Institut numerique

Chapitre II – Fuir le réel : une aliénation à l’Ailleurs

Le courant du « neorrealismo(188) » auquel prétendait se rattacher Sábato entretient bien des liens avec le courant « réaliste » tel qu’il existe en France: « El novelista debe recrear la realidad en todas sus instancias, pero no falsear su esencia historica »(189) écrit le préfacier de l’édition argentine du roman (190), en guise de définition. Aussi, le « héros » du neorrealismo se définit en rapport avec son entourage, il est un individu qui cherche son identité mais aussi l’harmonie avec le monde qui l’entoure. Le réalisme est très présent dans Le Tunnel ainsi que dans Paulina 1880. Pourtant la lecture donne l’impression qu’une certaine dimension fantastique s’immisce, par moments, au sein du récit réaliste. Notons à ce titre l’épisode de la chambre bleue qui commence à tournoyer dans le roman de Jouve, ou encore l’ordre écrit par Dieu qui apparait sur le mur. Dans Le Tunnel, citons de la même manière les cauchemars de Juan, le toit noir de la cathédrale, la chambre sans limites, ou encore le sourire invisible de Maria… Réalisme, donc ? Oui, puisque tous ces éléments fantastiques, même si ce n’est jamais précisé, sont issus de la seule imagination des deux personnages. C’est la focalisation interne choisie par les auteurs qui permettent cette dimension fantastique dans les deux romans. Le réel semble par moments s’évaporer, sans toutefois que cela soit écrit. Or, si cette fuite du réel s’illustre bien textuellement, dans le choix de l’écriture, elle est également symbolique de celle des héros, à l’échelle du récit : la « folie » semble bien provenir dans une certaine mesure de la fuite du monde réel par la puissance de l’imagination. C’est ce foisonnement de l’imagination qui crée la troisième scission : scission, en somme, entre le monde réel et le monde imaginaire. Rupture propre à l’homme moderne, rupture qui mènera au crime passionnel.

II – 1 – Fuir le réel par l’extase

La fuite de Juan et de Paulina est à la fois une fuite devant le réel et une fuite du réel. Devant le réel, car c’est l’absurdité de ce dernier qui rebute les deux personnages ; fuite du réel car ils vont tous deux s’enfermer peu à peu dans un monde imaginaire, se reclure dans un univers propre à eux-mêmes. La volonté de fuir le réel apparaît à de nombreuses reprises. Chez Paulina, elle s’illustre dans la perspective de cette « vie intérieure » dont la première figure est le fétichisme, cette sorte de certitude que tout objet matériel est aussi un signe spirituel. Aussi, l’agneau du fermier de Turin, que Paulina « adore » comme un saint, n’est pas qu’un agneau, en témoigne ce passage :

Il avait les yeux doux, tendres, pleins d’étonnement, comme les siens. Elle l’enfermait dans ses bras et courait l’ayant sur sa poitrine. La chaleur du petit animal l’emplissait de trouble et de crainte, pourtant elle était sûre que le chevreau fut un pur esprit, une âme, une personne mystérieuse incarnée.(191)

Petite, Paulina fuit déjà devant la pure matérialité. On a déjà évoqué la transformation du corps de Paulina en un objet de l’esprit, la matérialisation de l’âme et de l’emprisonnement dans les courbes. On peut citer ce passage, extrait du discours de la jeune femme : « Au père Bubbo j’ai dit, pourquoi je ne serais pas un Ange ? » (192). Paulina cherche en fait à transcender le monde réel. Sans doute parvient-elle à le faire, puisqu’elle écrit, alors qu’elle est au couvent :

Je me suis perdue plusieurs fois. D’abord je l’ai fait doucement, ensuite je l’ai fait follement et j’ai tout, tout oublié. Me perdre était nécessaire. Aujourd’hui, je suis audelà.(193)

La fuite du réel est volontaire chez la jeune femme. D’ailleurs, à sa sortie du couvent, le narrateur relate que « peu à peu elle alla mieux, c’est-à-dire qu’elle rentra dans notre monde »(194).

Juan donne la même impression de fuite du réel. Cependant, elle est moins évidente chez le jeune homme puisque contrairement à Paulina celui-ci semble dans ses moments de lucidité s’accrocher au réel, lutter pour se concentrer sur des faits matériels. Mais cette tentative de fuite s’illustre malgré tout. Il convient d’évoquer ses « rencontres imaginaires » avec Maria au début du récit : Juan prend plaisir à s’imaginer toutes les rencontres possibles et les hypothétiques échanges correspondants. Il va jusqu’à se mettre en colère à la suite de ses propres élucubrations :

Il arriva (dans telle ou telle de ces rencontres imaginaires) que l’entretien tournât court à cause d’une irritation absurde de ma part : je lui reprochais presque grossièrement une question que je jugeais inutile ou irréfléchie. Ces rencontres manquées me laissaient plein d’amertume et, pendant plusieurs jours, je me reprochais la maladresse qui m’avait fait perdre une occasion si précieuse de nouer des relations avec elle ; heureusement, je finissais par me rendre compte que tout cela était imaginaire et qu’il me restait au moins la possibilité réelle.(195)

C’est l’imagination de Juan qui domine d’emblée sa propension à raisonner. La folie commence avec la fuite du réel. La tentation du suicide est également un exemple de cette tentation : il s’agit de fuir le cauchemar qu’est la vie.

A cette fuite du réel par l’imagination s’ajoutent plusieurs scènes qui témoignent du début de la folie, du commencement d’une scission interne : il s’agit des scènes d’extase pour Paulina et de bonheur intense pour Juan. Ces scènes sont emblématiques de la dérive de la raison, elles constituent l’acmé de l’irrationalité : sans raison aucune, les deux personnages se mettent à aimer, à adorer, à s’extasier.

Dans Le Tunnel ces scènes d’ « extase » sont intimement liées au mépris du jeune homme pour l’humanité, puisqu’il se met à adorer son entourage. Elles sont très rares, mais d’une intensité qui peut étonner : Juan ne s’est-il pas présenté lui-même comme un éternel pessimiste, un misanthrope ? Ces brefs passages semblent à ce titre presque ironiques tant ils contrastent, par leur naïveté, avec l’humeur générale de Juan. Pourtant ils ne le sont pas :

Comme j’attendis ce moment, avec quelle impatience je me jetai dans les rues, marchant à l’aventure, pour faire passer le temps plus vite ! Quelle tendresse remplissait mon âme, comme le monde, ce soir d’été, les enfants qui jouaient sur le trottoir me semblaient beaux !(196)

La folle euphorie de Juan transparait dans un discours aussi lyrique que comique puisque ces effusions de l’âme sont en contradiction totale avec sa personnalité. Un autre passage témoigne de cette inexplicable euphorie. Il s’agit du moment où Juan et Maria sont sur le rocher, à l’estancia, et que Maria parle d’elle :

Je ne disais rien. Des sentiments exaltants et de sombres idées tourbillonnaient dans ma tête tandis que j’écoutais sa voix, sa voix merveilleuse. Je tombai peu à peu dans une espèce d’enchantement. Le coucher du soleil allumait une fonderie gigantesque parmi les nuages du couchant. Je sentis que ce moment magique ne se répèterai jamais.(197)

La dimension cynique et ironique de Juan transparaît dans cette description d’un décor cliché du lyrisme, avec bonheur et soleil couchant. Sous la plume de Juan-narrateur, il y a une mise à distance de l’illusion du bonheur, décrit comme « une espèce d’enchantement ». En même temps, le narrateur évoque ce spectacle trop cliché par la métaphore « une fonderie gigantesque », dont la dimension hyperbolique peut être comprise comme une mise à distance ironique, mais aussi comme un écho à l’extase sincère vécue par le personnage.

Juan a de quoi regretter sincèrement la beauté d’une telle illusion, déjà condamnée par « de sombres pensées » et la certitude que « ce moment magique ne se répèterai jamais». Ce passage résume le paradoxe du personnage de Juan. La volonté de fuir le réel s’ancre tellement dans son esprit qu’elle transforme le monde hideux en un monde merveilleux.

Ces scènes d’épiphanie ont leur équivalent dans Paulina 1880. L’héroïne connait de nombreuses extases, à commencer par la vision du fameux tableau de l’Extase de Sainte Catherine, qui fait l’objet de ce récit introspectif :

La vision de Paulina se troublait, une étrange chaleur montait de son corps à sa pensée, elle éprouvait un désir brusque d’embrasser, de mordre, de battre et d’être anéantie.(198)

Les scènes de ce type sont multiples. L’extase intervient souvent aux instants où Paulina se met à adorer son propre corps, qui devient lui-même un saint : « O Madonna. Mes seins. Mes petits seins […] C’est trop beau, c’est trop beau, Ah !

Quelle pécheresse je suis »(199) écrit-elle. L’extase, irrationnelle également, devient sensuelle, sexuelle, elle survient à chaque pensée, à chaque instant. Qu’elle provienne de Dieu ou de Michele, quand « Ils » la visitent, qu’elle soit due à son corps contemplé ou mutilé, les scènes d’extases de Paulina viennent ponctuer ses instants de solitude absolue, d’ennui, de demi-mort. L’épiphanie et l’extase sont dans les deux romans les premiers indices d’une scission du moi, d’une crise existentielle.

II – 2 – L’aliénation métaphysique

Fuir le réel, soit. Mais pour aller où ? Il faut d’ores et déjà préciser que le cheminement « hors du réel » de Juan et de Paulina sera un cheminement intérieur. Paulina 1880 est un roman profondément métaphysique : le lien entre l’amour et le pêché est en effet l’un des points centraux de l’œuvre, d’où les nombreuses études psychanalytiques de la figure de la jeune femme. Cette dimension métaphysique du roman, même si elle n’en n’est pas le point central de cette étude, doit être évoquée. Elle a un rôle important dans cette crise de l’homme puisqu’elle participe grandement à la distorsion de la conscience. Il a été dit que Jouve a été fortement influencé par Freud, et que le travail de ce roman n’y est pas étranger, loin de là. Il s’agira donc d’étudier la dimension métaphysique de la personne de Paulina plus globalement, pour la lier avec la crise de l’homme contemporain.

Il serait erroné de parler pour Le Tunnel d’un roman métaphysique. En effet, on a déjà vu que Juan apparait au premier abord comme un homme qui s’efforce d’être rationnel : textuellement, il ne cesse de rejeter tout écart suprasensible. A l’opposé de Paulina qui est attirée dès son enfance par Dieu, allant jusqu’à chercher à être « possédée » par celui-ci, Juan n’a aucune croyance, aucune superstition, aucun doute métaphysique : il est bien trop cynique pour cela. Pourtant, au cœur de toute cette prétendue logique, cette rationalité exacerbée, il y a un point sur lequel Juan ne s’appesantit pas, un fait qu’il n’analyse pas et qu’il ne remet jamais en question. Ce point est pourtant central puisque toute l’intrigue en découle : c’est la puissance qu’il donné à l’art. Comment sait-il à travers un simple regard sur un tableau que Maria peut le comprendre ? En effet, citons cette phrase très importante, qui fait naître le récit : « A une seule exception près, personne ne parut comprendre que cette scène constituait quelque chose d’essentiel »(200), commente Juan pendant qu’il narre la première scène, celle de l’exposition. De plus, le chapitre se clôt par cette remarque : « C’était comme si la petite scène de la fenêtre avait commencé à grandir et à envahir toute la toile et toute mon œuvre »(201). L’un des paradoxes fondamentaux du personnage de Juan réside dans ce mystère : Comment un homme aussi rationnel peut-il se laisser envahir, voire posséder, par cette certitude immatérielle ? Il s’agit donc pour les deux romans d’examiner l’origine et l’importance de l’aliénation métaphysique, dans une étude qui servira à montrer, dans un dernier temps, la lutte introspective fondamentale qui découle de cette aliénation.

«L’auteur a pour dessein de peindre un être essentiellement caractérisé par sa religiosité. »(202) écrit Dorothée Cathoën à propos de Paulina. En effet, dans Paulina 1880, l’aliénation métaphysique apparaît comme le thème central de l’œuvre. C’est cette aliénation, inhérente au personnage de Paulina, qui est a priori la cause de l’assassinat de Michele. Il faut rappeler que l’aliénation de Paulina a pour objet la foi catholique. Le terme d’ « aliénation » plus violent que celui de « croyance », convient davantage pour définir cette part de Paulina. En effet, c’est sa croyance implacable et absolue en sa foi qui la pousse à une se soumettre aux ordres du père Bubbo dans un premier temps, de Dieu dans un second temps. Il faut à cet égard rappeler que c’est lorsque Paulina voit l’ordre écrit par Dieu sur le mur qu’elle décide d’obéir à ce dernier et de tuer son amant.

Au « Tu ne tueras point », premier des dix commandements, se substitue « Dans quelques heures tu le tueras »(203) écrit sur le mur. « Dieu a conduit ma main (»204) assure Paulina au moment où elle lit le message. Plus encore, elle insiste : « J’ai lu, j’ai bien lu ce que Dieu a écrit sur le mur ». Au moment du crime, plus aucun doute n’est possible : Paulina ne s’interroge pas une seconde sur l’identité de l’auteur du message, ni même sur la véracité de l’existence du message. Si cette aliénation est à son apogée au moment du crime, on note qu’elle a toujours existé.

En effet, dès le deuxième chapitre, la foi de Paulina est évoquée à travers la description de la chambre bleue. Le portrait de la jeune femme, on l’a dit, est donné à travers la description de son lieu de vie. Or c’est l’importance de la foi dans la vie de Paulina qui transparaît le plus dans ces quelques pages. La description de « l’objet » posé sur la petite table dans un coin de la chambre, est sujet à une enquête du narrateur. Comme s’il cherchait à connaître et à comprendre la personne de Paulina, ce dernier s’interroge sur la nature de l’objet :

Pourtant cet objet sur une table à l’écart de la lumière, était-ce une variété de méduse géante ou un simple lobe de verre sur une chose indéfinissable ? […] On s’approchait de l’objet, c’était bien du verre ; à l’intérieur d’une montagne de cristal de roche portait de petits personnages coloriés. Le Christ est en prière, les Apôtres dorment autour. Au pied de la montagne, une mitaine de filoselle était couchée comme morte sur un cahier à couverture jaune portant ce mot : Visitation. (205)

L’enquête aboutissant à une focalisation du narrateur sur cet objet digne d’attention dans la pièce (à moins qu’il ne s’agisse véritablement du seul objet présent dans la chambre, fétichisé comme le serait un objet unique dans une chambre de couvent ?) illustre l’importance de la religion dans la personne de Paulina. Si, comme cela a été analysé, la chambre bleue représente la jeune femme, cet objet en est le cœur, le noyau. La boule en verre contient l’essence de Paulina : la « Visitation » qui constitue d’ailleurs le titre du quatrième chapitre de l’œuvre, dans lequel Paulina est au couvent. Rappelons que l’épisode de la Visitation, dans la religion chrétienne, renvoie à l’annonce d’Elisabeth à Marie selon laquelle elle porte le Christ, fils de Dieu. Elisabeth s’écrie alors « Tu es bénie entre les femmes, et béni le fruit de son sein ! ». Cet épisode, dans lequel Marie apprend ce qui la lie à Dieu, est constitutif de la personne de Paulina, qui est, elle aussi, « bénie entre les femmes ». Elle écrira l’existence de ce lien, la certitude de cette possession d’elle-même par Dieu, pendant son séjour au couvent, justement au chapitre « Visitation ». Elle s’adresse alors, par le biais de son journal intime, à Michele :

Tu ne pourras donc jamais comprendre que Dieu m’ait appelé par mon nom ? Et Il a demandé de moi un service extraordinaire. Je le sens, même quand je suis dans mon désert.(206)

Paulina a été choisie, élue par Dieu. Tout au long du roman, elle évoque cet assujettissement à l’être supérieur, et agit en conséquence. Elle est plus qu’une simple croyante : elle est une sainte, à l’image de Thérèse d’Avila. Elle acquiert des pouvoirs divins et se distingue en cela du commun des mortels. L’épisode du chevreau en témoigne, puisqu’à l’occasion de ses rencontres avec le petit animal, Paulina le comprend et lui parle : « Leurs entretiens étaient alors pleins d’une poésie admirable et terrible, celle des choses qui vont affreusement finir » (207).

Durant cet épisode, non seulement Paulina communique avec le chevreau qu’elle adore, mais elle connaît également la suite des évènements : l’animal sera tué par le fermier. La croyance en Dieu porte la jeune héroïne au sommet de l’aliénation métaphysique : elle est possédée par Dieu. L’ « Ailleurs » à l’origine de la crise interne de l’héroïne n’est pas seulement à l’extérieur : il est constitutif de l’être de Paulina, il en est l’essence-même.

L’aliénation métaphysique se présente différemment pour le personnage de Juan. C’est, plus précisément, le terme de « métaphysique » qui doit être entendu d’une autre manière : il n’est pas question de religion dans Le Tunnel puisque Juan n’est pas croyant. Le mépris envers la religion et ses figures est d’ailleurs présent dès les premières pages du roman, sous la plume du narrateur : « Même un homme réel ou symbolique comme le Christ a prononcé des paroles suggérées par la vanité ou du moins par l’orgueil » écrit Juan pour se justifier de sa propre vanité. Il se dissocie des croyants plus loin dans l’œuvre en écrivant : « Vous savez, je suppose, qu’on va [au café Marzotto] écouter des tangos, mais les écouter comme un croyant écoute la passion selon saint
Matthieu »(208).

Chez Juan, ce n’est pas Dieu qui est l’objet de l’aliénation métaphysique, mais l’art. Le premier exemple est le refus catégorique de Juan des commentaires des critiques d’art selon lesquels ses œuvres sont « solides, d’une belle architecture ». L’art ne peut pas, dans l’esprit de Juan, se borner à cette pure matérialité, à cette « rigidité » que lui attribuent les « charlatans ».

Mais c’est la scène de la petite fenêtre qui est l’incarnation de la puissance métaphysique de l’Art. C’est à cet instant précisément que, pour la première fois du roman et certainement de sa vie, Juan a l’impression que quelque chose lui échappe. Le jeune homme dit avoir la certitude que Maria était, comme la femme qui regarde par la fenêtre, isolée du monde entier. Et pourtant, loin d’être apaisé par cette certitude, il écrit : « Elle disparut dans la foule tandis que j’étais pris entre une peur insurmontable et un désir angoissant de lui parler. Peur de quoi ? »(209). La peinture est à l’origine du doute. Plus tard, Juan, en réfléchissant à cette scène, dit à une Maria imaginaire : « Pourquoi avez-vous regardé uniquement cette petite fenêtre ? »(210) Cette question, qu’il aura l’occasion de lui poser réellement, n’obtiendra jamais de réponse. Le tableau de Juan et le mystère de la petite scène est à l’origine de la passion du jeune homme pour Maria. Cette étude a montré que Juan n’était pas compris par Maria, et qu’il ne la comprenait pas non plus. Quelque chose dans leur lien le dépasse, quelque chose dont l’origine est la petite fenêtre. Toute l’incompréhension au sein du couple découle de l’absence de réponse à cette première question « Pourquoi avez-vous regardé uniquement cette petite fenêtre ? ».

En fait, c’est la femme du tableau, cette femme qu’il a peint lui-même, que Juan voit en Maria. Maria est véritablement une apparition, qui nous rappelle celle de Madame Arnoux dans L’Education sentimentale(211), mais il se distingue de Frédéric Moreau en ce sens que Juan n’a pas conscience de l’enjeu de cette apparition, ni même que c’est une apparition. Il ne fait pas le lien entre la puissance de l’art et l’impression que lui donne Maria, De fait, toute la première scène est une mise en abîme. Le tableau qu’il a créé de ses mains vient se matérialiser devant lui. Maria devient la femme, cette femme hors du réel, cette femme picturale, enfant de l’Art. L’immatérialité de la femme du tableau s’incarne en Maria qui échappe de ce fait au monde réel, en témoigne la description physique qu’en fait Juan :

Il y avait en elle […] quelque chose d’indéfini et sûrement d’ordre spirituel ; peut-être le regard, mais jusqu’à quel point peut-on dire que le regard est quelque chose de physique ?(212)

Juan reconnaît la dimension spirituelle de Maria. Cette femme, sans que Juan ne l’associe directement au tableau, a quelque chose d’irréel, quelque chose qui échappe au monde physique. C’est un produit de l’Art, l’Art qu’on ne peut réellement comprendre. Il s’avère que les crises de Juan interviennent le plus souvent lorsqu’il est à l’atelier, entouré de ses tableaux. L’une d’elle est particulièrement emblématique de la dimension métaphysique donnée à l’Art par le jeune homme : il s’agit de la destruction des objets de l’atelier, à la fin du roman. Juste avant d’aller acheter l’arme du crime (le couteau) Juan prend la décision de détruire toutes ses œuvres. Cet acte est symbolique dans la mesure où l’art correspond à cet « Ailleurs », à cet absolu métaphysique, qu’il faut anéantir pour retrouver la raison. Juan ne peut donc que chercher à détruire physiquement cette irréalité :

J’entrai dans la cuisine, attrapai un grand couteau et revins dans l’atelier. Qu’il restait peu de l’ancienne peinture de Juan Pablo Castel ! Ils auraient maintenant tout le loisir de contempler ces colonnes brisées, ces statues mutilées, ces ruines fumantes, ces escaliers infernaux, déployés là comme dans un musée des cauchemars pétrifiés, un musée du Désespoir et de la Honte. Mais il y avait quelque chose que je voulais détruire jusqu’au moindre vestige. Je le regardai pour la dernière fois, sentis ma gorge se serrer douloureusement, mais n’hésitai pas : à travers mes larmes, je vis confusément tomber en lambeaux cette plage, cette femme lointaine et anxieuse, cette attente. […] Je marchais sur les lambeaux de toile et les piétinai comme des chiffons sales. Jamais plus
ne recevrait de réponse cette attente instantanée !(213)

L’origine de l’aliénation métaphysique, à savoir l’Art, doit être totalement détruit pour que Juan soit libéré de cet « Ailleurs » qui le possède et qu’il ne contrôle pas.

L’ « Ailleurs » à l’origine de l’aliénation métaphysique prend une forme différente dans chacun des deux romans. Paulina est « aliénée » par sa religion, « possédée » par Dieu, et c’est la puissance de sa foi qui la mène à la folie criminelle. Chez Juan, c’est l’Art qui a cette force immatérielle.

L’aliénation de Juan s’illustre dans l’identification d’une figure artistique, la femme du tableau, à Maria. Juan ne cherche qu’à comprendre, et de ce fait à anéantir cette force qui le dépasse, cette force sans nom qui échappe à la raison et au réel. Détruire Maria, comme détruire ses œuvres d’art, c’est tenter de supprimer l’incontrôlable. Peut-on cependant considérer que cette aliénation est totale, définitive ? Cela reviendrait à faire de Juan et de Paulina deux êtres « simplement » fous, malades. Or, la fin des deux romans, qui prennent tous deux la forme d’un « épilogue » (on y voit la vie de Juan et de Paulina quelques années après le meurtre) contredit cette hypothèse. Les deux personnages, quelques années après leur crime, semblent tout à fait lucides. Juan décide posément d’écrire son histoire, et semble avoir retrouvé toute sa raison, à en juger par le retour de ses « raisonnements » perdus : « Pendant ces mois d’emprisonnement, j’ai souvent essayé de m’expliquer le dernier mot de l’aveugle, “insensé” »(214). Quant à Paulina, elle vit sereinement sa solitude, étant devenue une « paysanne », seule, pensant à ses soucis d’argent et à ses pommes de terre. Le narrateur précise : « Son calme visage n’avait que deux expressions : la pureté inanimée et le sourire »(215). Il semble difficile de ne pas voir sans ces deux excipits un retournement de situation. Conscients du crime qu’ils ont commis, raisonnables et sages, ils semblent avoir retrouvé toute leur lucidité. Mais peut-être ne l’ont-ils jamais vraiment quitté ? Comment interpréter le crime passionnel s’il n’est pas le résultat d’une « simple » folie ?

188 « néo-réalisme » en français
189 On traduirait en français par « Le romancier doit recréer la réalité dans toutes ses imensions, sans dénaturer son essence historique »
190 LEIVA Angel, préfacier de la version espagnole, dans El tunel, ed. Catedra, Letras hispanicas, 977, Madrid, p. 32.
191 Paulina 1880, ed. cit. p. 27.
192 ibid. p. 39.
193 ibid. p. 179.
194 ibid. p. 200.
195 Le tunnel, ed. cit. p. 26.
196 ibid, p. 63.
197 ibid. p. 107.
198 Paulina 1880, ed. cit. p. 30.
199 ibid. p. 64.
200 Le tunnel, p. 13.
201 ibid. p. 16.
202 CATOËN Dominique, Enjeux littéraires et transtextualité biblique dans le discours omanesque de Pierre Jean Jouve, thèse électronique, 2009.
203 Paulina 1880, ed. cit. p. 230.
204 ibid. p. 230.
205 Paulina 1880, ed. cit. p. 16.
206 Paulina 1880, ed. cit. p. 154.
207 ibid. p. 27.
208 Le tunnel, p. 48.
209 Le tunnel, p. 16.
210 ibid. p. 16.
211 « Ce fut comme une apparition » dit le narrateur de L’éducation sentimentale, en évoquant a première rencontre de F. Moreau et de Mme Arnoux.
212 ibid. p. 39.
213 Le tunnel, ed. cit. p. 130.
214 ibid. p. 140.
215 Paulina 1880, ed. cit. p. 240.

Page suivante : Chapitre III – Le meurtre de l’amant : une allégorie de la crise existentielle de l’homme

Retour au menu : De la raison à la folie : le crime passionnel dans Le Tunnel d’Ernesto Sabato et Paulina 1880 de Pierre Jean Jouve