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3.1.2 Un art du jeu

39. Reclaim the Streets

Comment contourner et dépasser cette mainmise de l’Etat sur la gratuité de l’art pour lui donner son sens plein ? Pour se libérer, l’art se joue des règles en s’érigeant comme prétexte et principe d’action. C’est la motivation du mouvement Reclaim The Streets, qui organise des « fêtes de rues » (street parties) en bloquant des portions de rue ou même d’autoroute pour les « reconquérir ». Les célébrations sont préparées clandestinement et le lieu de l’intervention est gardé confidentiel ; les participants se retrouvent à un endroit neutre puis sont guidés par les organisateurs jusqu’à leur destination. Nées en 1995 à Londres pour tenter – en vain – de sauver une rue menacée de destruction pour faire place à une voie rapide, ces fêtes, officieuses mais soigneusement planifiées, se sont propagées au Royaume-Uni puis dans le monde entier, mêlant message politique (anti-voiture et anti-capitaliste), musique, danse, plantation d’arbres – avec comme mot d’ordre « sous le béton, une forêt » – et bacs à sable pour les plus jeunes. Selon la logique de RTS, les rues ne sont pas bloquées mais au contraire rendues aux piétons, leurs usagers légitimes.

Ces fêtes populaires ne cherchent pas à se définir, ni comme art, ni comme action politique : sans revendication centrale, sans organisateurs identifiés, elles sont ouvertes à la participation et à l’interprétation. John Jordan, un membre actif du collectif londonien interrogé par Naomi Klein dans No Logo, explique que dans ces fêtes, l’art n’est pas subordonné à des fins politiques mais est transformé en outil politique pragmatique : « beau et utile à la fois (26)». La fête est alors pure récréation, temps non productif, spectacle sans rien à vendre et dont les spectateurs sont les acteurs ; c’est un jeu, au sens d’activité purement gratuite qui a pour but de procurer du plaisir, en même temps que de s’essayer à une autre version de la réalité.

40. Black Rock City pendant le festival Burning Man, 2010

Un exemple extrême de ce type d’expérience est le festival Burning Man aux Etats-Unis, pour lequel, chaque année, une ville de 50 000 habitants, Black Rock City, apparaît dans le désert du Nevada. Un des principes du festival est de ne pas utiliser d’argent ; les modalités d’échange de biens et services sont laissées à la discrétion des participants, qui peuvent proposer des ateliers, des performances artistiques, des objets créés pour le festival… L’art est, selon le site Internet de l’événement, « inévitable » ; c’est en fait un élément fondamental de l’expérience, comme moyen d’expression et de communication, et chaque année le festival s’organise autour d’un thème que les participants peuvent interpréter librement, par leur costume, en créant une installation ou en prenant part à des réalisations collectives. Comme les street parties de Reclaim The Streets, Burning Man est une mise en pratique des Zones d’Autonomie Temporaire définies par Hakim Bey : zones de jeu, où les participants s’entendent sur des règles pour la poursuite du plaisir.

A échelle réduite et en toute légalité, c’est l’expérience que propose l’artiste britannique Luke Jerram avec son projet de pianos de rue (street pianos), qui a voyagé dans une vingtaine de villes depuis 2008. Le principe en est simple : de 15 à 60 pianos sont installés dans les rues, parcs, gares et autres lieux publics d’une ville pendant deux à trois semaines. Ces pianos d’occasion, donnés ou achetés pour le projet, sont décorés par des associations et artistes locaux et portent l’inscription « Play me, I’m yours », tout droit sortie du Pays des Merveilles. Ils sont accessibles à tous, pianistes débutants et confirmés, et à la fin de chaque installation, les pianos sont offerts à des associations locales. La motivation première de Luke Jerram était de contourner l’interdiction de jouer de la musique dans la rue sans autorisation. Une licence doit être obtenue pour chaque piano : les instruments deviennent alors des zones franches dans la ville, car le public peut non seulement jouer du piano en toute impunité, mais également autour du piano. A titre d’exemple, en Grande Bretagne, où le projet a débuté, jouer de la musique sans licence est passible d’une amende de £20 000 et de 6 mois de prison. En outre, le taux de vandalisme sur ces pianos a été extrêmement faible jusqu’à présent : en 2011, sur 400 pianos, seuls deux ou trois ont subi des dommages volontaires. C’est un projet qui donne voix aux amateurs, débutants ou professionnels, et où il s’agit de jouer, non pas pour gagner, mais pour participer.

26 John Jordan, cité in No Logo, p. 314, ma traduction

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