice corporel

Les lois récentes qui instituent des régimes de réparation simplifiés pour les victimes de dommages catégoriels ou sériels, tels que le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante(141) sont des mesures législatives qui tendent à assurer la réparation des dommages qui risquent de ne pas être réparé sur le fondement du droit commun. Elles attestent de la volonté de la société actuelle d’accorder une sécurité maximale, de refuser le risque, ce qui devrait aboutit à la reconnaissance à la victime d’un préjudice corporel, d’un véritable droit général à indemnisation.

On assiste ces dernières années à un net recul de la responsabilité fondée sur la faute au profit d’une responsabilité objective, permis par l’assurance. Geneviève Viney explique que « ce mouvement d’expansion de la responsabilité repose essentiellement sur la théorie du risque et le recul de la faute(142) ». Aujourd’hui, de nombreux auteurs souhaiteraient que soit reconnu un véritable droit des dommages corporels qui permettrait une indemnisation automatique. Initiée par Boris Starck(143), la théorie de la garantie a depuis été reprise par plusieurs auteurs, dont Philippe Le Tourneau. Cette théorie s’heurte à un obstacle principal : la responsabilité est fondée sur le principe que la réparation du dommage nécessite la désignation d’un responsable. Sans responsable, on ne peut indemniser la victime. Aujourd’hui, il n’existe pas de texte de loi qui consacre expressément le droit à réparation de la victime. Néanmoins, celui-ci n’est pas inexistant.

Au travers de plusieurs textes distincts, le législateur a posé le principe du droit à indemnisation des victimes de dommages corporels.
L’article 1382 du Code civil dispose que « tout fait quelconques de l’Homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Les textes spéciaux en la matière se multiplient, tels que l’article 1386 du Code civil, qui régit « la responsabilité du fait des produits défectueux », ou encore la Loi du 5 juillet 1985, dite Loi Badinter qui a pour objet l’indemnisation au profit des victimes d’accidents de la circulation.

En outre, le Conseil Constitutionnel a élevé au rang de principe fondamental le droit à indemnisation par une décision du 22 octobre 1982. Il a ainsi décidé que « le Droit français ne compote, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation des dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes ».

Cela implique donc que toute personne a droit à la protection de son intégrité physique, quelle que soit sa qualité, sans discrimination aucune. Pour Philippe Le Tourneau, il se dégage de cette décision « indéniablement, quoi que implicitement, l’existence d’un principe général du droit en vertu duquel toute victime d’un dommage causé par une faute civile d’une personne de droit privé est en droit d’obtenir l’indemnisation du préjudice subi »(144). Didier Le Prado considère que, d’après cette décision, « dénier à une victime le droit d’obtenir la réparation d’un fait fautif méconnait le principe d’égalité devant la loi, même s’il ne pose pas explicitement le principe général d’égalité entre les victimes »(145). Le principe de la réparation intégrale fait partie des règles fondamentales du droit de la Responsabilité Civile(146).

Si la différence de traitement accordée aux conducteurs s’explique au regard de la théorie du risque, cette dernière ne peut justifier le fait qu’ils soient privés de leur droit à réparation de leur préjudice corporel.

Par ailleurs, le rapport de l’Observatoire national interministériel de la Sécurité routière, dans son bilan du 1er septembre 2010, révèle que sur 1786 personnes au cours du 1er semestre de l’année 2010, 58% sont des conducteurs de voiture, 22% des cyclomotoristes et motards, et 11% sont des piétons. Les conducteurs sont les plus exposés. En effets ils représentent plus de 60% des victimes d’accidents de la route tuées ou blessées(147).

Cette situation est donc injuste. Lorsqu’il subit des lésions cérébrales graves, le conducteur fautif voit son indemnisation réduite ou exclue alors qu’il est susceptible de dépendre d’une assistance permanente pour le reste de sa vie. L’indemnisation doit lui permettre de se réinsérer dans le monde du travail, et de manière plus générale dans la vie sociale. Or, chacun sait que les aides pour les handicapés sont insuffisantes.

Les conducteurs de véhicules, victimes en première lignes dans les accidents de la circulation devraient légitimement avoir accès à un dispositif de réparation de leur préjudice identique à celui dont bénéficient les victimes non conductrice.

Paragraphe 2 : Le principe de l’Egalité des citoyens devant la loi

Certains auteurs, comme Christophe Radé(148), dénoncent le côté obscur de cette loi du 5 juillet 1985, qui apparait aujourd’hui très nettement marquée par son temps et par les choix de politique juridique. La sévérité du système à l’égard du conducteur n’est pas toujours justifiable, encore moins dans le contexte actuel.

La loi Badinter instaure clairement un régime distinctif entre les victimes conductrices et non conductrices, en cas d’accident de la circulation. En offrant une protection maximale au piéton, elle exclut dans le même temps le conducteur alors qu’il s’agit de deux victimes confrontées à un même évènement dramatique, qui est l’accident de la circulation. De ce point de vue, il est légitime de penser que ces deux catégories de victimes ne sont pas sur un même pied d’égalité dans la réparation de leur préjudice corporel.

La différence de traitement entre les victimes conductrices et les victimes non conductrices peut-elle être qualifiée de discriminatoire, en ce sens où elle est contraire à certains principes républicains ? Cette question a le mérite d’être soulevée.

En effet, elle semble être contraire au principe selon lequel les citoyens sont égaux devant la loi. Ce principe d’Egalité est intégré dans le bloc de constitutionnalité aux articles 1er, 6 et 13 de la DDHC. Peut-il justifier la garantie d’un traitement identique à l’ensemble des victimes d’un dommage corporel ?

Dans deux arrêts du 9 septembre 2009, et 10 novembre 2010(149), la Cour de cassation a refusé de déférer au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité, par lesquelles les requérants soutenaient que l’article 4 de la loi Badinter n’est pas conforme à la constitution.

Une troisième Question Prioritaire de Constitutionnalité fut posée à la Cour de cassation, qui refusa une nouvelle fois de la transmettre au Conseil Constitutionnel par un arrêt du 16 décembre 2010(150). Le demandeur avait été blessé dans un accident de la circulation, et l’indemnisation de son préjudice avait été exclue par un arrêt de la Cour d’appel, sur le fondement de l’article 4 de la loi Badinter. Dans son mémoire, celui-ci soutient que ces dispositions sont contraires à l’article 4 de la Déclaration de 1789 qui dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Il en résulte le principe en vertu duquel « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Il prétend que la loi est tout autant contraire à l’article 16 de la même Déclaration, qui garantit le droit à un recours juridictionnel effectif contre l’auteur d’une faute dommageable.

En l’espèce, la victime était fautive, mais l’autre conducteur l’était aussi. Le requérant « fait valoir qu’il permet au juge, dans l’interprétation qu’en donne la Cour de cassation, en cas de faute du conducteur victime, de priver celui ci de toute indemnisation sans avoir égard aux fautes commises par le conducteur d’un autre véhicule impliqué et d’exonérer par conséquent ce dernier de toute responsabilité ».

A ces trois questions, la Cour de cassation rétorque que celle ci ne présentait pas un caractère sérieux, « en ce que l’article 4 répond à une situation objective particulière, dans laquelle se trouvent toutes les victimes conductrices fautives d’accident de la circulation, et ne permet, en rapport avec l’objet de la loi qui poursuit notamment un but d’intérêt général, de limiter ou d’exclure leur indemnisation que lorsque le juge constate une faute de leur part ».

Cette décision est largement critiquable. Elle évite concrètement le fond de la question posée, en rappelant simplement les dispositions de l’article 4 de la loi. En effet, la Cour de cassation parait vouloir justifier sa jurisprudence selon laquelle la faute du conducteur victime doit être considérée indépendamment du comportement de l’autre conducteur.

Par ailleurs, elle conduit à nier un certain nombre de situations qu’il convient d’évoquer.

A- L’analyse du sort fait aux victimes par ricochet

la faute de la victime principale, déterminante de l’indemnisation de la victime par ricochet

Elle parait oublier le sort fait aux victimes par ricochet. En effet, l’article 6 de la loi Badinter précise que le « le préjudice subi par un tiers du fait des dommages causés à la victime directe d’un accident de la circulation, est réparé en tenant compte des limitations et exclusions applicables à ces dommages ». Cette règle est claire et sans équivoque : elle assimile le sort des victimes indirectes à celui des victimes directes, tant en ce qui concerne les atteintes à la personne que les dommages aux biens. La situation des victimes par ricochet reste donc inchangée puisque la solution avait déjà été retenue sous l’empire du droit commun(151).

Pour déterminer le droit à indemnisation des victimes par ricochet, il convient donc de se référer au seul comportement de la victime directe de l’accident de la circulation. Par conséquent, si la victime a la qualité de conducteur au moment de l’accident, et qu’elle commet une faute, cette dernière est opposable à ses ayants droits, dans les conditions de l’article 4 de la loi. Ce qui est susceptible d’affecter l’étendue de leur droit à réparation.

En revanche, s’il s’agit d’un non conducteur, l’ayant droit bénéficie du statut de victime privilégiée. Ainsi protégé, l’assureur du responsable ne pourra remettre en cause le droit à indemnisation de la veuve d’un piéton ou d’un cycliste renversé, ni refuser le préjudice moral des parents, grands parents, enfants, frère ou soeur d’un passager.

La Cour de cassation a précisé que « le préjudice par ricochet doit être réparé sans autres limitation ou exclusion que celles qui auraient été opposées à la victime directe »(152). On en déduit donc que la victime par ricochet bénéficie du même statut que celui procuré à la victime directe pour l’indemnisation de son préjudice, indépendamment de sa situation. Par conséquent, lorsque la victime directe est une personne âgée, handicapée, ou un enfant de moins de 16 ans, le préjudice de ses proches sera indemnisé dans les mêmes conditions favorables, abstraction faite de leur qualité propre. Cela leur garantit donc une indemnisation systématique, sauf si est rapportée la preuve d’une intention suicidaire de la victime directe principale. En revanche, quelle que soit la qualité de la victime par ricochet, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un vieillard, la faute de la victime directe conductrice sera opposable à son ayant droit(153).

Cette situation est donc source de discrimination entre les victimes par ricochet, dans la mesure où l’étendue de leur indemnité varie selon que la victime principale était conductrice ou non. Ainsi, si la Cour de cassation estime que les deux victimes conductrices et non conductrices sont dans des situations objectives différentes, elle a tendance à oublier le sort des victimes par ricochet, qui elles sont dans des situations identiques ! L’article 4 ne pénalise pas seulement la victime directe, mais également ses proches en cas de décès ou d’incapacité de celle-ci. Ainsi, la veuve et l’orphelin d’un conducteur dont la faute a exclu toute indemnisation, ne peuvent demander réparation pour leur préjudice moral et leur préjudice économique.

Les conséquences d’une faute commise par la victime par ricochet, sur son droit à indemnisation

La propre faute causée par la victime par ricochet n’est a priori pas à prendre en compte, pour déterminer son droit à indemnisation. Cela dit, il convient de déterminer deux situations.

La première est celle où la victime par ricochet n’avait pas qualité de conducteur. Celle-ci perçoit une indemnité même en cas de faute de sa part. Pour illustration, il a été jugé que les parents d’un enfant de moins de 16 ans seront totalement indemnisés même en cas de faute de surveillance de leur part(154).

En revanche, la problématique qui s’est posée fut celle où la victime par ricochet était un conducteur au moment de l’accident. S’est en effet posée la question de savoir s’il fallait prendre en compte sa faute de conduite, dans la mesure où l’article 4 déclare opposable au conducteur sa propre faute dans tous les cas, sans distinguer entre les dommages ni les qualités de la victime directe ou indirecte.

La 2ème chambre civile de la Cour de cassation a refusé de tenir compte de la faute du conducteur, génératrice de son préjudice par ricochet(155). Ainsi, le père qui, conducteur du véhicule où il transporte son enfant, le tue à l’occasion d’un accident, pouvait se prévaloir d’un préjudice moral du fait de la perte de son enfant, même en cas de faute. Cela était critiquable car on ne voit pas pourquoi dans ce cas, la victime par ricochet est indemnisée pour la perte de son enfant dont elle est la cause, alors qu’elle ne peut être indemnisée pour son propre dommage.

Néanmoins, la chambre criminelle en a décidé autrement par un arrêt du 15 mars 1995, en précisant « qu’il résulte de la combinaison des articles 4 et 6 de la loi du 5 juillet 1985 que, si le préjudice subi par un tiers du fait des dommages causés à la victime directe d’un accident de la circulation doit être en principe, intégralement réparé lorsqu’aucune limitation ou exclusion n’est applicable à l’indemnisation de ces dommages, il en est autrement lorsque ce tiers, lui-même conducteur d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans l’accident, est convaincu d’une faute en relation avec celui-ci ».

Cette divergence entre les différentes chambres au sein de la Cour de cassation a été résolue en chambre mixte le 28 mars 1997(156)au profit de la solution retenue par la chambre criminelle.

Ainsi, une jeune fille blessée dans un accident alors qu’elle était passagère du véhicule conduit par son père sera intégralement indemnisée de son préjudice corporel. Néanmoins, pour savoir si son père pourra être indemnisé de son préjudice moral (subi par ricochet, du fait des blessures de sa fille), il conviendra d’apprécier s’il a commis une faute de conduite.

Par conséquent, hormis le cas où la victime par ricochet était conductrice, on remarque que le sort des victimes par ricochet dépend uniquement de la qualité de la victime principale, ce qui est discriminatoire, injuste et d’une constitutionnalité contestable.

B- Une classification réductrice des victimes

Si le législateur a entendu catégoriser les victimes, sa distinction repose sur une vision quelque peu simplifiée de la circulation, qui oppose les véhicules à quatre roues, dangereux pour les tiers, aux piétons qui sont perçus comme des personnes vulnérables, et qui bénéficient de ce fait d’un régime favorable. Or, aujourd’hui, on peut considérer que le conducteur est une victime au même titre que les autres, soumis aux mêmes risques.

Une catégorie de conducteurs semble avoir été négligée : il s’agit des conducteurs de véhicule motorisés à deux roues. En effet, ces derniers, qualifiés de conducteurs se voient par conséquent appliquer la sévérité de l’article 4 de la loi, à savoir qu’une faute de leur part est suffisante pour limiter, voire exclure leur droit à indemnisation. Hors, force est de constater que si celui-ci est un risque pour les tiers, il est avant tout un danger pour lui-même.

La situation faite aux motards

Parmi les arguments avancés pour tenter de justifier la différence de traitement octroyée aux victimes, il y a celui de la cuirasse de l’automobile. On estimait à l’époque que le conducteur était à l’abri du danger, ou du moins, qu’il était exposé à un risque moindre par rapport au piéton, grâce à la carrosserie de l’automobile. C’était oublier d’une part le risque d’être d’autant plus propulsé en cas de collision en raison de l’énergie cinétique dégagée par son véhicule. D’autre part, si l’on retient cet argument pour les véhicules à quatre roues, il en va différemment s’agissant des véhicules à deux roues, dépourvus de cuirasse, même si les motards sont protégés par leur casque qu’ils doivent obligatoirement porter. Brice Hortefeux, lorsqu’il était encore ministre de l’Intérieur avait fait le constat qu’ « un conducteur de deux-roues motorisé court 24 fois plus de risques qu’un automobiliste d’être tué dans un accident ».

Le législateur n’ayant donc pas fait une place aux motards dans leur droit à indemnisation, le devoir d’améliorer leur situation revenait au juge. Toutefois, moins de dix ans après l’adoption de la loi Badinter, les décisions étaient sévères à son égard, dans la droite lignée de ce qui avait déjà été établi par le législateur. Il convient d’évoquer cette sévérité à travers une décision rendue par la Cour d’appel de Nîmes dans un arrêt du 5 mars 1992(157). En l’espèce, il s’agit d’un motard qui circule derrière une automobile, qui, à l’entrée d’un virage freine brusquement et tourne à droite. Le motard freine à son tour pour éviter la collision, et dérape sur une plaque de gravillons posés sur la route. Sa moto glisse et heurte un poids lourd arrivant en sens inverse. Le motard a la jambe écrasée. Celui-ci garde sa qualité de conducteur, bien qu’il ait quitté sa moto. Les juges ont retenu une faute à son encontre, en considérant qu’il n’avait pas maitrisé son véhicule, et que, selon les dires du chauffeur du poids lourd, celui-ci roulait à une vitesse inappropriée. Le motard n’avait donc pas été indemnisé. Par la suite, on a pu relever que la moto roulait à 45 km/h.

Cette solution est injuste puisque un cycliste, dans les mêmes conditions, aurait été indemnisé, à la différence près que la vitesse de propulsion aurait été sans doute moins importante. En revanche, s’il aurait s’agit d’une voiture et non d’une moto, la victime n’aurait pas pu être indemnisée. Néanmoins, celle-ci n’aurait certainement pas subi les même dommages car, comme l’exprime Robert Badinter, elle est « caparaçonnée de fer ».

Bien que la situation du conducteur soit aujourd’hui plus favorable qu’elle ne l’était il y a 10 ans, dans l’appréciation de sa faute, elle n’en demeure pas moins préoccupante, notamment en ce qui concerne le motard.

Par exemple, il a été jugé(158) que « commet une faute en relation de cause à effet avec le dommage, le conducteur d’une motocyclette d’une cylindrée supérieure à 125 cm alors que celui-ci n’est pas en possession d’un permis de conduire régulier pour ce genre d’engin. Son indemnisation a été par conséquent réduite d’un tiers ».

Cette situation est aussi valable pour les conducteurs de scooter ou les motocyclistes. Or, les motards sont ceux qui souscrivent le moins à la garantie individuelle, alors qu’ils sont les plus nombreuses victimes d’accident sans tiers responsable.

le cas des fauteuils roulants

Par ailleurs, il convient de souligner la situation encore plus défavorable, qui pourrait être faite à l’encontre des personnes en fauteuil roulant. En effet, selon la vitesse à laquelle le fauteuil roulant électrique peut aller, l’utilisateur sera considéré comme piéton, ou conducteur d’un véhicule terrestre à moteur type quadricycle léger. D’après l’article R412-34 du code de la route(159), « lorsque la vitesse par construction du fauteuil est inférieure ou égale à 6km/H, l’utilisateur est assimilé à un piéton ». Il s’agit principalement des fauteuils roulants manuels ou motorisés, dont la vitesse ne peut, par construction, dépasser l’allure du pas.

En revanche, si la vitesse par construction du fauteuil est supérieure à celle du pas, soit supérieure à 6km/h, le fauteuil est alors assimilable à un véhicule. Ainsi, le fauteuil électrique doit obligatoirement être assuré. Cette distinction, si elle parait claire, n’emporte pas moins des conséquences dramatiques et déconcertantes.

En effet, elle signifie que la personne utilisatrice d’un fauteuil électrique qualifié de quadricycle, est un conducteur au sens de la loi Badinter. Sa propre faute peut donc lui être opposée dans l’étendue de son droit à indemnisation.

Cette solution est particulièrement révoltante.

D’une part, elle est source d’inégalité entre les victimes, selon qu’elles utilisent telle sorte de fauteuil. D’autre part, elle ne prend aucunement en considération la situation de la personne qualifiée de conductrice déjà atteinte d’une incapacité à pouvoir se déplacer seule, et qui plus est se trouve sanctionnée pour avoir utilisé un fauteuil électrique en raison de sa mobilité réduite. En outre, la victime est encore plus démunie que le motard, puisqu’à défaut de porter un casque, elle est plus facilement exposée aux risques de traumatismes crâniens.

Cette hypothèse n’est qu’un cas d’école car, en pratique, il ne semble pas y avoir de décision dans ce domaine. Néanmoins, la situation doit être dénoncée si on pousse la logique du système actuel jusqu’au bout.

Les jeunes conducteurs oubliés

Si le législateur ne tient pas compte de l’handicap du conducteur, comme il le fait pour la victime non conductrice, il en va de même concernant son âge. En effet, comme on l’a vu, l’article 3 ne fait pas de distinction et tous les conducteurs sont traités de la même manière. Ainsi, les jeunes de moins de 16 ans ne bénéficient pas d’un statut plus favorable. Or, les accidents dans lesquels sont impliqués des jeunes conducteurs sont fréquents et en nombre croissants, compte tenu du développement des scooters ces quinze dernières années. Toutefois, si le législateur a souhaité leur offrir un statut très protecteur lorsqu’ils sont piétons, on ne voit pas pourquoi ce statut disparaitrait lorsqu’ils sont conducteurs d’un deux roues motorisé. Dans cette situation, ne sont-ils pas autant dignes d’attention ?

Effectivement, les jeunes âgés entre 18 et 24 ans forment une catégorie à risque pour les accidents de la route. S’ils ne représentent que 9% de la population, ils représentent pourtant 21% des tués, et 22% des blessés. Le risque est essentiellement lié à l’usage de l’automobile (64% des tués, et 49% des blessés) en tant que conducteurs et aux deux roues motorisés tels que les scooters (25% des tués, et 37% des blessés). Il est donc regrettable que ceux-ci aient été oubliés par le législateur.(160)

Si, comme l’a indiqué la Cour de cassation, le conducteur et le piéton ne sont pas dans une situation objective identique, ce qui peut justifier une différence de traitement, il est alors regrettable que le législateur n’est pas instauré des régimes différents entre les conducteurs, qui semble-t-il, ne sont pas dans des situations objectivement identiques.

On serait donc tenté de dire que le régime mis en place par la loi Badinter est véritablement discriminant et injuste. Les refus successifs de la Cour de Cassation de déférer la question prioritaire de constitutionnalité sont une occasion manquée pour les conducteurs victimes de dommage corporel d’obtenir du Juge constitutionnel un rééquilibrage du texte de 1985. Cela ne pourra donc être opéré que par voie législative.

109 Cass, Civile 2ème, 20 juillet 1987, Bull Civ II n°160 et 161
110 Cass, Ass Plé 10 novembre 1995, n°94-13 912
111 Article R412-37 du Code de la route : Les piétons doivent traverser la chaussée en tenant compte de la visibilité ainsi que de la distance et de la vitesse des véhicules.
Ils sont tenus d’utiliser, lorsqu’il en existe à moins de 50 mètres, les passages prévus à leur intention.
Aux intersections à proximité desquelles n’existe pas de passage prévu à leur intention, les piétons doivent emprunter la partie de la chaussée en prolongement du trottoir.
112 Cass, civ 2ème 20 juillet 1987, Bill Civ II n°160 et 161 : le piéton qui traverse la chaussée en courant commet une grave imprudence, cette circonstance ne permettant pas de retenir une faute volontaire d’une exceptionnelle gravité à son encontre
113 Cass, civ 2ème, 5 juin 1991, n°90-14.046
114 Cass, civ 2ème, 5 février 2004, JA 2004, p.163
115 Cass, civ 2ème, 1er février 1989, Gaz Pal 1989, 1, 65
116 Cass, civ 2ème, 5 février 1992, n°92-10.466
117 Cass, civ 2ème, 1er avril 1998, Jurisdata n°001483, pourvoi n°96-17.402
118 Loi Badinter : le bilan de 20 ans d’application, LGDJ, Christophe Radé
119 Cass, civile 2ème, 5 février 2004 : RCA 2004, comm 136.
120 Cass, civile 2ème, 7 octobre 2010, pourvoi n°09-15.823
121 Cass, civile 2ème, 19 novembre 2009 n°08-21.988
122 Cass, civile 2ème, 17 février 1988, Bull Civ II n°44
123 Chambre criminelle, 22 mai 2002, Bull Civ II n°117
124 Cass, civile 2ème 22 janvier 1992, Godfrin c/ Dame Delbes, gaz pal 1992 p.129 : a légalement justifié sa décision, la Cour d’appel qui, pour débouter un cyclomotoriste entré en collision avec une voiture, de sa demande d’indemnisation, a retenu que l’automobiliste qui bénéficiait de la priorité circulait lentement et n’avait pas commis de faute, constatations et énonciations d’où il résultait que la faute du cyclomotoriste avait été la cause exclusive de l’accident.
125 Cass, civile 2ème, 3 septembre 2009, n°08-16951
126 Cass, civile 2ème,16 juin 2011, pourvoi n°10-18075
127 Cass, Assemblée plénière, 6 avril 2007 Argus de l’assurance 2007
128 Cass.civ 2ème, 3 septembre 2009 n°08-10.483
129 Cass, civile 2ème, 28 mai 2009, n°08-16.672
130 Civile 2ème 14 janvier 1987 n°85-14.655 JCP 87, II, 20768
131 Civile 2ème, 20 avril 1988, Bull civ II n°90
132 Cass.civ 2ème, 31 mai 1995, Bull civ II n°162
133 Cass.civ 2ème, 18 février 2010, n°09-12250
134 Cass.civ 2ème, 20 juin 2000, n°98-18.847 Bull civ II, n°105
135 Cass.civ 2ème, 24 novembre 1993, Bull civ II, n°336
136 Cass.civ 2ème, 28 avril 1986 n°85-11.175
137 Cass.crim 9 mars 2004 : Responsabilité civile et assurance, 2004, comm n°184
138 Cass.civ 2ème, 12 octobre 2000, RCA 2001, n°16
139 loi Badinter : le bilan de 20 ans d’application, LGDJ, Christophe Radé
140 Cass.civ 2ème, 1er juillet 2010, n°09-67.627
141 Loi du 23 décembre 2000
142 G.Viney, introduction à la responsabilité civile
143 B.Starck, Essai d’une théorie générale de la Responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, Paris, 1947
144 Ph Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats
145 Didier Le Prado : les fondements constitutionnels et juridiques d’un Droit à la réparation du préjudice corporel, colloque 2006
146 Décision n°99-422 DC 21/12/1999 Loi de Financement de la Sécurité Sociale 2000
147 Yvonne Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel, système d’indemnisation, 4ème édition Paris D.2000 n°509
148 Loi Badinter : le bilan de 20 ans d’application, LGDJ
149 Cass, Civile 2ème, 9 septembre 2010 pourvoi n°10-12.732 et 10 novembre 2010 pourvoi n°10-30.175
150 Cass, Civile 2ème, 16 décembre 2010, pourvoi n°10-17.096
151 Cass, Assemblée plénière, 19 juin 1998, D.1982.85
152 Cass.civ 2ème, 4 novembre 1997
153 Cass.civ 2ème, 18 janvier 1988, Gaz Pal 1988, panor.109
154 Cass.chambre crim 11 octobre 1988, D.1988, I.R.287
155 Cass.civ 2ème, 28 mars 1994, Responsabilité civile et Assurance, août septembre 1994, comm n°292.
156 Cass.chambre mixte, 28 Mars 1997, Bull chambre mixte, n°1 D.1997 p.294
157 Cass.civ 2ème, 5 mars 1992, JCP 1993, 22016
158 CA Paris, 25 janvier 2006, RCA 2006, p.16
159 Article R412-34 du code de la route : II. – Sont assimilés aux piétons : 1° Les personnes qui conduisent une voiture d’enfant, de malade ou d’infirme, ou tout autre véhicule de petite dimension sans moteur ; 2° Les personnes qui conduisent à la main un cycle ou un cyclomoteur ; 3° Les infirmes qui se déplacent dans une chaise roulante mue par eux-mêmes ou circulant à l’allure du pas.
160 Sources : données pour 2010 pour la France métropolitaine, DSCR / fichiers BAAC

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