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CHAPITRE VII : 1993-1994 : L’ISLAM DE SUSPICION OU « LA CHASSE AUX SORCIERES »

Non classé

I) LES COUPS DE FILETS ANTI-ISLAMIQUES

A) L’AFFAIRE KRAOUCHE

1) LE DEROULEMENT

Le 9 novembre 1993 (1) , le Ministre de l ’Intérieur Charles Pasqua lance un coup de filet policier spectaculaire dans plusieurs villes de France, notamment à Paris, dans les soi-disant milieux intégristes musulmans, visant le démantèlement des relais du front islamique du salut. Quatre vingt huit personnes soupçonnées d’appartenir au FIS ont été arrêté dans une vingtaine de départements, principalement dans les régions parisiennes, lyonnaises et marseillaises.

Treize gardes à vue ont été prolongées et six mises en résidence surveillées prononcées. Cette opération s’inscrivait dans une enquête du Service Central Lutte Antiterroriste du parquet de Paris, ouverte à la suite de l ’enlèvement, puis de la libération de trois agents consulaires français d’Alger les 30 et 31 octobre 1993.

A Paris et dans sa région, trente personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles le président et un responsable de la FAF (Fraternité Algérienne en France), respectivement Moussa Kraouche (2) et Djaffer El-Ouari. Des perquisitions dans les mosquées et au siège de la FAF auraient permis de découvrir du matériel de propagande islamiste. Le 11 novembre, deux jours après la vaste opération policière, seulement trois personnes étaient toujours en garde à vue.
Déjà, début novembre , la presse s ’était fait l ’écho d ’une certaine inquiétude parmi les immigrés algériens en France. Monsieur Pasqua, invité, le 5 novembre sur TF1, mettait en garde les islamistes installés en France de «( …) ne pas conduire d ’action politique …ils seraient bien inspirés d ’entendre l’avertissement que je délivre. »(3) . Alain Juppé , Ministre des Affaires étrangères, déclarait sur France 2 que la France ne devrait pas se transformer « en base arrière du terrorisme » mais il estimait qu ’il ne fallait pas « déclencher un mouvement de panique ni d ’un coté ni de l ’autre de la Méditerranée »(4) .

2) LES COMMENTAIRES

Cette opération anti-FIS a eu pour conséquence une montée de l’inquiétude dans l ’opinion publique ainsi que dans la communauté musulmane en France . En effet, le courant sécuritaire qui se manifeste contre toute menace à l ’ordre public en provenance des groupes islamistes installés en France, conjugués aux commentaires de la presse, conduisent à créer un véritable climat d ’insécurité. Le Figaro contribue à cette montée de l ’inquiétude, en publiant un témoignage transmettant l’angoisse de la communauté harkie en France : « Si le gouvernement reste inerte, la guerre civile algérienne risque de s’exporter en France, et les harkis en feront les premiers frais. Déjà la tension monte. Déjà, dans certaines mosquées, on mêle aux prières des imprécations contre nous. Le front islamique du salut dispose de caches d ’armes, de véritables arsenaux disséminés dans tous le pays »(5).

José Fort , dans l’éditorial de L’Humanité du 28 octobre 1993 , faisait état de cette stratégie volontariste de créer un climat de terreur autour de l ’intégrisme. Puis, suite aux arrestations, le quotidien communiste publiera sept articles(6) relatifs à cette affaire.

La Croix , lui, diffusera trois articles (7). Celui-ci étant plus investi à couvrir l ’affaire du voile . Néanmoins, nous pouvons relater le commentaire de J.M Gaudeul qui parle d’une double image de l’Islam dont celle d ’un Islam qui adopte une « attitude tolérante ,ouverte et amicale »(8). Cette phrase survient dans un tumulte médiatique alors que l ’Islam est en proie encore une fois à l ’affaire du foulard, et de plus en plus, dans un climat de suspicion lié au coup de filet policier.

Ce ne sont pas nos deux quotidiens qui ont le plus fait état de cette opération spectaculaire anti-FIS mais Le Figaro (9) . D ’après Ivan Rioufol, le journaliste qui a couvert l ’événement, le gouvernement avait bien ses raisons : « Des réseaux fondamentalistes ont été constitués en France ces dernières années, spécialement dans les banlieues à immigrés. Sous l ’influence plus ou moins directe du FIS algérien et des extrémistes iraniens , ces filières peuvent représenter une menace terroriste potentielle. Des risques d’attentats ne sont pas à exclure de la part de ces mouvements clandestins. L ’opération médiatique d’hier a démontré, de ce point de vue, que le Ministère de l’Intérieur avait à l’oeil les « barbus » de nos cités ».

Le commentaire d’Ivan Rioufol laisse planer l ’idée que la montée de l’intégrisme, parmi les communautés musulmanes, était bel et bien une réalité et que l ’hypothèse que la France devienne un lieu de confrontation n’était pas à exclure.

B) LES ASSIGNES A RESIDENCE DE FOLEMBRAY

1) L’AFFAIRE

L’événement précèdent

Le 1er juillet 1994 à Roubaix, une jeune fille algérienne meurt à la suite d’une tragique séance de désenvo utement, pratiquée par deux responsables d’une mosquée de la ville. Les deux imams guérisseurs sont mis en examen le 2 juillet pour « tortures et actes de barbarie ayant entraîné la mort ».
Aussitôt, la presse se saisit de l ’affaire et pose la question d u danger des imams autoproclamés et de la nécessité pour l ’Islam en France de se doter d’une structure représentative avec une réelle autorité .

Mais quelques journaux utiliseront l ’affaire pour remettre à l ’ordre du jour le plat qui fait de l’Islam, une religion suspicieuse.
A cet effet, il suffit de reprendre les déclarations du quotidien, du 4 juillet : « Pourtant , ce n’est pas la première fois que cette mosquée est mise en cause. On dénonce, ici et là, des activités troublantes sous couvert des pratiques religieuses, des allées et venues nocturnes bizarres, des activités politiques louches et même un racket au prés des commerçants. ».

L’Express du 7 juillet 1994 publie un article dont le titre : « Roubaix : l’imam l’a tué », condamne déjà l ’imam avant la conclusion du tribunal et dénonce « l’activisme de plus en plus voyant des barbus ».

Le Monde, aussi fera un rapprochement entre un exorcisme qui a fini en drame et les mouvements intégristes. Le 7 juillet, après un titre heurtant : « Les démons de la mosquée Archimède », le quotidien déclare : « Née d ’une scission avec la principale mosquée contrôlée par les autorités algériennes, ce centre de prière et d ’enseignement religieux est connu pour les liens avec la Fraternité des Algériens de France ( FAF ), association considérée comme la couverture légale du F.I.S en France. En mars 1992, la mosquée avait été liée à l’organisation, à Roubaix , d ’une réunion publique animée par Moussa Kraouche, porte-parole de la FAF.

Le 3 août 1994, trois gendarmes et d eux agents consulaires français sont assassinés lors d’un attentat à la voiture piégée à Alger.
Le Ministre de l ’intérieur, Charles Pasqua, fustige l ’attitude de certains partenaires européens de la France (l ’Allemagne et la Grande-Bretagne ) et des Etats- Unis à l ’égard du FIS (10). Paris s ’en prend aux réseaux du FIS en France et 16 militants ou sympathisants islamistes sont assignés à résidence à Folembray. Suite à cette mise à résidence, le bras armé du FIS menace la France.

Du 9 au 27 août , les opérations policières de contrôle systématique ont lieu à Paris et en province dans le but de démanteler des réseaux islamistes. Le nombre des assignés à résidence de Folembray augmente : ils sont vingt cinq le 26 août.

2) LES COMMENTAIRES

Dalil Boubakeur, Recteur d e la mosquée de Paris et Président de la coordination nationale des musulmans de France, dans un entretien à La Croix déclare : « Attention aux amalgames trop faciles, assimilant tout musulman à un terroriste. Ils suscitent les protestations et l’émotion de notre communauté , voire sa surprise et son malaise : comment a-t-on pu arrêter Larbi Kechat (Imam de la mosquée Addaewa de Paris) ? J ’ai immédiatement télégraphié à M.Pasqua pour savoir ce qui est reproché à cet homme que je connais comme modéré, sage e t prudent et pour demander sa libération si la justice n ’a rien contre lui . Cela détendrait la communauté. La France est un Etat de doit. On n ’est plus en situation d ‘exception comme lors de la guerre d ’Algérie ! Nul n ’a le droit de mépriser notre communauté , première minorité de ce pays : ni en la plongeant dans la suspicion par des violences ni en la brimant de manière injuste. ».(11)

La d énonciation de l ’arrestation de l ’Imam Kechat est à nouveau mis en avant le 26 août(12) . La Croix reproche l ’arrestation de l ’imam modéré et les conditions d’assignation. Le journaliste Antoine Fouchet fait l ’écho du soutien de quelques hommes d’Eglise à Larbi Kechat : « Mgr Gaillot rendait une visite de soutien à Larbi Kechat, imam de la mosquée de la rue de Tanger à Paris ( XIXéme arrondissement).

L ’évêque d’Evreux a, ainsi, marqué de manière spectaculaire l ’étonnement des milieux oecuméniques quant à l ’assignation à résidence du responsable musulman. Interpellé le 10 août et présent en France depuis vingt ans, L. Ke chat est un partisan du dialogue islamo-chrétien. « Il est un homme de paix et d ’ouverture », affirme le P. Michel Serin, du secrétariat pour les relations avec l ’islam. C ’est ce que confirme le P.Jean-Marie Aubert, curé à Paris, de la paroisse Saint-Vince nt de Paul qui, avec l’imam Kechat et des membres de la communauté juive, a monté un projet d’accueil interreligieux à la gare du Nord. C ’est encore l ’avis des PP. Christian Delorme et Michel Lelong, deux autres prêtres qui ont l’expérience d’échanges avec l’Islam.

Après sa visite, Mgr Gaillot a expliqué à propos de L. Kechat : « Je le connais depuis une dizaine d’années. Un imam tolérant dérange. On aurait préféré un imam pur et dur. L ’islam n ’est pas le bras armé du FIS. Il faut exorciser les peurs des gens »….il a enfin souhaité que la justice fasse son travail, mais qu’on ne laisse pas des gens « parqués dans ces conditions ».

Ces conditions d’assignation à résidence de 25 personnes dans une caserne désaffectée sont de plus en plus critiquées. ».

La Croix souligne aussi que la population musulmane est en émoi. Et que prise entre les contrôles policiers renforcés et l ’infiltration intégriste, la communauté maghrébine scrute l ’opinion publique dans lequel elle vit et écoute les rumeurs avec inquiétude.

Mais il déclare aussi le 18 août 1994, que la communauté maghrébine est fortement attachée à l ’Islam qui tout autant qu’une religion, est une source d ’identité. A ce sujet, les journalistes n’hésitent pas émettre des hypothèses : « Ce processus d’identification trouve peut-être sa justification dans un sentiment de revanche sur l ’ancien colonisateur. Il peut même se transformer en attitude compréhensive à l ’égard de l ’Islam radical de la part de jeunes filles maghrébines. ».

L’Humanité dénonce lui, une politique dite « sécuritaire ». En effet, le 18 août 1994, celui-ci critique les opérations policières et le dispositif mis en place par les services de M. Pasqua de contrôle systématique. C’est au travers des commentaires de la CGT que l ’on témoigne de l ’attitude de L’Humanité : « La Fédération CGT de la police nationale a déclaré, mardi, qu ’elle « désapprouve les opérations de quadrillage de police et la logique d ’une politique sécuritaire ». Les opérations « coup de poing », décidées par le Ministre de l ’Intérieur, conduisent à des interpellations tous azimuts qui placent l’opinion publique dans une spirale sécuritaire et qui sont des atteintes aux libertés individuelles. Selon la CGT, Charles Pasqua « profite des opérations des menaces islamiques pour lancer des opérations de police contre la communauté maghrébine et procéder à des expulsions massives » . Elle met enfin en garde l’opinion publique contre la mise en place d ’« une politique sécuritaire, où tout individu opposé à l ’ordre établi est un délinquant potentiel »(13).

Le quotidien communiste s ’élève avec indignation contre tout amalgame qui peut entraîner la confusion dans l ’opinion publique et faire le jeu du Front-National, qui peut se réjouir qu ’une confusion naisse dans l ’opinion publique entre les intégristes et les jeunes d’origine maghrébine.

C’est pourquoi L ’Humanité hausse le ton et parle de « honteux amalgame », concernant l ’article du quotidien Le Parisien du 2 Septembre(14) , qui titre sur quatre colonnes à la une : « Perquisition chez les beurs ». En page deux du Parisien, un dessin représente un groupe de jeunes délinquants masqués attaquant une banque. Mains en l ’air, un personnage s ’écrie : « ils portent le voile : ce sont des intégristes »(15) .

C) LES CONSEQUENCES

Ce que nous révèlent ces deux affaires et les commentaires de nos quotidiens, c ’est qu ’il y a eu dans un premier temps, certains dérapages dans la presse conduisant à établir le lien entre la diffusion de l ’islamisme intégriste en France et les banlieues et, plus particulièrement, les beurs. Visant à créer un amalgame pervers qui se traduit par :

banlieues => beurs : réislamisation => intégrisme

Le deuxième élément est que la simple mise sous surveillance, laisse place à la suspicion généralisée . Cette suspicion a largement débordé les cas individuels. Ainsi, la mise en assignation d ’un imam au delà de tout soupçon peut laisser supposer que l ’islamisme latent, pouvant même s ’infiltrer chez les plus modérés, conduit automatiquement à la méfiance.

La pratique des rafles à grande échelle et le fantasme du complot associés au discours dénonciateur de l ’islamisme ( notion d ’autant plus effrayante qu ’elle n ’est pas définie), mène ou peut mener l’opinion publique à voir dans tout maghrébin un intégriste islamique. Ces deux affaires et les commentaires de La Croix et L’Humanité , suggèrent de s ’interroger sur ce qu ’est l ’islamisme. Nous allons essayer d’apporter une définition objective à ce terme qui fait écho dans la presse comme le glas de la mort.

II) QU’EST-CE QUE l’ISLAMISME ?

A) LES DEFINITIONS :

Bruno Etienne (16), estime que dans l ’étude de l ’Islam, il est difficile d’analyser cette religion avec des concepts européens. Selon lui, on ne parle pas d ’islamisme mais d’islamisme radical. Cet islamisme radical est porteur d ’une relecture de l ’Orient et de l’Occident. Il fait du sous-développement un phénomène naturel, lié au retard de certaines sociétés périphériques. Il remet en cause l’ordre économique mondial et la domination de l ’Occident. Cet islamisme propose comme une solution à tous les maux de la modernisation, par le retour aux racines de l ’islam politique. Il estime que l’étude de l ’islamisme est similaire à l ’étude du militantisme, qui fait du musulman un prosélyte et un combattant, prônant la guerre de religion pour des raisons théologiques et matérielles ( ces deux raisons sont indissociables ).

Enfin, l ’islamisme est né d ’un manque. Lorsque, dans un pays quelconque, l ’Islam est le véritable instrument de mobilisation des masses, alors, aucune politique, aucune transformation sociale n ’ont de chance de réussir, si ses promoteurs n ’intègrent pas l ’idéologie islamique pour les accréditer. L’édification d’une société islamique en accord avec la morale religieuse reste le seul projet civilisateur convenable. Les réformistes politiques se trouvent ainsi contraints de se doubler de prédicateurs moraux. Mais des « outsiders » peuvent surgir au moment o ù la disponibilité communautaire est telle qu ’ils apparaissent comme désignés par la Providence : l ’imaginaire a préparé leur venue comme rectificateurs et c ’est alors qu’ils peuvent, selon l ’heureuse formule de Gilles Kepel, à l ’instar des rétiaires, « retourner le filet contre les politiques de ceux qui ont utilisé l ’Islam d’une façon irresponsable, en puisant dans le stock idéologique même des dominants, au profit des dominés ». L’islamisme est alors radical par l’utilisation d’un référent unique, le même, relu , le legs réinterprété.

François Burgat (17) estime que l ’islamisme est un mouvement politico-religieux. Mais la question à poser est de savoir s ’il faut y voir un mouvement d ’abord politique ou un mouvement religieux. L ’auteur semble privilégier l ’approche politique, il écrit : « (…) L ’islamisme , c’est à dire l ’expression par le vocabulaire de Islam, d ’un projet se servant de l ’héritage culturel occidental comme d ’un repoussoir ».

Pour François Burgat, on peut être musulman et ne pas être islamique. L’islamisme est défini comme une nébuleuse et il existe plusieurs façons d ’être islamiste. Pour lui, l ’islamisme est un phénomène qui utilise le vocabulaire de Islam. Phénomène opéré au surlendemain des indépendances, par les couches sociales privées des bénéfices de la modernisation, pour exprimer un projet politique se servant de l’héritage occidental comme d’un repoussoir . L’islamisme serait né donc de la domination insupportable de l’Occident qui, selon l ’auteur, est peu théologique et qui éprouve le besoin de se ressourcer dans l’Islam .
Il serait né aussi d’une « crise d’identité », ainsi, face à l’Occident qui la provoque, cette crise est devenue polico-religieuse.

L’islamisme serait né en Egypte(18). Il a vu le jour dans les mosquées. Puis il a pénétré dans les universités. Maintenant , il se répand par les écrits, les slogans, les cassettes. Il lui arrive de se faire connaître par les violences répressives dont il devient « la victime » et par les contre-attaques qu’il déclenche.

François Burgat essaye de comprendre l ’islamisme et se demande , pourquoi on en est arrivé au terrorisme ? Il en arrive à dicter des « Recettes pour fabriquer des terroriste islamistes(19) ». Il conclut que c’est le durcissement des positions gouvernementales et la position de la France qui soutiennent la démocratie en Algérie, démocratie kidnappée et camouflée par un coup d ’Etat militaire. Faisant référence, ici, aux événements survenus en Algérie, après la victoire du FIS aux élections en 1989(20).

J.Hassoun (21), s’oppose à la vision de François Burgat . Pour lui , il n’est pas question de comprendre l ’islamisme car c ’est « une barbarie qui doit être combattue sans faiblesse ». L ’islamisme demeure à son égard synonyme de fondamentalisme(22) . C’est à dire qu’il propose une individualité faisant partie d ’un tout, assujetti à la parole de Dieu et que l ’islamisme est une réponse aux effets du libéralisme sauvage ou des dictatures militaires. S ’ils prennent le pouvoir, ils transformeraient la société en « une immense prison sinon en un sanglant abattoir ». L’islamisme s ’il séduit, c ’est parce qu’il apporte des réponses :

– Il offre à la communauté des croyants, une explication globale de la société.
– Il se constitue en théorie politique de rechange face à la mise à mal des repères identitaires.
– Il prétend offrir des solutions alternatives à ceux qui subissent les effets politiques du pseudo-socialisme ou du libéralisme sauvage.

Jacques Berque(23) , lors de son interview par L‘Humanité Dimanche le 17 novembre 1993, déclare : « Contrairement à ce qu ’on dit communément, l’islamisme n’est pas un extrémisme réactionnaire ou droitier de l ’Islam traditionnel. C ’est une réponse falsifiée à la modernisation, son erreur, ou fausset é, tenant à l ’utilisation du sentiment religieux en politique, en vue de la mobilisation des masses dans la lutte contre l ’Occident. Autrement dit, c ’est une acculturation négative et systématique, ne s ‘accompagnant d’aucune renaissance culturelle de type religieux. Là, réside l’origine de ses succès temporaires et de son échec probable à moyen terme, car il porte en soi sa propre contradiction »(24) .

Invité le 16 août 1994 par L ’Humanité , il s ’explique sur cette falsification de l’Islam par l’intégrisme : « Eh bien ! voici que l’Islam qui, pas plus que tout autre religion, ne s ’était discrédité par les compromissions de ses ministres, leur est offert comme dernier recours, là o ù ont échoué le pseudo-socialisme et le pseudo-libéralisme à l’occidentale. Telle, est en effet la plaidoirie de l’islamisme. Car ce n ’est pas une renaissance spirituelle. C ’est un transport de la religion en politique. C ’est là ce qui fait sa force , mais aussi sa faiblesse. Sa faiblesse car de telles utilisations, redoutables, certes , souvent tentées, en Islam et dans d ’autres confessions , ont toujours échoué à moyen terme. Il n ’y aura pas d ’exception « islamiste » au XXé siècle, même si l ’Islam peut et doit s ’intégrer parfaitement au monde et à la modernité . »(25).

Il a été important de s ’attarder sur la définition et l ’origine de ce phénomène puisque même dans Le petit Robert , le dictionnaire renvoie le lecteur à Mahomet et à Islam. Sans grande explication, voilà ce qui est précisé : « Islamisme : Religion musulmane. V. Mahométisme. »(26)

Il nous sera donc convenu de définir l ’islamisme comme un phénomène politico-religieux, visant à radicaliser les institutions , le droit, et la société. Ceci permettra de bien distinguer islamisme d ’Islam, puisque ce phénomène est à l ’origine politique. I l utilise le discours religieux à fin de créer un consensus homogène, c ’est donc un discours démagogique qui est utilisé par les islamistes . Discours basé sur la hantise à l ’égard d ’un ex-Occident colonisateur dont les valeurs seraient à l’origine des grands maux de ce monde.

B) ISLAMISME , FONDAMENTALISME , WAHHABISME , KHOMEYNISME (27) ?

L’islamisme, selon Roger Caratini, est l ’action individuelle ou politique, en vue de déterminer la position de l ’Islam face à la société de l’ignorance moderne. Action qui passe par une nouvelle compréhension de l’Islam. C’est aussi un retour au source par-delà les traditions de l ’histoire. Les islamistes ne sont pas de simples musulmans et l’islamisme n’est pas la simple observance de la religion musulmane. Cette terminologie coexiste avec l ’usage traditionnel, en français, de donner au mot « islamisme » soit le sens d’« Islam », soit le sens le plus général de « civilisation issue de islam. ». Ce glissement idéologique du sens est le même que pour «communisme », qui n’a pas la même signification chez les moines que chez Staline, par exemple. Les islamistes, qui pratiquent l ’Islam comme les musulmans non islamistes, distinguent bien nettement l’Islam traditionnel, qu ’ils appellent aussi « Islam archaïque », de l’islamisme dont la tâche est de sortir cet Islam de son immobilisme et de ses stéréotypes ( le soufisme, en particulier, est responsable en grande partie, selon eux, de cet immobilisme, car il a engendré ce qu’un islamiste tunisien appelle le « suivisme », l ’obéissance aveugle au « saint » ou au shaykh.). Cela dit, « distinction » ne signifie pas « rejet ». L ’Islam traditionnel a produit des hommes, qui en se rassemblant, en éveillant la réflexion chez leurs disciples, en intervenant en médiateurs entre les croyants et les autorités locales (cadis par exemple) inféodés aux modèles étrangers, jouent et peuvent jouer un rôle important dans la révolution islamique. Chez les Frères musulmans, par exemple, un personnage comme al-Banna ’ a été attiré par le soufisme dans son adolescence ; l ’un des leaders du courant islamiste marocain, Abdesselam Yassine, revendique la phase mystique de son itinéraire. De même, l’association islamiste al-Tabligh, créée par le Pakistanais Abul ’l-Hasan al-Nadawi vers 1970, est bien plus un retour au divin qu’une prédication doctrinale.

« Islamisme » est un terme spécialisé ; il ne faut pas le confondre avec fondamentalisme, qui est la doctrine du retour au Coran, et au Coran seulement, fondement unique de toute rénovation de l ’Islam. Là où les choses se compliquent, c’est lorsqu’on compare la mise en application de cette règle : elle varie selon les animateurs du projet fondamentaliste et selon les circonstances. Il y a le fondamentalisme extrémiste, qui n ’accepte que le Coran comme loi et qui refuse le Hadith et la Sunna ( c’est-à-dire la Tradition du prophète au sens défini plus haut, pp.250 sqq.) ainsi que la shari ’a découlant de l ’exégèse coranique ( c ’est celui du Lybien Khadafi) ; mais il y aussi le fondamentalisme conservateur, fondé sur le Coran, la Sunna et le fiqh ( droit coranique).

En un sens, tous les islamistes sont fondamentalistes, puisqu ’ils réclament un retour aux sources du Coran et de la Sunna ; mais ce retour est destiné, en particulier, à intégrer la modernité technologique, les courants économiques mondiaux, les rapports avec le monde non-musulman, etc. Les fondamentalistes classiques se limitent à l’encadrement moral de la société musulmane : ils n ’ont ni l ’ambition politique du pouvoir, ni l ’ambition économique de l ’expansion et du progrès ; ils se contentent d ’un projet éthique alors que les islamistes ont élaboré un projet de civilisation qui passe par la conquête du pouvoir et qui utilisera le fondamentalisme comme un outil. Les ulémas, par exemple, sont fondamentalistes ; ils désignent ce qui est bien et ce qui est mal ; mais l ’économie, par exemple, est en dehors de leur champ de vision, alors que, pour un islamiste, il faut d ’abord comprendre que le modèle économique occidental est immoral pour le changer en un système moral. Comment classer, alors, les « puritains de l ’Islam », à savoir les Wahhabites ?

Le wahhabisme s ’est développé au XIX ème siècle, avec, comme initiateur, Muhammad b. Abdal Wahhab, dans les déserts de l ’Arabie ; c’est une doctrine réformiste qui prêchait le retour à l ’Islam originel et la création d’un Etat dont la loi serait strictement fondée sur le Coran et la Sunna ( c’est ce qu’a réalisé Ibn Séoud au début du XX ème siècle). Les Wahhabites sont donc, en ce sens, des fondamentalistes dans la mesure où ils veulent restaurer les moeurs islamiques : mais il n ’y a pas, chez eux, un projet politique intégrant la modernité. Donc, on ne peut parler d ’islamisme au sens politique très spécialisé, qu ’a pris ce terme. Comment situer le khomeynisme p ar rapport à l ’islamisme ? Disons d’abord en quoi il diffère. Le khomeynisme est né dans une société chiite, où le clergé est très nombreux ( contrairement à ce qui se passe dans la société sunnite du Maghreb ou de l ’Arabie) et dans laquelle la contestation du pouvoir politique est une tradition, une raison d ’être. Les chiites, en effet, contestent systématiquement tous les chefs temporels arabes, auxquels ils refusent toute légitimité ; le dernier imam légitime, pour eux, est le onzième imam dans la desce ndance d’Ali ; le douzième imam est caché et réapparaîtra à temps donné : en attendant sa venue, il faut s ’en référer au Coran . De ce point de vue, le Khomeynisme est un fondamentalisme.

On peut donc dire qu ’il y a aussi des points de rencontre entre l’islamisme et le khomeynisme, dans la mesure ou l ’Ayatollah a mobilisé la foi religieuse pour la transformer en foi politique : le khomeynisme est donc, en un certain sens, un islamisme qui a réussi.

En Occident , et notamment en France, o ù l ’inconscient collectif n’a pas encore absorbé la perte des colonies d ’Afrique du Nord , les islamistes, les fondamentalistes et les khomeinistes sont coiffés d ’un même mot agressif : « intégrisme », voir même de « fanatisme ».

II) ISLAM ET POLITIQUE

Comme nous av ons pu le voir dans le Chapitre IV, l ’historique du phénomène politique en islam nous renvoie directement au Coran. Pour comprendre, le lien intrinsèque qui lie Islam et politique, il est indispensable de faire un bref rappel de l ’histoire des relations entre Islam et politique.

A) L’EXPERIENCE DE MEDINE(28)

En 622, Mahomet et ses disciples quittent La Mecque. C ’est cette émigration , cet exil, qu ’on appelle l ’Hégire . Ce n ’est pas une fuite mais une rupture géographique, psychologique, sociale et temporelle. La date de 622 marque en effet le début d ’une ère nouvelle et d ’un nouveau calendrier, le premier calendrier hégirien. La ville de Yathrib change de nom et prend celui de Médine.

De chef religieux qu ’il était à La Mecque, Mahomet va, à Médine , devenir un chef politique et militaire et organiser la communauté des croyants. Son premier acte important est de signer un pacte avec les autres groupes. Ce pacte, connu sous le nom de « Constitution de Médine », est qualifié par certains de chef-d ’oeuvre pol itique «international ». Donc, c ’est en véritable chef d ’état que Mahomet se conduit. De là, est née l ’idée centrale que l ’Islam est à la foi religion et mode de gouvernement de la cité politique.

B) LA CONTROVERSE(29)

Abderrahim Lamchichi(30) estime qu ’il y a deux attitudes possibles au sujet des rapports entre Islam et politique : une attitude dite celle des « intégralistes », qui refuse toute 1) forme d’intervention de la raison humaine dans l’intelligence du dogme. Attitude qui aboutit au refus de tout pri ncipe de séparation entre l’autorité religieuse et le pouvoir politique.

l’autre attitude est dite celle des « réformistes », qui affirme 2) que l’Islam ne comporte pas d ’injonctions spécifiques quant à la forme précise de gouvernement. Ce courant estime que l’éthique islamique , le corpus théologico-législatif, la foi, les rites et les prescriptions rituelles de l ’Islam….n’interdisent d’aucune manière, de penser le principe de la séparation des pouvoirs ou celui de la différenciation et de l’autonomisation du politique(31).

Le professeur Lamchichi, estime que l ’idée centrale qui domine depuis huit siècles, d ’un Etat islamique de Médine, est une « fiction » et une vision « moniste ». Cette vision est fondée sur un imaginaire politique islamique et une tell e conception, reposant sur le principe de l ’unicité, impliquant la fusion entre le droit et la foi, a joué un rôle néfaste pour l ’imaginaire politique islamique.

Pour défendre son idée, l’auteur se base les courants d’idées qui ont traversé l’histoire de la pensée musulmane. Ainsi, il nous rappellera les divergences de fond entre les tenants de l ’Islam théologico-législatif, dogmatique et les partisans de l’Islam mystique ( soufisme), qui sont représentés par Al-Hallaj (m.922), Ibn Arabi (1240) ou encore Su hrawardi (m.1234). Ils soutiennent l ’idée, selon laquelle, l ’Islam est davantage une religion du for intérieur – voir de la sainteté de l ’âme, de passion spirituelle, de l ’élévation au-dessus des affaires de ce bas-monde. On peut encore citer le grand historien Ibn Khadoun (1332-1406) qui a tenté de penser cette tension entre l ’Etat « naturel » , fondé sur la force et l ’utopie de l ’Etat califal comme puissance exécutrice d ’une normativité religieuse intégrale – en faisant appel non point à la dogmatique théologique mais à l’analyse sociologique, économique et historique.

La conception intégraliste vient conforter la démarche de certains observateurs du monde musulman qui adoptent une définition d’un Islam, prétendument immuable. L ’Islam serait, par excellence, la religion de la confusion entre l ’ordre religieux et l’ordre spirituel. C’est pourquoi, certains observateurs en arrivent à créer des liens entre par exemple Islam et Communisme ou Islam et Tradition politique. Deuxième lien que nous étudierons dans l’épilogue de notre mémoire, car il a énormément contribué à la formation de l’Islam dans l’imaginaire collectif.

1 L’Humanité du 10.11.93 ; « Opération policière dans les milieux intégristes »
2 Originaire de Médéa, arrivé en France à 19 ans, M. Kraouche a poursuivi de brillantes études , et il est embauché en 1990par la Mairie d’Argenteuil pour réorganiser son système informatique. En parallèle, il a effectué tout le parcours du jeune homme qui retrouve l’islam : fréquentant le Tabigh, il milite ensuite dans les rangs du Groupement Islamique en France, la branche parisienne de l’UOIF, crée une association culturelle islamique francophone, , fabrique un serveur islamique pour le Minitel , ect. A Taverny, ou il réside, il s’engage dans le soutien scolaire aux jeunes Maghrébins et intègre en 1989 le conseil communal de prévention de la délinquance, sur invitation de la municipalité. En avril 1991, il mène les négociations entre des « nouveaux jeunes musulmans » et la sous-préfecture de Nanterre, autour des questions de la drogue et de la violence, dans un contexte ou un dealer a été poignardé par un commando anti-drogue. C’est ce « Parcours exemplaire de militant de la réislamisation, alliant la réussite professionnelle au travail social, qui lui vaudra d »être mis en avant par Raban Kebir, représentant du FIS en Europe, pour assumer la fonction de « porte-parole des sympathisants du FIS en France », comme il se définit en 1991 devant les caméras de télévision. 3 L’Humanité du 8.11.93
4 La Croix du 8.11.93
5 Le Figaro du 5.11.1993
6 L’Humanité de Novembre 1993
7 La Croix de Novembre 1993 8 La Croix du 17.11.93 ; « Pile ou face , quel islam ? »
9 Le Figaro du 10.11.93 ; Publie cinq articles dans la seule édition du 10.11.93
10 La Croix du 6.08.94 ; « Pasqua monte en ligne contre les islamistes »
11 La Croix du 18.08.94 ; « Réislamisation profonde, intégrisme marginal »
12 La Croix du 26.08.94 ; « Nouveaux remous autour de Folembray »
14 Nous sommes à la rentrée scolaire de 1994, et les observateurs craignent dans ce contexte de suspicion à
l’égard des musulmans , une reprise de l’affaire des foulards et c’est ce qui se produit.
15 L’Humanité du 3.9.94
16 Le Figaro du 17.09.94 ; « La menace que le terrorisme intégriste fait peser sur la France s’installe dans le quotidien »
17 La thèse du chercheur au CNRS de François Burgat est commentée dans La Croix du 3et 4 septembre 1995 ;
l’article s’intitule : « L’islam permet la souveraineté populaire »
18 rappel ou est né l’islamisme (cf l’islam dans la cité)
La Croix du 3 et 4 .09.95 ; « L’islam permet la souveraineté populaire »
19 In revue Panoramiques ; Op . Cit.
19 In revue Panoramiques ; Op . Cit.
20 rappel ici des élections en Algérie. Le FIS remporta les élection en 1989 mais celui-ci fut annulé.
21 In revue Panoramiques ; Op. Cit. ; « Il n’est pas question de comprendre l’islamisme »
22 Cependant comme nous avons pu le voir le fondamentalisme est différent de l’islamisme.
23 Orientaliste et arabologue, sociologue, professeur honoraire au collège de France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages ; les arabes d’hier et demain, Ed. Seuil, 1960
Normes et valeurs de l’islam contemporain ; Gallimard, 1978
L’islam au défi ; Gallimard, 1980
Traduction du Coran ; Sindbad, 1991
Relire le Coran ; Albin Michel , 1993
24 L’Humanité du 17.11.93 ; »Un détournement » , rappelons que nous sommes en pleine affaire du voile et que de plus 15 jours auparavant les trois français tenus en otages venaient d‘être libéré.
25 L’Humanité du 16.08.94
26 Petit Robert 1 , page 1035, Edition 1997
27 Roger Caratini ; Le génie de l’islamisme ; Ed. Michel Lafon, 1992, p. 662à671
28 CF Anne-Marie Delcambre, L’islam, Ed. La Découverte, 1990
29 In revue Panoramiques . Op. Cit.
30 Maitre de conférences de sciences politique à l’Université de Picardie. Auteur de Islam, islamisme et
modernité ; L’Harmattan,1994 31 Position de Ali Abdel-Rasiq (1888-1968)
Muhammad Abdouh (1849-1905)

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