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2. Admettre l‟impensable : que sait-on d‟Auschwitz ?

La description donnée par Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental sur leur arrivée au camp nous pousse à nous interroger sur ce qu‟ils pouvaient savoir sur Auschwitz.

Il apparaît quelques indices nous permettant d‟affirmer qu‟aucun d‟entre eux ne connaissait véritablement l‟existence de ce camp : aussi Lewental explique que lui et sa famille ignorait totalement où ils étaient emmenés « […] nous, en fait, [–] ne savions rien d‟Auschwitz(74) » pour affirmer paradoxalement : « nous étions déjà pleinement conscients que nous allions à la mort. » En réalité, bien qu‟il admette qu‟il ne connaissait rien sur Auschwitz, l‟auteur anticipe déjà la finalité du camp face aux atrocités(75) qu‟il connut dans le ghetto de Ciechanów entre 1940 et 1941, puis dans le camp de Mlawa en 1942. Cela explique le fait qu‟aucune révolte n‟eut lieu au moment même du départ : rien ne laissait envisager que la situation puisse être pire que celle déjà vécue.

Si la plupart des éléments de l‟extermination des juifs étaient connus des alliés dès 1942(76), la majorité des hommes enfermés dans les ghettos de l‟Est, ne pouvaient imaginer, ni croire, qu‟il existait des camps destinés à l‟extermination. Les rares personnes qui purent s‟échapper de convois ou même des camps ne furent pas écoutées. Sans compter que les communautés juives d‟Europe, très isolées les unes par rapport aux autres, ne pouvaient véritablement faire circuler les informations entre elles.

Aussi, ce qui revient lorsque l‟on se penche sur les manuscrits de Lewental et de Gradowski, ainsi que sur les nombreux témoignages de déportés, est que tout était fait pour tromper les victimes afin de prévenir et réduire au mieux les risques de résistance. Chacun d‟entre eux explique ainsi que selon les SS, il était uniquement question de « déplacement de population », de « transfert » vers des camps de travail(77) où les conditions de vies seraient meilleures que dans les ghettos. Le vocabulaire volontairement elliptique employé par les nazis qui cherchaient à dissimuler la « Solution finale », laissait pleinement imaginer aux juifs qu‟ils étaient transportés dans le seul et unique but de travailler. On demande ainsi aux familles de préparer les bagages, de s‟assurer du nécessaire.

Voilà très certainement pourquoi Zalmen Gradowski, semble persuadé qu‟on l‟envoyait, lui et sa famille travailler dans un des camps d‟Allemagne.
Pourtant celui-ci s‟interroge sur sa destination « […] qui sait où l‟on nous conduit, qui sait ce que le lendemain nous réserve […] peut-être là-bas, en liberté, ce sera mieux et plus sûr. Il subsiste un rayon d‟espoir(78) ». Gradowski se met ainsi à la place de ces confrères de déportation, qui tentent de voir dans ce dernier voyage le spectre d‟un avenir meilleur. Tout homme voyageant avec sa famille n‟a pas d‟autre choix que d‟obéir et d‟envisager un lieu plus serein pour lui et les siens. Lejb Langfus plus soucieux de retranscrire les faits vécus de façon impassible, n‟informe pas le lecteur sur ce qu‟il pouvait penser de cet ultime voyage.

Seul le sentiment de tristesse apparaît lorsqu‟il comprend qu‟il doit se préparer au départ.

Cette possibilité d‟un avenir meilleur ou du moins d‟une situation égale à celle connue dans les ghettos, entre pleinement en paradoxe avec la vision des déportés une fois arrivés à destination. En réalité, avant même de comprendre où ils sont, Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental apparaissent heurter par l‟ambiance pesante qui règne autour des convois.

Il semble que l‟attention soit directement portée vers les aboiements des chiens, les hurlements des allemands, et les pleurs des enfants : « Des militaires avec casque sur la tête et grand gourdin à la main, accompagnés de gros chiens méchants. […] Dans quel but ? [ …] Nous sommes simplement venus travailler en tant qu‟hommes paisibles et calmes. Alors, à quoi riment de telles mesures de précaution ?(79) » Aussi, avant même de distinguer le lieu, l‟auteur s‟interroge sur la nécessité d‟une telle violence et d‟un tel vacarme. Si l‟objectif, non démenti par les Allemands était bien de venir ici pour travailler, pourquoi épuise-t-on physiquement et mentalement les déportés ?

Rien ne laissait présager qu‟à Auschwitz l‟on pouvait exterminer les hommes. Un paradoxe reste à souligner : si l‟affolement entourait les déportés à leur arrivée, un certain réconfort semblait être apporté à travers l‟attitude de certains SS : Lewental se surprend ainsi de voir des nazis conduire les membres de sa famille vers « cet endroit » dont il ignore la destination « […] des SS aident très courtoisement les faibles, femmes et enfants à monter dans le camion(80) ». Gradowski suppose quant à lui : « Peut-être les autorités ne veulent-elles par leur imposer une marche à pied après un si épuisant voyage(81) ». L‟un comme l‟autre ignorent les mécanismes qui font d‟Auschwitz une industrie si bien rodée.

En effet, dès leur arrivée, les hommes devaient se séparer des femmes et des enfants, ce qui comme en témoigne Gradowski, revenait à « découper l‟indécoupable, […] déchirer l‟indéchirable(82) ». En réalité, les hommes paraissant en bonne santé et les femmes n‟ayant pas d‟enfant étaient sélectionnés pour entrer dans le camp d‟Auschwitz-Birkenau, en quantité proportionnelle aux besoins en main d‟oeuvre. Pour les autres, autrement dit chacun des membres de la famille des auteurs, c‟était la chambre à gaz.

Après avoir pénétré l‟enceinte de Birkenau, Lewental et Gradowski semblent directement frappés par l‟extrême maigreur des internés du camp « Nous sommes saisis de frissons à la vue de ces êtres […](83) ».

Il transparait en effet que « le nouvel environnement du déporté l‟agresse d‟abord par ses sens(84) » avant même qu‟il ne comprenne où il se trouve. Aussi, la vue des êtres informes choque les nouveaux détenus qui ignorent encore qu‟ils sont victimes de sous-alimentation, de maltraitance physique et morale. Chacun s‟interroge sur ce camp : Gradowski qui aperçoit des hommes portant des pierres suppose que seul un travail épuisant, rendait ses hommes méconnaissables.

Il ignorait encore les affres du camp entre maladie et violences répétées. Mais à cette vision s‟ajoute la parole de certains détenus qui affirment que les femmes et les enfants sont destinés à une extermination certaine : Gradowski admet alors ne pas les avoir cru et force le lecteur à s‟interroger sur la portée de telles paroles. Il était inconcevable pour lui, comme pour quiconque, de croire en l‟existence des chambres à gaz.

Un fait marquant avait d‟ailleurs heurté l‟esprit de l‟auteur et contredisait pour lui, ce qu‟il avait pu entendre sur le devenir de sa famille : un orchestre jouait(85). Il semblait alors, que dans ce nouveau lieu, un semblant de culture demeurait. La logique du sadisme, qui pousse les musiciens déportés(86) au camp d‟Auschwitz à jouer, trompe l‟arrivant qui perçoit au milieu des cris et des ordres, un mirage de sa vie passée, d‟un apaisement possible. L‟orchestre entre alors en contradiction totale avec le climat régnant et les informations qui pouvaient circuler dans le camp.

Contrairement à Gradowski, Lewental affirme que les détenus du camp l‟avaient volontairement induit en erreur : on affirmait ainsi que chaque dimanche, il serait possible aux détenus de revoir leur famille dont ils avaient été séparés la veille. Aussi, comment était-il possible d‟imaginer la mort de ses proches ? De concevoir l‟extermination ?

La première nuit, décrite comme l‟une des plus horribles par les auteurs, témoigne de cette incompréhension totale dans laquelle ils étaient plongés : les pleurs, la séparation, les bruits sourds des balles qui retentissent, n‟ont encore aucune signification. Si l‟on comprend très vite les conditions de vie au camp(87), qui s‟articulent entre violence et obéissance, rien ne laissait présager aux auteurs l‟existence du meurtre de masse. C‟est bien au contraire, face au climat de peur et de brutalité régnant, que les paroles de certains déportés certifiant la réalité des chambres à gaz, ont été rejetées : « Peut-être les gens, à cause de l‟atmosphère du camp, deviennent si cruels et si sauvages qu‟ils éprouvent un plaisir particulier à la vue des terribles tourments d‟autrui(88) ».

Ce que comprennent très vite les auteurs, et ce dès les premiers jours, c‟est que les abjections vécues au camp fragilisent totalement l‟esprit du détenu. Ainsi, l‟horreur éprouvée aurait forcé l‟imaginaire à concevoir les pires abominations. Autrement dit, c‟est uniquement une fois affectés au Sonderkommando, que Lewental et Gradowski admettent avoir compris la finalité du lieu.

74 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 130.
75 Les viols, les tortures, les meurtres perpétrés à cette période ont été décrits par Lewental, ibidem, p.127.
76 Le premier rapport qui parlait clairement d‟un plan méthodique de meurtre de masse des Juifs fut sorti clandestinement de Pologne par des militants du Bund (Parti socialiste des travailleurs juifs) et fut transporté en Angleterre au printemps 1942. Voir l‟ouvrage de Richard Breitman, Secrets officiels. Ce que les nazis planifiaient, ce que les Britanniques et les Américains savaient, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 32.
77 Il est vrai qu‟en 1942 les juifs de l‟Est, et du reste de l‟Europe d‟ailleurs, n‟étaient pas sans ignorer les camps de travail existants en Allemagne et dans les territoires occupés alors dénoncés dans la presse.
78 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 46.
79 Ibid., p. 77.
80 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p.131.
81 Zalmen Gradowski, ibid., p. 80.
82 Ibid., p. 76.
83 Ibid., p. 83.
84 Citation empruntée à Annette Becker, in « Le corps en camps nazis et soviétiques », dans Histoire du corps, (dir. Jean-Jacques Courtine), Paris, Le Seuil, T.III, 2006, p. 324.
85 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 94.
86 Le Kommando Lagerkapelle (l‟orchestre du camp) faisait pleinement partie du système d‟organisation du camp et ce dès juin 1941 : il était chargé de transmettre la bonne cadence de marche aux équipes de travail partant ou revenant du camp. Certains d‟entre eux étaient d‟ailleurs contraints de jouer uniquement pour les SS.
87 Dès les premiers jours, il était possible pour n‟importe quel déporté de comprendre l‟horreur du camp face à l‟image que renvoyait les premiers détenus : épuisés par le travail et la violence accrue, exposés au manque d‟hygiène et soumis à la sous-alimentation, les hommes s‟apparentaient à de véritables cadavres.
88 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 88. L‟auteur ne comprend pas pourquoi, certains affirment que sa famille a été directement tuée alors qu‟il vient lui-même de découvrir la vie au camp. Ces paroles n‟ont alors aucun sens dans l‟esprit de celui qui n‟a qu‟une hâte : retrouver ceux dont il a été séparé.

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