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CHAPITRE 2 : « La Croix et l’affaire Rushdie »

Dans l ’affaire Rushdie , La Croix s ’intéressera plutôt à l ’impact international et national , à la blessure spirituelle que les chrétiens partagent avec les musulmans. L’Humanité, nous le verrons, dénonce la discrétion et la prudence diplomatique de Moscou , tout en définissant l’acte de Khomeiny d’obscurantiste.

L’information religieuse demeure différente de l ’information politique, elle l ’est d ’autant plus lorsque l ’attention des rédactions et de l’opinion publique est attirée sur la vie des communautés religieuses.

Même si l ’islam rentre en scène bien après le protestantisme et le judaïsme , elle ne demeure pas moins la religion qui a joué un des rôles les plus importants dans l ’actualité. C ’est pourquoi, La Croix accordera énormément d’importance à cette affaire. Mais c ’est aussi du fait que L es versets sataniques trouvent une certaine similitude avec l’affaire Scorcese à quelques mois d’intervalle.

Notre but dans ce chapitre sera d ’analyser et de comprendre l’attitude de La Croix durant l ’affaire, pour cela un bref rappel du regard chrétien sur l’islam nous semblera essentiel. Dans un premier temps, nous essayerons aussi de suivre l ’approche analogique opérée par notre quotidien catholique avec La dernière tentation du christ . Dans le deuxième volet, refus de l ’amalgame et de l ’appel au meurtre offriront à La Croix sa ligne de conduite. Le journal dénoncera même les enjeux diplomatiques et apposera une définition de la liberté d’expression.

Il est évident et nous le soulignerons plu s bas que le regard chrétien porté sur l ’actualité culturelle, politique et religieuse n ’est pas un regard objectif , il n’en demeure pas moins qu’un regard d’intellectuel s’ouvre à d’autres points de vues.

I) DE L’INFORMATION A L’ENGAGEMEMENT

A) LA CROIX ET L’INFORMATION RELIGIEUSE

1) Rappel historique du regard chrétien sur l ’islam : du Moyen-âge à Vatican.

a) Au Moyen-âge, Selon Robert Caspar,(4) nous avons trois courants entremêlés :

– Le c ourant populaire : on y retrouve les légendes les plus absurdes , on fait même de Mahomet un cardinal romain déçu de n’avoir pas été élu pape et s ’en est allé en orient pour fonder cette religion si hostile au christianisme.
– Le courant culturel : celui-ci est introduit par les échanges scientifiques pendant une relative période de stabilisation politique de part et d ’autre de la Méditerranée ;Ce courant est fortement représentatif de l’Espagne Andalouse du XI et XII éme siècle.
– Le troisième courant s ’intéresse à la religion musulmane ; nous observons un effort de traduction du Coran en latin dont la finalité à l’époque est de s ’approprier le savoir des gentils, des païens , des infidèles pour retourner contre eu le fruit de leur savoir. Cette motivation apparaît dans la traduction des textes religieux d ’origine islamique. Pierre Le Vénérable(1142) découvre l ’islam et presse la nécessité de lutter contre les musulmans , par la plume , il faut donc dit-il, connaître la doctrine . Il confie l ’entreprise à une équipe de traducteurs qui travaillent de manière très littérale ce qui favorisa de nombreuses erreurs, notamment la traduction de Judas Ben Moshé, dans laquelle nous retrouvons d ’énormes controverses, des préjugés apologiques……

Cependant l’opinion diverge chez les franciscains et les dominicains qui sont amenés à parcourir le monde musulman pour des missions diplomatiques et apostoliques.

La plupart vont renier les condamnations théologiques de leurs confrères, en avouant leurs admirations devant le série ux de la vie religieuse en terre d’islam(5).

b)De la renaissance au siècle des lumières

Sur le plan politique :

1453 : Bysance tombe aux mains des ottomans.
1663-1683 : Siège de Vienne.

Sur le plan idéologique et religieux : la série de réfutation du Coran se poursuit menée par notamment Nicolas de Cuse(15éme siècle)(6).
Au 18éme , c’est le siècle des lumières contre le fanatisme chrétien, on trouvera dans l ’islam , le modèle de religion sans mys tère qui correspond croit-on au théisme rationalisant des philosophes .Mais nous avons des oeuvres dénigrantes tel que : La vie de Mahomet , par le Comte Boulainvilliers Henri(7).

Au 19 éme , ou « Le siècle profane », on verra en Mahomet un des représentants du génie de l ’humanité et cela au travers des travaux de l’anglais Caryle Thomas(8) ainsi que ceux de Goethe(9) .

Renan 10,quant à lui reproche à l’islam son fatalisme et son fanatisme dans thèse de doctorat sur Averroés(1852).

Ce siècle sera aussi parcouru par un orientalisme qui s ’efforce à partir d ’une connaissance érudite et scientifique de l ’islam , de donner une vision objective du monde musulman. Mais les préjugés du siècle de la colonisation qui rencontre un islam en pleine décadence, donnent à des oeuvres un ton souvent méprisant .Thierry Hentsch , le dénonce dans son livre, L’Orient imaginaire, des Editions de Minuit,1988 : « -la mentalité qui le précède , l’accompagne et en a la nostalgie lorsqu ’il n ’est plus à l ’oeuvre- a produit sur l ’Orient un inépuisable sottisier qui , aujourd ’hui encore sert de répertoire à beaucoup d ’Occidentaux dés qu ’il s ’agit de qualifier le monde arabo-musulman ».La période coloniale va ouvrir donc un nouveau dialogue sur l ’islam , que Maxime Rodinson ne manquera pas non plus de résumer dans La fascination de l’islam.

c) Au début du siècle , on reproche à l ’islam son immortalité. On glose sur la vie sexuelle et conjugale du prophète aux innombrables épouses . On met en relief l es faiblesses de la morale musulmane , avec la polygamie , la répudiation unilatérale de la femme.

Puis renversement de la tendance avec un artisan : Louis Massignon(1883-1962),suivi de Miguel Asin Palacios et Louis Gardet. La thèse de Massignon en 1922 su r Hallâj, « le martyr mystique » de l ’islam, le réhabilite en faisant de lui un personnage sublime et pathétique . Il va essayer aussi d ’amener les chrétiens à une vision plus mystique que théologique. Il voyait dans l ’islam l’héritière d ’Abraham. Après M assignon , il ne sera plus possible d’ignorer la grandeur religieuse de l ’islam . Le concile du Vatican saura la reconnaître.

Le premier texte , dans La Constitution sur l’église(num.16), a l’intérêt de situer l ’islam comme la première des grandes religions monothéistes non bibliques : « Mais le dessein du salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le créateur et, en premier lieu, les musulmans qui , professant avoir la foi en Abraham , adorent avec nous le dieu unique et miséricordieux, qui jugea les hommes le premier jour ».

Lors de la « Déclaration sur les relations de l’église avec les religions non chrétiennes »(Nostra aetat, Num.3), les premiers mots prononcés furent « l’église regarde avec estime les musulmans » ; ce qui marque la volonté d e rapprochement du Vatican. La première partie du texte donne les axes essentiels de la foi et culte musulman, la deuxième partie invite à oublier le passé et à dialoguer, collaborer avec les musulmans pour le bien de l’humanité.

L’heure est donc depuis à la collaboration et au dialogue , des colloques islamo- chrétiens sont organisés et se multiplient, comme par exemple à Cordoue en 1974,1977,1986,1987 ou à Tunis en 1974,1979,1982,1986. Il se crée aussi des groupes de recherches comme le GRIC ( Groupe de Recherche islamo-chrétien, fondé en 1977. Il a étudié pendant cinq ans « les écritures révélées , la Bible et le Coran », puis de 1982 à 1985 : la réincarnation ; de 1985 à 1989 :la foi et la justice ; depuis 1989 : le péché.

En 1964, se crée aussi un secrétariat pour les non chrétiens , il reçut en 1989 le titre le plus prestigieux et devint le « conseil pontifical pour le dialogue entre les religions ».

Le pape Jean Paul II, appelle à une véritable fraternité et compréhension entre les chrétiens et les musulmans. Cela se manifeste par sa visite au Maroc en octobre 1985 , événement considérable, traduisant cette volonté de rapprochement islamo-chrétienne.

Cependant , le Vatican ne fait pas l’unanimité, nous constaterons que la hiérarchie ecclésiastique locale et internationale reste divisée. Les divergences demeurent sur des points théologiques et en l’occurrence : la Trinité. Le Père Claude Geffré lors de la rencontre islamo-chrétienne de Tunis en 1979 , avancera que la révélation trouve son accomplissement dans la personne de Jésus Christ. Et à cet effet , Jésus Christ est plus qu ’un prophète. En tant que fils de Dieu, il est l ’événement indépassable de la présence de Dieu aux hommes. D’autres iront plus loin, dont le théologien Karl Rahner qui condamne o u clôture la révélation « à la mort du dernier apôtre ».

L’évêque anglican Kenneth Cragg demande aux chrétiens de reconnaître franchement que Mahomet est un prophète , tout en maintenant fermement que pour lui Jésus est plus qu’un prophète.

Le regard chrétien depuis Vatican II d) Le concile oecuménique de Vatican II de 1965, rend hommage à l’islam pour les « vérités » qu’il a transmises sur Dieu , Jésus , Marie. L’heure n ’est plus à la recherche d ’un imposteur ou d ’un génie religieux mais au dialogue . Cependant deux visions vont s ’opposer, celle que l’on pourrait désigner d’optimiste et une autre de pessimiste . La première étant défendue par Leila Babés (8), dans son ouvrage, L’islam positif paru aux Editions Ouvrières en 1997, elle accorde six chapitres au dialogue islamo-chrétien dans le but de renvoyer comme elle le dit : « une sorte de contre-image par rapport à l ’image négative, des médias et d ’une partie de l ’opinion. ».

C’est pourquoi, elle nous rappelle que l’islam est ouvert, cela en résumant l’historique du dialogue au travers d ’un centre particulier qui est celui de Hautmont à Mouvaux, près de Tourcoing où un week-end spirituel est organisé. Comme l’indique Leila Babés, dans ce genre de rencontre , on préfère l’amitié à la polémique théologique car demeure l’épineux débat sur la trinité. Les musulmans réfutent l ’idée que Dieu puisse enfanter, Jésus reste un prophète , sans pour autant le diviniser. Ces rencontres se déroulent dans le respect mutuel des convictions religieuses de chacun , pour montrer que musulmans et chrétiens peuvent vivre en harmonie. On délibère sur l ’éducation , les problèmes sociaux (la famille , la jeunesse). Ce dialogue interreligieux a pour but d’améliorer la condition de l ’homme sur terre .Cette recherche du dialogue , nous la retrouvons dans le journal La Croix. Dans plusieurs articles, on cherche à présenter l’islam comme un confrère spirituel .

Cependant tous les chrétiens ne sont pas attachés au dialogue avec l’islam, l’argument avancé comme le souligne L. Babés, est l’absence de réciprocité de la part des musulmans, on évoque le manque d’enthousiasme des musulmans dans l ’engagement. D ’ailleurs J.C Basset9 fait un véritable réquisitoire et va jusqu’à avancer que les musulmans ne sont pas favorable au dialogue car celui-ci n’est pas inscrit dans une tradition historique chez les musulmans. D ’autres chercheurs, comme G. Kepel ou Claire De Galembert expriment des réserves quant à l ’enthousiasme des chrétiens. Selon eux , les chrétiens seraient passés de la compassion pour l ’exclu à la prise de conscience de l’émergence d’un rival . Cette évolution serait liée à la solidarité des chrétiens, qui procédait essentiellement d ’une perception focalisée sur les conditions sociales , économiques et politiques de l’immigré. Or depuis q ue l’islam est devenu visible, cette perception a été altérée. Ils arrivent à la conclusion que l’église catholique se trouve confrontée à deux logiques : à une logique de solidarité qui s’inscrit dans la mission apostolique du chrétien et à la logique de démarcation, sinon de concurrence religieuse. Ce groupe de chercheurs avancent même la date de ce revirement du regard chrétien porté sur l ’islam qui serait 1982, correspondant au remplacement à la tête du secrétariat de l’église catholique du Père blanc : Michel Lelong, islamophile, chargé des relations avec l’islam par le Père Serain.

Il est vrai que le dialogue islamo-chrétien ne fait pas l’unanimité dans les rangs de la hiérarchie ecclésiastique. C ’est ainsi que Monseigneur Delaporte, Fauchet , Chatagrin et Roziers ’interrogent sur la présence musulmane . Cette tendance dénonce cependant toute idéologie raciste qui récupérait le catholicisme pour s ’alimenter. Elle conteste en cela les thèses du Front-National et s ’oppose aux courants d’opinions dans la société qui cherchent à légitimer le rejet des populations de tradition islamique par l ’invocation des valeurs chrétiennes . Ils défendent l’idée à savoir qu’il faut aider les nouveaux migrants musulmans à mieux s ’intégrer dans la société laïque d’accueil. Il reste certains évêques qui émettent des suspicions à l’égard de ce groupe ; il s ’agit là de Monseigneur Dufaux et de Monseigneur Coffy.

Les Versets Sataniques : un événement polysémique 2) qui oblige La Croix à sortir de son champ ecclésial. a) Le journal se trouve dans une triangulaire .
La crise des Versets Sataniques va plonger le quotidien dans l’ambiguïté. Cela fait suite aux directives prises par le journal dans les années 70-80. La Croix se voit ainsi pris entre les feux croisés de trois positions :

– la politique oecuménique du Vatican et la poussée, comme nous l’avons vu, de milliers de catholiques pa rtisans du dialogue islamo-chrétien
– la hiérarchie ecclésiastique qui émet des réserves quant à la présence des musulmans en France. Ils voient dans l ’appel au meurtre une réponse à leur dénigrement concernant les efforts d ’un dialogue.
– Le pluralisme aussi bien religieux que politique de ses lecteurs.

Noël Copin le définit ainsi en février 1983 : « choix d’un pluralisme qui n’est pas la neutralité ou l ’indifférence mais qui amène à l ’explication , à la confrontation entre ceux qui pensent différemment et donc aussi pour chacun à sa propre remise en question »(10) .

C’est donc le choix du pluralisme politique et religieux des lecteurs, cette volonté d ’engagement et de prises de positions des journalistes, ainsi que l ’opinion pesante d ’une certaine hiérarchie ecclésiastique qui va définir la position de La Croix durant l’affaire.

Le fond du débat pour le quotidien demeura dans la place accordée à la liberté de conscience, d ’expression et au respect des convictions de chacun.
Le journal se trouve alors dans un prisme , attaché aux valeurs des libertés et en même temps défenseur des convictions religieuses, comme si elles étaient antithétiques : La Croix va opter pour un compromis pour éviter de compromettre les relations islamo-
chrétiennes.

b) La Croix, plongé dans un événement polysémique.

Depuis la fin des années 70 , La Croix accepte le pluralisme d’opinions politiques des catholiques et de ses lecteurs. C ’est pourquoi, le journal s ’efforce d ’être le reflet de la réalité et de la vérité, ce qui l ’oblige à intellectualiser ses débats . D ’autre part , l’affaire Rushdie , bien que provocant une crise morale au sein de la communauté musulmane et une crise éthique, l ’appel au meurtre n’en demeurera pas moins une crise diplomatique . La Croix , da ns un souci d ’objectivité sondera l ’opinion publique ( il suffit ici de s’en référer à la rubrique courrier qui autorise les lecteurs à s ’exprimer sur les événements faisant la UNE ) et politique. Les réactions des divers courants politiques sont recueillis et inscrits dans la rubrique réaction, ainsi le 21 février 1989, le journal transmettra les opinions de Jack Lang, Edouard Balladur , Simone Veil ou encore le 28 de ce même mois : Laurent Fabius , Philippe Seguin , J-M. Le Pen , Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand le 1er mars, M.Rocard , J.Chirac et P.Joxe le 2 mars .

Le journal va d ’abord faire de la crise un enjeu diplomatique et politique ? D’ailleurs, on le constate dans les premiers articles qui lui sont accordés et qui portent sur une critique de la classe politique anglaise, divisée par les prises de position. L’affaire subira ensuite une translation vers le champ éthique et moral , la discussion portera sur la dénonciation de l’appel au meurtre , la liberté d’expression et le blasphème . Le scandale se conclura sur la question de la présence des musulmans en France et l ’intégration des immigrés dans la société . Champ social que La Croix domine , du fait de son passé à défendre les immigrés maghrébins (11) , un engagement qui se manifeste dès que l’actualité le permet.

Nous pouvons déduire que l ’affaire Rushdie a été déformée par le journal La Croix , non pas transformé mais orienté en fonction des convictions et du caractère du journal catholique. Il débattra du respect d ’autrui, de la liberté d ’expression et du respect des convictions religieuses. Contrairement au journal L’Humanité qui opposera le respect des droits de l ’homme à l ’obscurantisme religieux.

L’affaire est décrite dans un premier temps avec un certain paradigme universel (ou, qu and, comment, qui…) mais très vite la médiatisation et l ’ampleur mondiale que prennent Les Versets Sataniques oblige La Croix à sortir de la simple description pour s’engager dans un débat qui répond à ses cordes idéologiques et doctrinales. L’événement n’est plus descriptif mais reffexif. L’insertion de l’affaire Rushdie dans le champ social du journal laisse un sillage long et profond contrairement à L’Humanité(12). C ’est pourquoi, on peut affirmer que l’événement semble être un ensemble flou, comparable à un horizon asymptotique qui ne pourra jamais être cerné de façon définitive.

B) ETUDE CONCISE ET COMPARATIVE DE LA CROIX

DES AFFAIRES RUSHDIE ET SCORCESE

En 1988, le film de Martin Scorcese, The Last Temptation of the Christ, d’après le roman de Nikos Kazantzaki sort dans les kiosques et va défrayer la chronique pendant plusieurs semaines.

Effrayé par son destin, Jésus descend de la Croix et épouse Marie-Madeleine avant de se raviser et de mourir pour les hommes, voilà pour l’histoire. L’épisode de l ’incendie du cinéma révélera au monde entier qu’il existe un intégrisme catholique actif encore de nos jours. Cette crise ouvrira sur la liberté d’expression opposée au respect des convictions religieuses.

Une comparaison avec Les Versets Sataniques serait hâtive de notre part. D’ailleurs une comparaison qui n ’a pas fait l ’unanimité dans la presse catholique. Les points communs à ses deux affaires demeurent :

– le blasphème au prophète
-la souffrance qui afflige les croyants de par l ’image que l’on fait de la religion à travers ces ouvrages . D ’ailleurs le Cardinal Decourtray, la dénonce le 23 février 1989 dans La Croix : « Une fois encore , les croyants sont affectés dans leur foi. Hier, les chrétiens dans un film défigurant le visage du Christ . Aujourd ’hui, les musulmans dans un livre sur le prophète. »

– Le mal qu ’occasionne un groupuscule à une majorité, c ’est à dire
– la généralisation, l’amalgame que la presse parfois véhiculent.
– C’est dans les deux affaires l’ordre public qui est concerné ; pour l’un : un cinéma est brûlé ; pour l ’autre : la condamnation à mort de l’écrivain
– Dans les deux cas , une procédure en justice a été intentée pour empêcher la publication et la diffusion de ces oeuvres.
– C’est aus si une sentence du tribunal qui est similaire ; Antoine Fouchet dans un article du 2 juin 1989 déclare à cet égard : « Le procureur a envisagé la forme que prendrait une telle mise en garde :

soit un avertissement aux lecteurs, soit une bande annonce précisant la nature polémique de l ’ouvrage . Une solution similaire avait été adoptée dans l ’affaire de la dernière tentation du christ de Martin Scorcese, le 12 Septembre 1988, parallèlement à la sortie du film, un communiqué avait du être publié pour attirer l’attention des spectateurs sur certains procédés de l ’oeuvre . Le jugement avait été rendu par cette même première chambre civile et avec le même président que ce mardi : Robert Diet »

Nous comprenons très bien que l ’analogie opérée par le journal correspond à une blessure qui n ’est pas encore cicatrisée. La Croix
ne prend pas position de façon formelle « pour » ou « contre » le livre, elle relate seulement que le mal occasionné par le blasphème est un mal qu ’il a subi . Les Versets Sataniques ravivent ce tte blessure .

Le 7 mars 1989, l ’Evêque de Poitiers vient souligner notre hypothèse : « Le livre de Rushdie sur Mahomet , les Versets Sataniques, soulève non seulement des vagues mais déchaîne la tempête . Il réactive par surcroît le débat sur le film de Scorcese et on assiste à un déferlement furieux de toutes les passions , de tous les amalgames qui servent de couverture à des règlements de comptes… Comme si Scorcese ou Rushdie avaient voulu faire oeuvre d’histoire ! Alors que leurs propos n ’est pas d’analyser les faits et les gestes de leurs personnages , mais de prétendre expliquer et exposer leurs fantasmes . Ce n ’est pas de l ’exégèse. C ’est du délire. »

Toujours dans cette optique analogique, nous pouvons relever un article fort intéressant non pas q u’il reprenne les propos d ’un politicien mais dont le commentaire journalistique est fortement engagé. Le 2 mars 1989, le quotidien réitère les propos de J.Chirac, alors maire de Paris, déclarant n ’avoir « en général aucune estime pour les gens qui utilis ent le blasphème pour se faire de l ’argent » et voici le commentaire du journal : « Faisant à la fois référence aux Versets Sataniques et au film du « fumiste » Martin Scorcese, La dernière tentation du christ ».

Nous retrouvons là notre fameuse comparais on mais cette fois-ci , suivie d’un jugement de valeur sur Martin Scorcese, en l ’insultant de « fumiste » .

Il nous apparaît important de signaler que la comparaison avec l’affaire Scorcese a des limites qui sont d ’ailleurs soulignées aussi dans le quotidien catholique.

En effet, lors de l ’interview(13) du Père Roger Michel, membre du secrétariat pour les relations avec islam, celui-ci émet des réserves quant à une comparaison trop rapide et expose ainsi ses arguments : « Le parallèle me serait hâtif . Nos systèmes de références religieuses ont été forgés dans un contexte historique et culturel différents. L’intégrisme chrétien n’est pas né dans les mêmes conditions que l ’intégrisme islamique. Une certitude : le religieux se dégrade en idéologie dès que la foi personnelle n ’est plus une instance autocritique ». Nous n ’entrerons pas dans le débat tout de suite, nous analyserons les divergences concernant cette comparaison un peu plus loin dans notre chapitre.

D’autres, comme la journaliste Chantal Noetzel-Aubry , déclare(14) que la divergence demeure dans l ’impact des Versets Sataniques. D’un côté, Rushdie subit une publicité mondiale ; de l ’autre, Scorcese reste cantonné à la France : « En attendant, contrairement à La Dernière Tentation du Christ , les deux Versets fautifs , ceux que Mahomet avait supprimé du Coran parce que inspirés par le diable, valent à Salman Rushdie un surcroît de tirage ».

Cette double position du journal répond seulement aux divergences de points de vues de l ’opinion publique et des intervenants. La Croix ne pouvait pas affirmer que les deux affaires étaient identiques sans y apporter des limites, autrement cette comparais on n’aurait pas été intelligible donc non crédible. Nous ne cherchons pas à dénoncer une stratégie journalistique mais seulement à connaître les raisons de cet engagement et la façon avec laquelle celui-ci s ’est engagé . L’Humanité, moins touchée par les d eux affaires et distante de leur cadre idéologique, n’opéra pas d’analogie. LA CROIX : UN CHAMP DE BATAILLE C) Le quotidien que nous étudions a été le véritable champ de bataille qui opposa le Cardinal Albert Decourtray, archev êque de Lyon à Monseigneur Gaillot. Le 23 février, La Croix fait état de la déclaration du Cardinal Decourtray, qui compare le roman de Rushdie au film de Scorcese. « Les croyants sont offensés dans leur foi » , affirme-t-il en se souvenant que, quelques mois plus tôt, il avait reçu l ’appui des juifs et des musulmans lorsqu ’il s ’était opposé au film américain. Il exprime donc sa solidarité avec les musulmans qui vivent leur blessure dans la dignité et la prière. Il ajoute toutefois que les réactions fanatiques sont aussi des offenses à Dieu.

Le père Roger Michel , estime que le parallèle avec l ’affaire Scorcese « serait hâtif » . Ces propos, recueillis par le journaliste Vincent Hugueux ce 25 février pour notre quotidien, ira jusqu’à contredire les propos du Cardinal Decourtray . En effet, le père Roger Michel ajoutait que la religion : «(…) se dégrade en idéologie dès que la foi personnelle n’est plus une instance autocritique », ce qui revient à dire que l ’on doit tolérer le blasphème et s ’en servir pour se remettre en question.

Il ne sera pas le seul à s ’opposer au point de vue du Cardinal Decourtray.
Selon Jean François Clément dans son étude sur l’affaire Rushdie :

« Juifs et protestants prirent aussi la parole pour se dire attristés par le texte de Monseigneur Decourtray. Les autorités religieuses n ’ont pas à dicter à la société le bien et le mal. C ’est uniquement Dieu qui en a le pouvoir. Seule voix véritablement discordante, celle des intégristes qui estimèrent qu ’on ne pouvait comparer Scorcese et Rushdie car, si le christianisme est la seule vraie religion, l ’islam est manifestement une religion entièrement satanique ».

Autre réaction, très différente , celle de Monseigneur Gaillot qui estime que : « Mahomet n’appartient pas plus aux musulmans que le Christ n ’appartient aux chrétiens » . Propos jugé d ’ailleurs « réducteur », par l’Evêque Joseph Rozier dans un commentaire paru le 7 février 1989 dans La Croix. Point de vue de l ’Evêque que nous retrouverons un peu plus bas.

Nous conclurons à la le cture de ces lignes qu ’un véritable débat s’ouvre au sein de notre journal qui retransmet aux lecteurs, les différents protagonistes et l ’intégralité du débat. Nous découvrons alors un autre visage de La Croix qui est celui d’un journal ouvert aux batailles et querelles qui se déroulent au sein de la communauté chrétienne.

II) LA CONDAMNATION DE LA FATWA ET LE REFUS

A) DE L’AMALGAME

Contre l’appel au meurtre 1) A cette époque , le quotidien chrétien semble être le porte- parole de l’Eglise de France. Il insiste beaucoup sur le précepte de tolérance et de non-violence, il est même engagé contre la peine de mort qu ’un article du 24 mars 1989 évoque : « La peine de mort ne passera pas », c ’est à dire en plein milieu de l ’affaire. Celui-ci affiche les dispositions prises par les membres Stéphanois de L ’action des chrétiens pour l’abolition de la torture : « On ne peut sanctionner une violence barbare par une autre barbarie même légalisée » contre un député Stéphanois voulant rétablir la peine de mort. Cet article vient nous rappeler l’engagement des chrétiens et du journal par rapport à la peine de mort.

La Croix dénonce dans son éditorial du 17 février 1989, deux jours après l ’appel au meurtre, cette condamnation à mort. Noël Copin exprime la position du journal : « La réalité dépasse parfois douloureusement la fiction. Qui aurait pu imaginer qu’un vieil homme, chef religieux et politique tout puissant dans ce pays, répandrait la terreur hors de ces frontières en ordonnant de tuer moyennant une somme d’argent fabuleuse, un auteur accusé de sacrilège et frapper ceux qui participent à la diffusion du livre inanimé ?… Cela rend d’autant plus dérisoire les considérations de quelques commentateurs sur « le retour du religieux ». Ne mélangeons pas ce qui est essentiel et ce qui n ’est que la perversion. S ’agit-il de l ’islam même ? Personne ne peut faire de l ’Imam Khomeiny le symbole de cette religion…..L’appel au meurtre contre l’écrivain S. Rushdie , peut paraître comme une dramat isation à la fois odieuse et caricaturale des problèmes qui gravitent autour de l ’idée du « sacré », et des atteintes qui lui sont portés et de la façon dont il peut être défendu ».
L’éditorial ne para ît que le surlendemain de la fatwa, cette période semblerait être une période de réflexion. Noël Copin nous livre la ligne de conduite menée par le journal concernant l’affaire .

– On se refuse ainsi de faire de l ’Ayatollah le symbole de l’islam, afin de ne pas dénigrer l ’ensemble de la communauté musulmane. Cet égard réside dans la volonté de ne pas renvoyer une image négative de l’islam. D’ailleurs, l’éditorial(15) du 1er mars nous apporte quelques éléments : « Déjà s’exprime la satisfaction de ceux pour qui toute intégration des musulmans dans la société française est impossible, de ceux qui rejettent à priori toute idée d ’une société multiculturelle et multisociale. Par un curieux enchaînement des faits, pourraient se trouver mêlées la protestation indignée – justement indignée contre un appel au meurtre et une réaction de rejet d ’une population immigrée , du seul fait qu ’elle est musulmane…. ». Le journal expose ici les raisons qui le pousse à réagir avec retenue et objectivité : car elle dénonce la reprise politique de l ’affaire, qui fait la joie de certains groupes luttant contre l ’intégration des immigrés. Nous émettons alors l’hypothèse que La Croix vise ici le F.N. D’autre part, La Croix a toujours manifesté son attachement à l ’égard des immigrés, surtout depuis les années 70. Donc la dénonciation de l’amalgame qui peut s’opérer chez le lecteur , c ’est à dire : meurtrier, terroriste =musulman =immigré est en proie à une vive attaque de la part de ce quotidien chrétien. (Nous reviendrons ultérieurement sur cette amalgame).

Nous constaterons dans ce même article, que le quotidien rappelle l’indignation de la population face à l ’appel au meurtre ; une attitude que le journal trouve juste, affirmant cette indignation jusqu’à la partager . Elle rejette l ’appel au meurtre mais aussi toute forme de rejet. Cette indignation qu ’elle partage avec ses lecteurs se voit corroborer par le sentiment de révolte qui anime certains hommes politiques . Le Président de la République dans un article (16) du 22 février 1989 déclarait lors du conseil des ministres q ue : « Tout dogmatisme qui, par la violence, attente à la liberté de l ’esprit et au droit d’expression représente à nos yeux le mal absolu ; le progrès moral et spirituel de l’humanité est lié au recul de tous les fanatismes » .

La hiérarchie ecclésiastique s ’exprime aussi sur l ’appel au meurtre. L’archevêque d’Alger accuse ainsi l ’homme des grands maux de la société : « l’intolérance vient des hommes, pas des religions…On ne peut mémorer Dieu, en ne respectant pas l ’homme »(17) . Le Cardinal Decourtray déclarait à Lyon le 17 février que le sacrilège suprême est le meurtre, il établit de fait une hiérarchie des péchés : « Condamner à mort quelqu’un pour un livre est simplement abominable…..Pour les chrétiens, le vrai sacrilège, c ’est l’appel au meurtre de l’homme créé à l’image de Dieu. Il est donc en quelque sorte sacré lui-même . Et à ce titre, investi d ’une dignité irréductible. » Le point de vue du Cardinal Decourtray n ’est pas unique . L ’évêque de Poitiers rejette aussi la condamnation à mort de l ’Ayatollah : « L’appel au meurtre formulé par l ’imam Khomeiny a quelque chose de criminel et d’inacceptable. C ’est une menace qui émane de quelqu ’un qui a beaucoup de sang sur les mains et d’un régime qui valut le terrorisme comme méthode de gouvernement ».

Nous pouvons affirmer que la position du journal et de la hiérarchie ecclésiastique est en résonance avec le Vatican. Celui-ci définit sa position identiquement au quotidien catholique . Stipulant dans un article(18) titré Un blasphème ne peut justifier le fanatisme que : « la sacralité de la conscience de chaque individu ne peut faire l’abstraction de la sacralité de la vie des autres hommes » .

L’attitude de La Croix est loin être mitigée. Elle condamne formellement l ’appel au meurtre. Celui-ci est justifié par L’Observatore Romano et une grande majorité des évêques de France y voient une atteinte à la sacralité de Dieu. Pour des raisons éthiques fondamentales liées au dogme, le journal chrétien ou des chrétiens rappelle que le meurtre ou que l ’incitation au meurtre est strictement condamnée. La Croix , cependant, va plus loin et dénonce la médiatisation ou plutôt la surmédiatisation de l ’événement qui a pour effet pervers de contribuer à la création d ’un amalgame faisant d ’une personne, l’ensemble de la communauté . C ’est sur ce sujet que La Croix portera sa plume et n ’oubliera pas non plus la souffrance et la blessure de millions de fidèles dans le Monde, portant en silence le blasphème fait au prophète . Non à l’amalgame 2) Dès le début de l ’affaire, nous retrouvons dans les articles de notre quotidien la ferme volonté de convaincre le lecteur ou de le convier plutôt à rester objectif, en ne faisant pas de l ’attitude de l ’Imam, une attitude commune. Le 17 février 1989, dans son éditorial, La Croix exprime clairement qu’il se refusera à faire de l ’islam la religion d ’un seul homme : « Ne mélangeons pas ce qui est essentiel et ce qui n’est que la perversion. S’agit-il de l ’islam même ? Personne ne peut faire de l ’imam Khomeiny le symbole de cette religion. Gardons-nous de toute comparaison injurieuse , mais soyons sensibles aussi à tout risque de déviation ou même d’appartenance de déviation vers l ’intolérance dans la défense de nos propres convictions. Sans faire d ’allusion directe à un livre que nous ne pouvons juger ne l ’ayant pas lu, il faut bien souligner aussi combien le respect des convictions des autres s’impose comme une nécessité , même pour ceux qui ne le considéreraient pas comme un devoir. ».

Noël Copin diffuse cet éditorial deux jours après l ’appel au meurtre, ce qui nous conduit à supposer que ce silence est un temps de réflexion que le journal s ’octroie afin d ’adopter une stratégie et une ligne de conduite afin de tenir le temps de l ’affaire. Cet éditorial demeure néanmoins une mise en garde contre les tentatives de « déviations », que peut éventuellement opérer un journal dont l ’un des thèmes serait le respect de la liberté d ’expression. Mais avant tout, nous constatons que le centre d ’intérêt semble être (et dès les premières lignes de l’article ) la peur d’une confusion dans l’esprit des lecteurs et l ’enchevêtrement de l ’islam avec l ’intégrisme . Un processus qui réveillerait de vieux préjugés dont La Croix veut se prémunir, suite aussi au parcours « identique » que le catholicisme venait de connaître avec l’affaire Scorcese.

L’effort pour prouver que l’islam n’est pas la religion d’un seul homme se poursuit, ainsi Pierre Rondot déclarait : « Cet épisode, répétons-
le, n ’engage ni les autres communautés chiites, ni l ’islam sunnite majoritaire. Il n ’est même pas probable que les chiites d ’Iran, dans l’ensemble, en éprouvent de la satisfaction »(19). Une petite note, ajoutée à la fin de l ’article, nous donne la composition des musulmans dans le Monde, les chiites ne représentant que 10% des musulmans. D ’une manière subtile, le journal souligne la contradiction qui peut exister dans le fait de faire de l ’islam un tout homogène ne répondant qu ’à un seul homme. Les chiffres fournis nous amènent à conclure que le pouvoir l ’Ayatollah s ’étend sur un peu moins de 10% des musulmans dans le Monde et que plus de 90% des musulmans ne seraient pas forcément du même avis que l’Imam. D’ailleurs, La Croix nous rappelle dans plusieurs articles les raisons de la désolidarisation des musulmans à cet égard, en montrant que des hommes se sont élevés contre la Fatwa . Le journal souligne aussi leur courage. Ce qui nous amène à l ’article(20) de Béatrice Foulon offrant les règles de la justice islamique transgressé par l’Ayatollah :

– la comparution de l’accusé devant un tribunal.
– la production de preuves de l’accusation.
– la demande de repentir octroyée à l’accusé.

Cet article fait suite à l ’assassinat de l’Imam de Bruxelles qui s ’était élevé contre la Fatwa.

Naguib Mahfouz, prix Nobel de Littérature, interviewé dans notre quotidien affirme que : « La sentence de mort prononcée par Khomeiny est rejetée par la grande majorité . Les uns le traitent de « fou » ou « d’illuminé », d ’autres font valoir que le droit de condamner à mort l’apostolat appartenait au calife et que les sunnites ne reconnaissent pas l ’autorité d ’un Ayatollah chiite…Mais le comportement de Khomeiny est contraire aux relations internationales et aux préceptes de l ’islam . Quant un auteur s’attaque à l’islam dans un pays soumis à la loi coranique, il est jugé par le tribunal islamique . Mais on lui accorde un délai de trois jours pour se repentir… S ’il n’a pas fait d ’excuses, on le punit. La réaction de Khomeiny a nui à l’islam beaucoup plus que le livre. »(21) .

La nature même du titre de l ’interview mené par Denise Amoun : La prudence d’un Nobel , veut mettre en évidence que les intellectuels, plus à même de porter un jugement de valeurs sur l ’affaire, y émettent des réserves. Encore une fois , la position de l ’intervenant vient légitimer et compléter la direction prise par le journal dans cette affaire.

Le lendemain, La Croix , diffuse la position de l ’évêque de Poitiers, Monseigneur Josep h Rozier. Celui-ci ordonne qu ’« il faut se garder d’imputer une telle attitude à tous les pays musulmans , et de mettre cela, inconsidérément, au compte de l ’islam. Des religieux et des hommes politiques , se réclamant de l ’islam, ont dénoncé cette menace et la politique qui l’inspire. »21. Le but à atteindre du quotidien est de transmettre qu ’il est dangereux d ’opérer des analogies. La force des préjugés et des amalgames conduit irrémédiablement au racisme. La Croix , a prouvé par le passé que son fer de lance est justement la lutte contre les préjugés et le racisme. Pour cela, il montre la réalité des musulmans de France ou de ceux que l ’on qualifie de musulmans. C’est au travers d’un dossier spécial(22) sur les musulmans de France men é par Antoine Fouchet, que le quotidien cherche à briser une première idée qui est de faire des immigrés dans les banlieues, des musulmans. Pour cela, le reporter interroge de nombreux immigrés d ’origine maghrébine qui ne sont pas pour autant des musulmans pratiquants. Dans tous les cas, nous constatons d’après les récits qu ’ils sont plus ou moins affligés par le blasphème et surtout par le regard que la France peut porter sur eux. Une image véhiculée par la presse, la radio et la télévision qui ne demeure pas toujours objective . Les médias qui transportent des préjugés dont La Croix dénonce le mal que cela peut occasionner mais qu ’il essaie également de démentir. C ’est pourquoi notre quotidien va à la source d ’une des premières idées préconçues qui est de dire que tous les maghrébins sont des musulmans . Le journaliste montre dans son enquête que les musulmans en France ont des particularités et que l’islam de France est différent des autres islams.

B) RUSHDIE : UN ENJEU POLITIQUE ?

A la question à savoir s i l ’affaire Rushdie est devenue un enjeu politique, La Croix répond sans conteste oui. Très tôt , alors que Les versets sataniques ne font pas encore grand bruit en France, le journal démontre au travers d ’un article sur les réactions des musulmans d’Angleterre, La colère des musulmans de sa majesté(23), que la communauté musulmane joue un rôle très actif lors des élections. On retrouve dans ces colonnes une comparaison avec la condition des immigrés en France. Cette recherche de la différence des deux systèmes conduit le journaliste Marc Roche a presque envier le système anglais, d ’où l ’utilité de ce passage avec en mémoire le long combat de notre hebdomadaire pour l ’amélioration de la condition des immigrés : « A l ’inverse de ce qui se passe souvent sur le continent, le million et demi de musulmans britanniques ne constituent pas la main d’oeuvre de transit temporaire. Héritage du reflux impérial, ce sont des électeurs de plein droit qui ont accès aux emplois publics. Ils sont détenteurs d ’un sésame : le passeport bleu foncé aux armes de la reine qui fait d’eux des citoyens de plein droit , avec lesquels le monde politique local, de gauche comme de droite, a appris à compter » .

Le journal catholique et défenseur des immigrés maghrébins vient ici souligner l ’avancée politique de l ’Angleterre en matière de droit des étrangers . C’est pourquoi, il insiste sur le poids électoral de la masse musulmane (450 000 habitants à Bradford dont 60 000 musulmans)(24). C ’est un regard envieux qui est porté sur l ’île Britanni que, les défenseurs des droits des immigrés y voient l’exemplarité de ce qu’ils voudraient en France . Mais ce rappel touche l ’affaire Rushdie et c’est aussi pour dire que si Les Versets Sataniques affectent les musulmans, elles affectent aussi des électeurs et citoyens britanniques. D’ailleurs, le 26 janvier 1989 24, La Croix rappelait que les événements avaient pris une ampleur politique en divisant la droite Tory ( partisan d ’une intégration des musulmans dans la société par un arrêt de l ’immigration) à l a gauche au pouvoir à Bradford qui se tait tant le poids électoral des musulmans est important.

La manière dont l’affaire en France va être perçue par notre quotidien sera différente car celle-ci ira soulever un autre problème suite à la manifestation du 26 février à Barbés. Ce sera l ’occasion pour La Croix de poser la question de la place de l ’islam en France ainsi que de remettre à l ’ordre du jour le sujet sur l ’immigration. Le journal accordera deux numéros spéciaux les 18 et 19 mai 1989, où l’enquêteur Antoine Fouchet va traiter le thème de l ’intégration. La conclusion de cette enquête nous amène à accepter le caractère définitif de l ’installation des immigrés maghrébins et que les musulmans se doivent d’accepter les principes de la synthèse républicaine . La conclusion que nous pouvons en tirer est que La Croix veut démontrer l ’importance d’oeuvrer pour un Islam français pour éviter toute dérive ou manipulation étrangère.

Cependant la piste d ’un enjeu politique ne sera pas poursuivie lorsque l ’affaire éclatera en France, c ’est pourquoi elle est relayée par enjeu international.

Le 21 février, dans Les douze ripostent à Khomeiny , le journaliste établit que les milieux fondamentalistes attirent l ’attention de l ’Imam Khomeiny sur l ’oeuvre afin de créer un sérieux problème aux modérés alors au pouvoir. Le quotidien y voit donc plus des manipulations politiques et des stratégies commerciales . Michel Malherbe, ancien expert des Nations-Unis en Iran souligne pour La Croix que la Fatwa est à restituer da ns un contexte politique propre de l ’Iran. La Fatwa est définie comme un ciment mobilisateur pour lutter contre un ennemi extérieur dans un pays o ù le nationalisme est en perte de vitesse.
Nous pouvons nous demander pourquoi l ’hebdomadaire donne une couleur politique à l’acte de Khomeiny. Nous apporterons deux éléments de réponse :
Parce que la Fatwa est bel et bien un acte politique puisqu ’elle 1) émane d’un chef d ’Etat. Celle-ci peut alors être considérée comme une stratégie politique qui permettrait à Khomeiny de réaffirmer son pouvoir.

Parce que La Croix cherche à ruiner l ’hypothèse de l ’acte 2) religieux, ainsi il n ’incomberait plus à l ’islam de porter le fardeau de l’appel au meurtre.
Marcel Merle, Professeur à l ’Université de Paris I déclare que Khomeiny : « récupère et exploite la crise déjà ouverte et a atteint trois objectifs :restaurer l ’union sacrée dans un pays divisé et démoralisé, jeter la discorde chez l’ennemi, briser l’isolement de l’Iran sur la scène Internationale… Après avoir jeté la discorde, il trouve un nouvel allié en la personne de Gorbatchev ( accord culturel, fourniture de gaz Iranien, livraison d’armes…) »(25).

Tous ces éléments fournissent plus de crédibilité à l ’hypothèse de notre quotidien. Nous sommes loin des reproches proféré s à l’encontre de l ’obscurantisme religieux qu ’avait pu constater L’Humanité, aussi son approche fut-elle bien différente.

LA LIBERTE D ’EXPRESSION A-T- ELLE DES C) LIMITES ?

Il est vrai jusqu’à présent que nous avons trouvé un fervent consensus qui permettait à notre quotidien de parler en une seule voie : la condamnation de l’appel au meurtre. Cependant le débat va s’intensifier lorsque des invités vont donner leur point de vue et vont s’interroger sur les limites de la liberté d’expression.

L’une des premières questions sera soulevée par le Père Roger Michel qui se demande si les éditeurs français doivent publier l’ouvrage.

Celui-ci répondra et dévoilera l ’antagonisme qui règne dans notre organe de presse : « Il y a dans cette affaire, conflit entre deux valeurs : la liberté d ’expression chèrement acquise, le respect de l’autre trop souvent bafoué. Deux valeurs indissociables mais difficilement conciliables. Je ne me sens pas le droit de dire aux éditeurs s’ils doivent ou non publier l ’ouvrage. A eux de t rancher en conscience . Car je crois au primat de la conscience sur toute forme de fanatisme et d’intolérance , y compris la loi du fric »(26). Le Vatican s ’interroge aussi sur les limites de la liberté d ’expression et l ’envisage dans le sens o ù celle-ci n ’entre pas en conflit avec la dignité et la conscience des autres : « il n’est pas rare que, tout en invoquant des motivations artistiques ou les principes de la liberté d’expression l ’on cherche à justifier un visage impropre des textes sacrés ou d ’éléments religieux, qui s ’avère ensuite, une distorsion gratuite , voire une véritable expression blasphématoire.

Par conséquent il est certainement licite de se demander de quel art et de quelle liberté il s’agit , quand en leur nom est atteinte la plus profond e dimension des personnes et que la sensibilité des croyants est offensée. Le droit d’exprimer sa propre opinion ne peut se faire au détriment de la dignité et de la conscience des autres »(27). On découvre dans le point de vue de L’Observatore Romano, une vive implication concernant la liberté d ’expression mais cela ne prouve en aucun cas qu ’il approuve l’appel au meurtre . Ce que nous retrouvons au travers des articles est cette ambiguïté à préserver avec force cette liberté d ’expression tout en s ’efforçant de respecter la dignité des gens . Il s ’avère que La Croix garde en son sein de fervents défenseurs du respect et qui exigent que la liberté d’expression trouve des limites.

La Soeur Jeanne d ’Arc, de Haute-Savoie, donne son point de vue dans la tribun e des lecteurs et essaye de montrer que le combat ne se fait pas dans le bon sens, que ce n ’est pas la liberté d ’expression qui est en proie à une agression mais le respect d ’autrui : « La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclamait dans une formule lapidaire : « la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui ». La liberté d’expression ne nous donne pas le droit de dire ou d’écrire des injures ou des outrages : ceux sont des délits punis par la loi. C’est le cas du li vre de Rushdie à l ’égard des musulmans . Et, de plus il porte atteinte, par le trouble qu ’il suscite et qui ne tient pas seulement au fanatisme, à l’ordre public et au bien-être général . Il ne faudrait pas que les réactions abominables d ’un Ayatollah nous révulsent au point d ’empêcher de percevoir la souffrance d ’hommes profondément croyants, de toute une communauté qui se sent atteinte dans ses valeurs les plus intimes. Liberté d’expression, que de crimes on commet en ton nom »(28).

L’attitude(29) de l ’Evêque de Poitiers, Monseigneur Joseph Rozier est identique, il admet que « la liberté d’expression et de création » sont des « valeurs inaliénables » mais il y oppose « le respect des consciences et des cultures » qui sont, selon lui, des exigences fondamentales. Il condamne fortement l ’appel au meurtre et c ’est aussi avec cette même vigueur, qu ’il appelle à des solutions afin d’apposer des limites à la liberté d ’expression. Cette limite est dans la liberté de contestation et de critique qui, selon lui, est « un droit imprescriptible ». Il déclare même que la religion est un espace réductible dans lequel tout n ’est pas permis . En cela il donne l’exemple des lieux de culte : « Nul ne s ’aviserait de rentrer et de se comporter dans un temple, dans une mosquée , dans une synagogue , dans une cathédrale , purement et simplement comme on le fait dans un musée……La profanation est le pendant du fanatisme . C’est nier , dans le domaine existentiel, l ’existence et l ’importance des réalités intouchables que sont l ’honneur des personnes , des consciences…et aussi des races….Devant une oeuvre qui les étonne , qui les blesse , qui les scandalisent , des hommes ,des groupes ont le droit et le devoir de contester , de protester . Cela fait partie de la liberté de conscience et d ’expression….. ». Monseigneur Rozier estime que défendre le respect du sacré afin de « proscrire l’intolérance », est un devoir.

Cette attitude de la majorité des croyants en France est partagé par La Croix qui, d’une part, leur ouvre ces pages en le soulignant très tôt dans ses éditoriaux. Noël Copin nous le rappelle : « Il faut souligner aussi combien le respect des convictions des autres s ’impose comme une nécessité, même pour ceux qui ne le considéreraient pas comme un devoir »(30).

CONCLUSION OU POURSUITE D’UN DEBAT

Le discours tenu par La Croix pour condamner la fetwâ ne se comprend pas comme un reproche à l ’égard de l ’Islam ( puisque le quotidien tient à rappeler la distinction entre l ’appel fanatique et la majorité choquée ) mais doit être compris comme la volonté d’apporter une parole moralisatrice. Au-delà du discours religieux, c’est une attitude manichéiste que le quotidien adopte en condamnant, dans un premier temps, l ’appel au meurtre et en fustigeant, dans un second temps, l es défenseurs de la libre expression. L’Islam pourrait-il trouver un allié en La Croix contre les attaques incessantes qu’elle subit ? Nous verrons que cette attitude de défense d’un Islam français se poursuivra.

4 Robert Caspar, Pour un regard chrétien sur l’islam., CENTURION. L’auteur dans cette ouvrage tente de restaurer l’islam dans son essence réelle ; En introduction, il annonce au lecteur qu’il ne faut pas tomber dans le cercle de la peur et de faire des préjugés des idées arrêtées : » Et , comme on ne combat un ennemi qu’en caricaturant sa pensée , l’islam , c’est le fanatisme , le fatalisme , la collusion – et même la confusion – entre le spirituel et le temporel que l’occident chrétien, ou post-chrétien s’enorgueillit de distinguer……l’erreur la plus fréquente dans l’opinion publique consiste à voir l’islam comme un bloc monolithique et à le réduire à l’islamisme, lui même réduit au djihâd traduit tendancieusement par « guerre sainte » ….
5 Concernant les deux derniers courants , nous vous conseillons l’ouvrage de J.Paul, Histoire intellectuel de l’occident médiéval, Armand Colin,1997
6 Nicolas de Cuse ressentit la gravité de la chute de Constantinople et la menace que le triomphe de l’islam faisait peser sur la chrétienté .C’est pourquoi, il fut l’un des premiers à combattre sur le plan religieux et doctrinal l’islamisme comme dans son Gribatio Al Chorani
7 Comte Boulainvilliers Henri(1658-1712) : historien français , auteur de divers ouvrages sur l’histoire constitutionnelle de la France ,dont Essai sur la noblesse, dans lequel il défendit la féodalité comme le système le plus libéral et ou il exposa la première théorie de l’origine germanique de l’aristocratie française , on le considère comme un lointain précurseur du racisme. 8Caryle Thomas (1795-1881) : il étudia les écrivains des lumières à Edimbourg, ce qui le conduisit à une violente crise morale ; l’athéisme le répugnait mais il ne parvenait plus à retrouver la foi de son enfance ;le but de Caryle était d’interpréter l’histoire au moyen de la vie des héros et des chefs , qui représentait pour lui l’expression de la révélation divine.
9 Johann Wolfgang Von Goethe(1749-1832), il écrivit un Mahomet, 1772 ; Après la lecture du Coran , Goethe avait imaginé un drame qui devait mettre en contraste l’élan titanesque du prophète vers Dieu et les conditions historiques de sa mission . Dans l’unique scène qui nous est parvenue Mahomet révèle à Halima les délices et les tourments qu’il endure depuis qu’il est entré en communion avec la divinité.
L’oeuvre s’oppose à l’intellectualisme froid du 18éme siècle , défendant ainsi la mémoire du prophète contre l’interprétation qu’en avait donné Voltaire. Il nous fait la glorification du prophète en ce qu’elle a de prométhéen , il en trouvait en quelques sortes la parfaite expression dans le poème que Goethe écrivit et qu’il intitula « Chant de Mahomet ».
10 Renan(1823-1892), il axa ses études sur la vie et les oeuvres du plus célèbre savant arabe , IBN-ROSCHD. En raison des persécutions dont la philosophie fit l’objet chez les arabes au 12éme siècle .Averroés , rappelons en quelques mots qui est Ibn-Roschd, médecin et philosophe ,il traduisit les oeuvres d’Aristote et y apporta des commentaires établis sur une connaissance scientifique découlant entièrement de la tradition grecque , il fut combattu à la foi par les musulmans et les clercs catholiques tel que Saint Thomas D’Aquin (Attaque d’ailleurs que nous vous conseillons , se trouve en livre de poche chez GF-Flammarion, L’unité de l’intellect contre les Averroistes,1997 ; l’introduction p.9 à 73 offre un excellent rappel sur la crise du 13éme siècle et de la position des chrétiens à l’encontre des musulmans).L’oeuvre de Renan tente de démontrer l’étroitesse de pensée du peuple musulman par rapport à la formation complexe et multiformes de la civilisation chrétienne en Europe ou l’on est jamais arrivé à un fanatisme intégral, négateur de toute liberté et ou s’entend la voie humaine et rationnelle d’Athènes et de Rome.
8 Leila Babés : Né en Algérie , elle set professeur de sociologie des Religions à la Catho à Lille. Dans son ouvrage, elle écarte tous clichés et étudie la dimension pluraliste de l’islam en France. Elle révèle la quête religieuse des jeunes musulmans. Nous y trouverons une réflexion sociologique très complète et de nombreux transcriptions de témoignages.
9 Cf. Commentaire de J-J. Clément sur l’affaire Rushdie
10 In ; Cent ans d’histoire de La Croix(1883-1983), Op. Cit.
11 In Thèse de El Ghazi ; Op. Cit.
12 Il suffit pour cela de relever la séquencité des articles concernant l’affaire des versets, on s’apercevra qu’il y 33articles s’étalant du 26.01 au 4.08.1989 . L’Humanité n’accordera que 14 articles à la crise sur la même période.
13 La Croix du 25.02.89
14 La Croix du 16.02.89
15 La Croix du 1.03.89
16 La Croix du 22.02.89
17 La Croix du 3.03.89 ; « l’intolérance vient des hommes pas des religions »
18 La croix du 7.03.89
19 La Croix du 26 et 27.02.89 ; « Khomeiny , le schisme et l’islam »
20 La Croix du 31.03.89 ; « la mort d’un modéré »
21 La Croix du 5 et 6 .03.89 ; « la prudence d’un Nobel »
21 La Croix du 7.03.89 ; « L’affaire Rushdie »
22 La Croix du 28.02.89
23 La Croix du 22.02.89
24 La Croix du 26.01.89
24 Ibidem.
25 La Croix du 22.04.89
26 La Croix 25.02.89
27 La Croix du 07.03.89
28 La Croix du 14.04.89
29 La Croix du 7.03.89
30 Ibidem.

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