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3. Les critères de sélection au SK : entre logique et paradoxe

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Si nous sommes en mesure de comprendre avec facilité comment était effectuée la sélection(89) avant l‟entrée au camp, bien qu‟elle soit, il faut le reconnaître, totalement arbitraire(90), il apparaît plus complexe de déterminer comment des hommes une fois administrés à divers commandos puissent être sélectionnés pour entrer au SK. Gradowski affirme dans un premier temps, avoir été affecté le temps d‟une journée à un commando spécial, chargé de creuser des fosses à l‟extérieur du camp « Il y avait du travail, on s‟est tous mis à creuser des fosses(91) ».

En réalité, selon les différents témoignages analysés, un corrélat est à établir entre ce commando et celui du SK. Il s‟agit en effet, d‟une ultime sélection : les membres choisis au hasard parmi les nouveaux arrivants pour le commando de creuseurs de fosses, étaient de facto adjoints au Sonderkommando. A l‟origine, les personnes employées aux opérations de mises à mort dès juillet 1942, étaient divisées en deux groupes distincts : une partie était alors chargée du traitement des cadavres (le Sonderkommando) tandis qu‟une autre était astreinte au creusement des fosses (le Begrabungskommando).

Une fusion a ainsi été opérée entre ces deux fonctions en septembre 1942 et définie sous le nom unique de Sonderkommando(92). Ce travail en tant que Begrabungskommando a été effectué le temps d‟une seule journée, l‟auteur n‟était donc pas en mesure de saisir la finalité d‟un tel travail. Il ignorait en effet, l‟existence des chambres à gaz, et ne pouvait savoir qu‟il serait lui-même astreint à en sortir les corps. Gradowski a donc été sélectionné dès son arrivée en décembre 1942 pour rejoindre le SK et ce, sans en avoir conscience.

Il apparaît en effet, qu‟au regard des différents témoignages analysés dans ce mémoire, que certains déportés tous justes arrivés en gare d‟Auschwitz, pouvaient être directement sélectionnés pour le Sonderkommando. De là, si le détenu était considéré en bonne santé, il était directement affecté au SK. Selon Szlama Dragon(93), déporté à Auschwitz et affecté au SK le 6 décembre 1942, des dizaines de prisonniers arrivant de Malkinia(94), ont été directement affectées à cette fonction.

Lewental affirme ainsi « Si chacun allant au travail avait reconnu les membres de sa famille, c‟est parce que le commando était nouvellement formé […] d‟hommes qui venaient tout juste d‟arriver et avaient aussitôt été affectés à ce travail(95) ». Shlomo Venezia affirme ainsi avoir reconnu son oncle dans la salle de déshabillage, avant que celui-ci n‟entre dans la chambre à gaz(96). Yakov Gabbay affirme à son tour avoir reconnu ses deux cousins en octobre 1944 et avoir attendu le dernier moment avant de les incinérer(97).

Cela n‟a pas été le cas pour Lewental. L‟on apprend ainsi que durant au moins un mois(98) il fut administré à plusieurs travaux, notamment au sein de ce qu‟il appelle « Buna(99) ». Il s‟agit en réalité du camp d‟Auschwitz III(100) où les détenus y étaient employés pour diverses entreprises. Les fonctions ainsi effectuées par l‟auteur et les autres prisonniers n‟étaient pas anodines : la force de travail étant inépuisable(101) et bien entendu bon marché(102), beaucoup d’entrepreneurs se sont montré intéressés par le potentiel(103) de ces nouveaux ouvriers. Autrement dit, rien ne laissait présager à Lewental la possibilité d‟exercer un jour une fonction plus difficile que celle qui lui était déjà impartie.

Le travail éreintant effectué par Lewental, ainsi que les conditions de vie épuisantes marquée par la sous-alimentation, le manque de sommeil etc., ont forcé implicitement l‟auteur, et très certainement aussi Lejb Langfus, à cautionner(104) un nouveau travail alors même qu‟ils en ignoraient totalement la fonction. Bien entendu, jamais un membre du SK n‟était volontaire. Il était sélectionné selon des critères physiques « ceux qui plaisent sont envoyés aux douches. Ceux qui n‟ont pas trouvé grâce sont renvoyés(105) ».

Ainsi, Lewental se réjouit de cette nouvelle tâche : on lui avait laissé entendre(106) qu‟il serait mieux nourri et mieux logé. Dès lors, exceptée la condition de devoir effectuer un travail plus dur, l‟auteur ignorait tout de ce qu‟il devait accomplir : « […] on leur a seulement [dit ?] que le travail serait difficile. […] Aucun d‟eux n‟en savait rien […](107) ». Ainsi au-delà du devoir d‟obéir aux ordres, certains des détenus sélectionnés pouvaient entrevoir un allégement de leur souffrance. Il en a été de même pour Gradowski alors qu‟il se trouvait pourtant, déjà astreint à l‟une des tâches du Sonderkommando. Il explique ainsi que différents SS l‟ont interrogé sur son âge et sur son métier à son retour au camp.

Cela tend avant tout à mettre en avant un fait majeur : lorsque l‟auteur a été affecté au Begrabungskommando, les membres de la SS étaient déjà en train d‟effectuer une seconde sélection. Dès lors la force physique, l‟âge, la date d‟arrivée au camp d‟Auschwitz, étaient des critères d‟affectation au SK n‟ont plus en tant que fossoyeurs, mais en tant que convoyeurs de cadavres. L‟auteur affirme alors à son tour avoir été sélectionné afin d‟exécuter un travail moins pénible :

« La rumeur se répand qu‟on sélectionne des ouvriers pour une usine. Tous nous envient d‟avoir la possibilité de partir d‟ici et de pouvoir travailler dans de meilleures conditions(108) ».

Aussi, cette citation permet de mettre en avant un aspect important sur l‟organisation du camp : aucun détenu, du moins en 1943, ne semblait se douter qu‟il existait des équipes spéciales chargées de vider les chambres à gaz. A cela s‟ajoutent les différents euphémismes utilisés par les SS, qui empêchent alors à chacun de comprendre le véritable rôle de ce nouveau Kommando. Cet aspect-ci se retrouve constamment dans la politique nazie, où le mensonge fait partie intégrante de ce système(109).

Par ailleurs, grâce à Gradowski et aux différents témoignages analysés dans ce mémoire, il est possible d‟affirmer qu‟Otto Moll(110) était généralement lui-même responsable du choix des prisonniers sélectionnés pour le SK. Il effectuait ainsi son choix au hasard, en trompant pleinement le déporté sur la fonction qu‟il devait exercer. En réalité, selon les sources analysées, bien que l‟attribution au Sonderkommando soit faite au hasard au coeur des déportés récemment immatriculés, le sadisme nazi tendait à faire croire qu‟une possible sélection spécifique était effectuée, comme le fait de rechercher des coiffeurs ou des dentistes.

Certains prisonniers(111) se revendiquaient alors comme tels, pensant obtenir de meilleures conditions de vie. Il s‟agit bien évidement d‟un stratagème : soit l‟on proposait aux détenus d‟effectuer un travail physique qui avait besoin de spécialiste, soit l‟on inventait un travail spécifique extérieur au camp. Ces différents processus ne pouvaient fonctionner que sur les nouveaux arrivants qui ignoraient encore la finalité du camp. Voilà tout le paradoxe de cette pseudo préparation : alors que toute l‟organisation du camp était régie par la menace de mort et la violence extrême, l‟on usait malgré tout, de méthodes diverses pour réconforter le futur détenu dans sa nouvelle tâche.

Au travers, du témoignage d‟Alter Feinsilber(112), ainsi qu‟aux diverses archives relatives aux évolutions du camp, il a été possible de distinguer et dater les différentes équipes formées au SK. Aussi, si un nouveau Kommando s‟est formé à l‟arrivée de Lejb Langfus, c‟est avant tout du fait que le précédent venait d‟être liquidé. En effet, selon Feinsilber alors affecté au crématoire du camp principal, le Kommando administré au Bunker 1, fût totalement éliminé(113). Il dû lui-même en sortir les corps, le 3 décembre 1942.

Langfus est entré au camp d‟Auschwitz trois jours plus tard. Si l‟on suit cette trame chronologique, il apparaît qu‟une tentative d‟évasion avait été organisée par certains membres du SK, dont faisait partie Feinsilber. En réalité, cette tentative s‟est soldée par un échec et a abouti à la mort de six d‟entre eux, fusillés le 15 décembre 1942.

Bien entendu, l‟élimination de ces SK n‟avait rien d‟exceptionnelle étant donné le fait, que dans la politique génocidaire nazi, aucune trace de l‟extermination ne devait subsister. Aussi, était-il logique d‟éliminer chacun des témoins. Mais est-il alors plausible de supposer un lien entre ces meurtres et la sélection de Gradowski ou de Langfus au SK ? Il est difficile de répondre véritablement à cette question, cela dit, il était évident que les SS n‟avaient pas d‟autres choix que de remplacer la « main d‟oeuvre » éliminée la veille. Dès lors, le fait que Gradowski et Langfus soient arrivés peu après cette exécution, a certainement accéléré leur sélection pour le SK.

Lewental fût quant à lui affecté au Kommando de la mort fin janvier 1943, au moment même où les convois en provenance du ghetto et des prisons de Cracovie arrivaient. La masse des nouvelles victimes arrivantes, a certainement forcé l‟administration SS à accélérer les « rendements » de l‟extermination, aussi fallait-il agrandir les rangs du SK.

Les faits retranscrits des trois auteurs permettent bel et bien de compléter nos connaissances sur les différentes étapes de la sélection au SK qui s‟articulent entre logique et total paradoxe. Il a été alors nécessaire à Gradowski, Langfus et Lewental de situer les faits, d‟abord en tant que déportés à part entière du camp, puis en tant que membres astreints au Sonderkommando. Il convient dès lors, d‟analyser et de situer, les diverses fonctions exercées et retracées par les SK.

89 La sélection est avant tout un rituel terrifiant accompli par les médecins ou officiers SS : il ne s‟agit pas ici de la sélection effectuée à l‟arrivée des convois, mais de ces tris effectués à l‟intérieur du camp des différents « immatriculés », destinés à sélectionner les plus faibles, les moins résistants, les malades, les handicapés ou comme il sera le cas ici, les Sonderkommandos.
90 Soit la distinction entre les aptes au travail (hommes robustes, femmes sans enfants) et les inaptes (personnes âgées, malades, enfants, mères de famille etc.) jugés uniquement sur l‟apparence physique voire au hasard.
91 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 95.
92 Selon Shmuel Spector, Aktion 1005 Ŕ Effacing the Murder of Millions, in Holocaust and Genocide Studies, vol. 5, n° 2, 1990, pp. 52- 64.
93 Dans une interview accordée à Gideon Greif et publiée dans son ouvrage We wept without tears : testimonies of the jewish Sonderkommando from Auschwitz , London, Yale University Press, 2005 pp. 49 – 124.
94 Lors du convoi du 11 décembre 1942.
95 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 134.
96 Shlomo Venezia, Sonderkommando. Dans l’enfer des chambres à gaz, Paris, Albin Michel, 2007, p. 150.
97 Selon l‟interview accordée à Gideon Greif, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 386 – 387.
98 Il est impossible de situer exactement la date à laquelle se sont terminées ces différentes fonctions. Lewental affirme lui-même de façon très approximative y avoir travaillé durant « quelques semaines ». Zalmen Lewental, op.cit., p.135.
99 Il s‟agit d‟une usine de produits chimiques de la firme I.G Farbenindustrie, où l‟on y fabriquait de l‟essence synthétique et du caoutchouc artificiel.
100 Mis en place en octobre 1942, Auschwitz III connu aussi sous le nom d‟Auschwitz-Monowitz ou Monowitz-Buna, était situé à environ 14 km de Birkenau. Pour une représentation cartographiée de ces trois camps, il convient de se référer à l‟annexe II présente en fin de cette étude.
101 Il suffisait malheureusement de sélectionner à leur arrivée le nombre de déportés nécessaires pour le travail demandé. Aussi, la « main d‟oeuvre » n‟avait de cesse d‟être renouvelée.
102 Les entrepreneurs ne payaient que quelques marks par prisonnier à la SS. La somme variait beaucoup dans le temps et selon les entreprises. En mai 1943, selon Léon Poliakov, les tarifs se sont élevés jusqu‟à 6 marks par jour pour un ouvrier qualifié, 4 marks pour un ouvrier non qualifié, soit 50% environ de moins que les salaires des ouvriers libres. Léon Poliakov, Auschwitz, Gallimard-Julliard, 1964, p. 71.
103 Pourtant la rentabilité économique en était pratiquement nulle si on en juge le bilan de l’usine Buna qui ne put produire le moindre mètre cube de caoutchouc synthétique avant d’être bombardée en août 1944.
104 Bien entendu, tout leur était imposé. Il s‟agit avant tout d‟un choix psychologique.
105 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 97.
106 Sous-entendu les SS.
107 Zalmen Lewental, op.cit., p. 136.
108 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre.., op.cit., p. 97.
109 Le terme « Schutzstaffel » qui signifie protection et qui s‟abrège SS en est la preuve. Il en est de même pour le terme Sonderkommando. Tout ce système de langage codé permettait ainsi de protéger la politique génocidaire nazie.
110 Membre de la SS depuis mai 1935, et connu pour son sadisme et sa cruauté, Otto Moll est affecté au camp d‟Auschwitz en tant que Hauptscharführer du 02 mai 1941 à janvier 1945. Il sera nommé chef des crématoires de Birkenau en 1943. Arrêté en mai 1945 par les Américains, puis jugé par le tribunal Américain à Dachau, il sera pendu le 28 mai 1946 à Landsberg.
111 Comme se fût le cas pour Shlomo Venezia, déporté au camp d‟Auschwitz le 11 avril 1944 et affecté au SK trois semaines plus tard : « […] on nous a demandé quels métiers nous exercions. Dans l‟espoir de travailler à l‟intérieur, j‟ai répondu “coiffeur” […] ». Shlomo Venezia, Sonderkommando…, op.cit., p. 81.
112 Déporté à Auschwitz en mars 1942, et affecté au SK en avril, Alter Feinsilber a témoigné au procès de Cracovie de 1945. Cette déposition a été traduite et publiée dans l‟ouvrage Des Voix sous la cendre…, op.cit., pp. 304 – 330.
113 Chacun d‟entre eux a été tué dans la chambre à gaz du crématoire du camp principal.

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