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ب3. Désignations et sémantique catégorielle.

Dans ce chapitre, seront pris en considération les programmes informatifs qu’involuent les définitions lexicographiques des dictionnaires qui ont intégré harraga dans la systématique de la langue française; ceux, donc, qui le considèrent au terme de sa lexicalisation. Seront également, et dans un second temps, dans le présent chapitre, examinées toutes les actualisations discursives du praxème « harraga ». Il va sans dire que dans un contexte plurilingue, ce mot est plurivoque. Il ne peut être restreint au (x) seul (s) usage (s) que répertorient les dictionnaires. Le considérer de la sorte reviendrait à essentialiser son sens en le réifiant.

Le mot n’a de vie que lorsqu’il s’implique dans une valeur d’échange. Sa valeur d’usage est celle autour de laquelle se configure un consensus. Cependant, l’instabilité de cette dernière et la multitude des sens possibles accolés au même signifiant engendrent des ratages dans la communication.
Cette double préoccupation informe clairement la question de la pertinence ou de la non-pertinence des entrées dictionnairiques. Dans ce sens, notre socle théorique suppose à l’ouverture même de sa justification épistémologique qu’il n’y a de signifié effectif qu’en discours.(43)

Ainsi, un praxème, dans une circulation contextuelle, acquiert des potentialités sémantiques nouvelles en fonction des réglages sociaux du sens. François Gaudin évoque le terme de renégociation du sens et précise que ce dernier est sans cesse soumis à un travail de déconstruction et de reconstruction. En effet, l’acte de langage ne saurait être expliqué par les opérations automatiques d’encodage et de décodage. Un mot subit un ensemble de transformations à l’émission comme à la réception.

Ce dernier point fonde en raison l’approche discursive adoptée dans le présent travail, qui vise l’exhaustivité sémantique traitant le praxème lors de son effective réalisation. Ce dernier actualise divers programmes sémantiques allant du concret à l’abstrait. Ces « dérivations néologisantes »(44) feront l’objet d’une étude détaillée.

La recherche menée dans ce travail considère que harraga, est traversé par des représentations idéologiques, culturelles, sociales et politiques. Ces dernières donnent à voir, en discours, d’autres représentations qui peuvent apparaître sous forme de qualifications (évaluatives ou affectives) et de diverses désignations (péjoratives et/ou mélioratives).

Nous verrons que les sens apparaissent dans l’argumentation comme dans la narration. À partir des discours de presse seront examinés les processus sémantiques mis en oeuvre par des acteurs sociaux — aux positionnements diversifiés — afin de cerner le praxème harraga ; lequel praxème donne à voir les représentations des énonciateurs en rapport direct avec leur praxis humaine en actualisant des programmes de sens en fonction de la logosphère des sujets et du processus dynamique qu’ils mettent en oeuvre lors du passage de la glossogénie à la praxéogénie.

Dans cette perspective seront identifiés les processus de la catégorisation du praxème et sa caractérisation donnée en discours par les producteurs-énonciateurs(45). L’objectif étant ici de cerner l’identité conférée aux harraga.

Cette quête du sens sera accompagnée du repérage des opérations sémantiques, c’est – à dire les différents processus langagiers, cognitifs et discursifs mis en scène par l’énonciateur-producteur du discours et par lesquels il construit le noyau praxémique du mot harraga. Grâce à ces opérations, nous pourrons cerner la représentation du producteur et tenter de toucher à l’exhaustivité du sens.

Notre intérêt pour la sémantique catégorielle et la praxématique se justifie par cette volonté de montrer comment, par le biais de la dénomination et de la catégorisation, le locuteur-producteur du discours arrive à construire le sens du praxème harraga(46).

3.1 Modalités virtualisantes et modalités actualisantes(47) :

Le devenir des harraga est totalement conditionné par le pouvoir faire des gouvernants les « détenteurs des lois ». Ainsi, le producteur-énonciateur met en scène des protagonistes, tous deux sont objets du discours. Ils évoluent dans un cercle vicieux, car chacun conditionne l’autre.

La modalité virtualisante du « vouloir faire » accorde au verbe un autre sens qui est celui d’un monde possible. Mais l’est-il vraiment ? Prenant en considération la modalité virtualisante du devoir faire des gouvernants. Pour être plus explicite, ajoutons que le harraga veut partir, mais il est intercepté à un moment donné par les « autres », les détenteurs des lois ou forces de l’ordre, qui ont le « devoir » ou le « pouvoir » de les arrêter. Tout cela revient au fait que les deux protagonistes « peuvent faire » ce qu’ils « veulent faire ». Lorsqu’ils font ce qu’ils aspirent à faire, ils réalisent un fait préalablement virtualisé. C’est cette parade de modalités qui rend la situation si compliquée et instaure une sorte de conflit permanent entre les actants.

3.1.1 Le harraga, source de mal-être

Dans la plupart de nos discours le praxème harraga est porteur d’un certain « mal-être » d’une société qui se sent délaissée et rejetée par les responsables du pays. Il traduit l’existence d’« un conflit social » entre gouvernants et gouvernés, il traduit aussi toute la souffrance d’un peuple qui se sent démuni et privé de ses droits, l’individu désigné par le terme harraga apparaît, dans les discours comme une victime.

Pour illustrer cela, nous proposons l’énoncé suivant :

(17) leur rêve et leur vie sont ailleurs un ailleurs inconnu, mais imaginé, fantasmé. C’est pourquoi ils veulent quitter le pays, se « casser d’ici » même au péril de leur vie. Harraga : délinquance ou quête du bonheur ? El Watan. Idées-débats. 09/08/2008

(18) ce sont des gens qui aspirent à une vie meilleure ailleurs.
De Bab El Oued chouhada à la république des harraga. Actualité. 04.10.2008

Cet extrait est très pertinent, car il permet un accès au vouloir des harraga. Il est question d’un « verbe de visée » (Spinola, 2000 : 72). Mais à quoi aspirent ces harraga ? « Ils veulent quitter le pays ». Ce vouloir relève du virtuel. Ce discours révèle la volonté des individus-harraga à faire quelque chose ; ils vivent dans un mode virtuel. Le vouloir desdits harraga, dans cet énoncé, est introduit comme conséquence à l’aide du subordonnant circonstanciel de conséquence « c’est pourquoi ». La cause qui est à l’origine de ladite conséquence est ; « le rêve d’un ailleurs ».

Ce rêve de l’ailleurs les conduit à se « casser d’ici ». L’énonciateur procède à une opposition « ici » vs « ailleurs ». Il est à retenir d’emblée qu’en balisant l’énoncé (segment entre guillemets), l’énonciateur met en scène la manière de dire autre qui est dans cet énoncé celle des candidats à la harga (sujet de la non-personne). Il s’agit d’une modalisation autonymique interprétative d’emprunt. Ainsi, la manière de dire autre est intégrée stratégiquement pour des besoins affectifs et vise à installer une certaine complicité entre locutif et délocutif.

Le parapraxème ici est un déictique de lieu anaphorique, il représente l’espace actuel des harraga (leur pays d’origine). Cet espace est problématique, il traduit l’existence de deux univers distincts de la vie des harraga. Un univers actuel frustrant et un univers virtuel. Le premier éveille en eux des problèmes émotionnels les poussant à commettre des actes de rébellion ; le second par les idées reçues et les images mentales qu’il offre les pousse à agir de la même manière. Ceci dit, ils sont complémentaires, car l’un conduit vers l’autre ; l’espace actuel pousse les sujets de la harga à vouloir intégrer l’espace virtuel. Ce dernier demeure « fantasmé » et « imaginé » même s’il est « inconnu ».

La conjonction de coordination « mais » produit un effet d’opposition plus spécifiquement un effet de nuance qui installe cette idée du caractère excitant de ce qui est inconnu. Le temps du quasi-nominal est représenté par les deux participes passés « rêvé » et « fantasmé » qui reprennent l’idée de l’inconnu, du virtuel et de l’inaccessible.

Tout devient possible dans le monde imaginaire des harraga. Est traduite, dans l’énoncé (17), l’idée de l’excitation, de la quête de l’interdit de tout ce qui est inconnu.

3.2 Tentative d’attribution identitaire

Dans cette petite partie, nous tentons d’assigner une identité à l’individu « harraga », et ce bien sûr en étudiant l’apparition du praxème et des parapraxèmes qui l’accompagnent. En effet, rappelons que suite à notre analyse des données lexicographiques nous avons retenu comme explication le fait que harraga signifie personnes qui brûlent. Ceci dit, nous ignorons jusqu’à lors qui est en réalité harraga. Qui est susceptible d’être harraga, un jeune/un vieux/un enfant, un homme/une femme, un travailleur/un chômeur, un algérien, une personne désespérée, un pauvre en quète d’une vie meilleure ?, etc. Tant de questions qui, nous l’espérons, trouveront des réponses.

Nous avons confectionné un tableau récapitulatif qui comporte toutes les occurrences du praxème. Cette perspective nous permettra par la suite de mieux comprendre certains discours et les représentations des locuteurs concernant le « harraga ». Pour ce faire, nous avons étudié minutieusement notre corpus afin de dégager des récurrences. Ces dernières sont d’ordre sociologique, culturel, etc.

Dans notre tableau, se trouvent différentes classes, comme celle de l’âge, du sexe, de l’appartenance ethnique, ainsi que la classe sociale de l’individu « harraga » ; cela sera bien sûr fait en prenant en compte des discours recueillis. En second lieu, nous reprendrons les constats faits et nous allons procéder à une stigmatisation de l’individu harraga.

En parcourant notre corpus, nous avons pu établir le prototype de la catégorie [HARRAGA]. Pour illustrer cela, nous proposons de considérer le tableau ci-dessous qui représente une sorte de récapitulatif qui nous a permis d’établir le prototype et de cerner l’identité de l’individu harraga.

Âge : le harrag est généralement jeune (moins de 30 ans).

(19) Âgé de 17 ans, ce jeune harrag détient le nouveau record des harraga […] Revenu clandestinement de Marseille : Un harrag pas comme les autres. Le 30/10/2008 | 18:11

(20) […] ces jeunes désespérés […] Édition DU 31/07/2008 Édito. Guerre au peuple ! Le 31/07/2008 | 20:37

(21) […] ces jeunes doivent se battre pour un morceau de pain […] ACTUALITÉ Me Behbahan au forum d’El Moudjahid. « Le jugement des harraga est illégal ». Le 29/04/2008 | 22:56

Il a été remarqué que le harrag est constamment associé à jeune ; il acquiert de ce fait, cet adjectif comme trait prototypique. Lorsque le producteur-énonciateur actualise l’adjectif jeune comme étant prototypique, il réduit les harraga à la classe d’âge des jeunes ; il en arrive même à considérer jeune et harraga sur un même plan. De ce fait, l’adjectif devient substitut du substantif suite au nombre de récurrences. « Jeune » devient prototypique voire stéréotypique au point que l’on reçoit l’idée que harraga appartient exclusivement à la calasse d’âge « jeune ».

Cette caractérisation délimite la catégorie [HARRAGA] en donnant comme trait prototypique pertinent le praxème « jeune ». Il en va de même pour les autres traits prototypiques que nous allons voir ci-dessous et qui nous renseignent davantage sur la caractérisation traditionnelle donnée à la catégorie. C’est-à-dire celle que nous retenons suite aux désignations et dénominations redondantes dans notre corpus et celles qui sont communément admises comme étant prototypiques.

Sexe : le harrag est souvent un individu de sexe masculin qui aspire à gagner sa vie en vue de pouvoir fonder une famille ou de subvenir aux besoins de cette dernière (dans le cas où il est déjà père de famille). Le sexe masculin est donc un autre trait prototypique de la catégorie [HARRAGA].

Condition sociale : lorsqu’elle est évoquée, cette dernière et souvent très basse dans l’échelle des responsabilités ou des salaires. En général, le harrag n’a pas d’emploi, c’est une personne aux moyens limités. C’est du moins la représentation que l’on se fait de l’individu harraga, et c’est ce qui apparaît dans notre corpus comme trait prototypique de la classe sociale de la catégorie.

(22) Sans perspective d’avenir, sans boulot, ni cadre de vie acceptable, sans droit ni justice, ils décident, au péril de leur vie, d’aller à la conquête d’autres horizons […] Actualité. La politique du mépris, de l’insulte et de la répression. 30.07.08

Ethnie : le harrag est généralement algérien, le plus souvent originaire de Annaba. Cela devient récurrent à tel point que ce trait identitaire constitue le prototype de la catégorie. Ils renvoient aux caractérisations traditionnelles données aux harraga.

Tous ces traits caractéristiques permettent de catégoriser les « harraga », voire les stigmatiser, jusqu’à en faire un archétype.

Il a été constaté que le praxème [HARRAGA] est sans cesse joué et rejoué en discours ; ses périphéries sémantiques sont modifiées voire remplacées par d’autres. Nous stipulons qu’il y a eu une autre programmation de sens. Le substantif est construit et déconstruit, il perd et il gagne de nouveaux sèmes à chacune de ses apparitions en discours.

3.3 Dénommer/désigner c’est catégoriser

Dans cette étape, nous allons voir par quoi on désigne le harraga et quelles dénominations lui sont assignées. Pour ce faire, nous étudierons tous les adjectifs et les substantifs utilisés afin d’expliquer, de catégoriser le praxème. Nous verrons comment l’autre est désigné en discours. Rappelons tout d’abord les définitions données par Kleiber (1984) concernant les termes de dénomination et de désignation. Kleiber pose que le fait de nommer quelqu’un ou quelque chose est distinct de celui de désigner quelqu’un ou quelque chose, même si dans les deux cas s’organise une opération prédicative(48).

En effet « pour que l’on puisse dire d’une relation signe →/ chose qu’il s’agit d’une relation de dénomination, il faut au préalable qu’un lien référentiel particulier ait été instauré entre l’objet x, quel qu’il soit, et le signe X. » (Kleiber, 1984 : 79). IL n’en est pas de même pour l’opération de désignation qui n’a nullement besoin de lien référentiel préalablement posé, « Il peut y avoir relation de désignation entre x et X sans qu’il y ait eu auparavant instauration d’un lien référentiel particulier entre x et X, c’est-à-dire sans que x ait été désigné au préalable par X. » (Kleiber, 1984 : 79).

Pour reprendre ce qui a été dit plus haut, nous allons donc examiner les différentes dénominations et désignations conférées au praxème [HARRAGA] nous verrons dans quels contextes, les énonciateurs-producteurs utilisent harraga et quels les contextes dans lesquels un autre praxème pour le désigner. Aussi nous allons traiter les opérations d’identification et de différentiation ; notamment lorsque le locuteur accompagne le praxème harraga d’une autre désignation (lorsqu’il le fait suivre d’un adjectif ethnique par exemple). Lesdites opérations permettent d’identifier un harraga en le distinguant d’un autre.

Dans notre corpus, ce qui est très répandu ce sont les différentes désignations attribuées au harraga. Parfois, il s’agit de désignations collectives que l’énonciateur rapporte en voulant rétablir une vérité en argumentant contre la thèse avancée, d’autres fois, il est question de désignations données par le journaliste en vue de construire l’identité des individus harraga. Toutes les désignations que nous allons voir vont nous permettre de nous livrer de plus en plus dans notre quête du sens et de la construction de la catégorie.

3.4. Représentations discours autres :

Comme il a été stipulé précédemment, le sujet énonciateur use de toutes les tactiques afin de rendre publiques ses représentations et communiquer aux destinataires/récepteurs de son message ses représentations et sa visions du monde. Pour ce faire, il peut adopter la tactique des dires autres ; c’est-à-dire que le producteur-énonciateur ou l’acteur médiatique donnera la parole à un tiers afin d’étayer sa thèse ; les propos rapportés sont exploités, dès lors, comme arguments étayant ou réfutant ladite thèse.

Parfois, les dires autres sont rapportés sans désignation de l’énonciateur délocutif (cette perspective sera abordée dans la deuxième partie de ce chapitre). La parole rapportée devient argument, car le locuteur aura la possibilité de se positionner par la suite en manifestant son avis sur ce qui a été dit (commentaires).

Ainsi, le locuteur peut choisir de rapporter stratégiquement un discours avec lequel il n’est pas d’accord à la base et tourner en dérision les propos du propriétaire du discours.

Parfois, le discours rapporté apparaît au sein même du titre, annonçant ainsi que ce qui va suivre — c’est-à-dire le discours — sera un commentaire des propos rapportés. Pour illustrer cela prenons l’exemple de ce discours journalistique qui a pour titre :

« Le jugement des harraga est illégal » (49)

Dans ce discours, il est question de dénoncer un problème concernant le phénomène des harraga. Le titre annonce clairement que ce n’est pas les propos du locatif qui y figurent, mais bien ceux d’un délocutif. L’identité de ce dernier est donnée en titre :

Me Benbraham au forum d’El Moudjahid.

Le locuteur en annonçant l’identité du délocutif se décharge d’entrée de jeu de toutes responsabilités quant au contenu de son discours. Il pourra par la suite véhiculer ses points de vue, mais sera toujours protégé en ayant recours à des formules du genre selon X ou en balisant tout simplement certains propos comme pour dire que cela ne lui appartient pas. Gardons en tête que le fait d’avoir utilisé un discours rapporté direct (présence des guillemets) n’est pas sans intention de la part du locuteur, au contraire cela lui permet d’introduire son discours avec plus d’aisance. Le locuteur argumente ainsi son discours en insérant des commentaires personnels qui modalisent le dire -par l’emploi d’adjectifs évaluatifs, appréciatifs, d’adverbes modalisateurs, et par l’utilisation du conditionnel- et donnent à voir le dit.

(23) Elle réclame une «amnistie générale» de tous les harraga jetés en prison. Le phénomène des harraga n’est pas correctement pris en charge.(50) Il serait important, a estimé la conférencière, «d’établir une communication avec notre jeunesse pour déterminer ses besoins et ses maux».(51)

Dans cet extrait, le producteur-énonciateur énonce des propos dont il est difficile de déterminer le responsable du message. La syntaxe de la phrase est présentée de manière si subtile qu’il est quasiment impossible de désigner le propriétaire des propos balisés ou non-balisés.

L’adverbe modalisateur correctement est présenté comme évaluatif ; il permet au destinateur de donner une appréciation qui renseigne les destinataires/récepteurs de son discours. Il (correctement) est axiologiquement négatif : « n’est pas correctement pris en charge ». Cet énoncé est un commentaire qui est présenté comme opinion subjective faisant office d’appui à l’argumentation et aux représentations des discours autres.

Autre exemple :

(24) Les harraga devraient, selon elle, être considérés comme des victimes et non pas des criminels.(52) « Le jugement des harraga est illégal » El Watan le 29/04/2008

Dans l’énoncé ci-dessus, le discours autre qui est rapporté indirectement selon la forme du discours libre ; la source énonciative est marquée par l’incise « selon elle », le producteur en rapportant les dires d’une tierce personne, tente de se dissimuler et de ne pas manifester son point de vue. Il actualise un programme de sens qui ne lui appartient pas, mais qui participe en quelque sorte de sa praxéogénie puisqu’il a choisi de rapporter les propos en ne les contredisant pas.

Aussi, en utilisant le conditionnel, il marque un refus de s’attribuer une information en la renvoyant à une source extérieure implicite. Le conditionnel a la particularité de modaliser un énoncé en exprimant une incertitude quant à la véracité des propos. Il s’agit, dans ce cas, d’une altérité énonciative. Nous avons aussi la modalité du devoir qui concerne le sujet dictal « elle » et non le sujet modal. Ceci dit, la valeur aléthique (« devraient selon elle ») de l’énoncé invite à la nécessité d’attribuer telle désignation aux harraga au lieu de telle autre. Le locuteur par l’entremise d’un sujet délocutif, actualise un programme de sens visant à rétablir une certaine injustice, réparer un malentendu. La désignation adjectivale « criminel » est remise en cause. Le locuteur se distancie avec ruse en prenant du recul par rapport aux faits et aux propos recueillis ; mais il est toujours rattrapé par certains indices de subjectivité.
Dans l’énoncé ci-dessus, le locuteur cité conteste une idée reçue selon laquelle le harrag serait un criminel. Il est question d’une contre argumentation visant à en finir avec la caractérisation traditionnelle afin d’asseoir d’autres caractérisations qui seraient plus à même de construire l’intérieur de la catégorie {HARRAGA}. De ce fait, l’attribut criminel laisse place à celui de victime. Ce dernier est selon les propos du sujet dictal plus apte à intégrer la catégorie.

3.4.1 Les formes du discours rapporté :

Dans cette partie de notre travail, nous nous intéressons tout particulièrement aux formes du discours rapporté qui se manifestent dans la narration ou l’argumentation du locuteur. Nous traitons en même temps les discours des locutifs et ceux des délocutifs.

Il est évident que, quand on parle de discours rapporté, on a nécessairement une personne qui rapporte les propos d’une autre personne et le choix de formes des propos rapportés revient bien sûr à la personne qui rapporte.

Le discours rapporté est connu pour avoir trois formes différentes : le style direct, le style indirect, et le discours indirect libre « dans les trois cas on est en présence d’un énoncé [E] de paroles () ou de pensées et attribuées à un sujet [S], par une personne qui rapporte ces paroles ou ces pensées [R] (1914 : 406) » (Rosier, 1999 : 37).

Aussi, il peut y avoir dans un même discours un amalgame entre les différentes formes du discours rapporté appelées formes mixtes

3.4.1.1Les formes mixtes

Nous proposons sans plus tarder l’exemple suivant :

(25) Ce Sicilien de Taormina nous répète ne pas comprendre comment « les forces de l’ordre algériennes n’arrivent-elles pas à bloquer ces hors-la-loi, alors que tout le monde sait qu’ils partent de la même plage ? ». Ils nous expliquent que les habitants de Cagliari, capitale de la Sardaigne, se sentent « agressés et menacés par cet envahissement non désiré ». .Actualité. Algériens en situation irrégulière à Cagliari (Italie) : Les harraga saccagent le centre de rétention. Le 20/09/2008 | 20:43

(26) Baudelot estime que là aussi le terme suicidaire est inapproprié. « Il ne s’agit pas à mon avis d’un acte de désespoir, mais plutôt d’espoir, car le candidat à l’émigration clandestine, même s’il sait qu’il peut mourir en mer, garde toujours l’espoir d’arriver au bout de son voyage. C’est donc un acte d’espoir, c’est un risque à prendre et non pas un acte de mort volontaire ou de suicide ». ACTUALITÉ. Christian Baudelot, sociologue et professeur à l’École normale supérieure de Paris. Le 23/02/2008 | 20:47

Dans ces énoncés, « la représentation discours autre »(53) « les forces de l’ordre algériennes n’arrivent-elles pas à bloquer ces hors-la-loi, alors que tout le monde sait qu’ils partent de la même plage ? » est introduite en forme de discours direct. Ceci dit, la forme d’avant les guillemets ne correspond pas à ce qu’on a l’habitude de voir en grammaire traditionnelle comme caractéristique du DD (absence des deux points avant les guillemets).

Aussi, les cadres énonciatifs sont distincts même s’il n’y a pas vraiment de rupture syntaxique. L’adjectif possessif « mon » montre ce passage d’un cadre énonciatif à un autre cadre distinct appartenant à une autre source ;

(27) […] il y a trois mois dans une ancienne structure de l’aéroport militaire d’Elmas font perdre tout sourire à l’homme le plus puissant de Cagliari : « Ils ont tout détruit. Les sanitaires nouvellement installés ont été arrachés et brisés, les portes et les fenêtres défoncées, les caméras de surveillance jetées contre les agents… C’est de la pure ingratitude. Notre centre est parmi les plus accueillants d’Italie. » (Je souligne). ACTUALITÉ. Christian Baudelot, sociologue et professeur à l’École normale supérieure de Paris. Le 23/02/2008.

Dans cet extrait, le segment rapporté contrairement à l’exemple précédent, est introduit sans verbe introducteur, mais adapte la règle des deux points comme pour marquer l’ouverture d’un discours rapporté. On comprend qu’il s’agit du discours de « l’homme le plus puissant de Cagliari » même si cela n’est pas montré explicitement. Nous retrouvons aussi deux cadres énonciatifs distincts : l’adjectif possessif « notre » qui renvoie à l’énonciateur délocutif, et le discours du journaliste (locutif) qui rapporte le dit. Ce qui est étonnant avec les formes mixtes c’est que l’on ne s’attend pas à avoir cette coupure syntaxique. En lisant le discours, nous avons l’impression qu’il va y avoir une continuité avec adaptation de la forme en DI ; la coupure relève généralement du DD. D’où l’appellation de formes mixtes. Aussi, il est à noter que les formes du temps verbal (la conjugaison) sont semblables ; il n’y a pas de rupture de temps ; la forme d’avant les guillemets est au présent ; celle à l’intérieur desdits l’est aussi.

Ceci dit ce qui est mis en exergue afin d’être représenté c’est le discours cité. Ce type de forme de discours rapporté sert, selon Laurence Rosier, à donner un « effet d’objectivité ». C’est donc une stratégie de la part du locuteur citant qui rapporte un discours en le balisant, mais en procédant de la sorte (c.-à-d. rapporter le discours cité en forme mixte), il est apte à trahir la fidélité énonciative du discours cité. Retenons qu’il s’agit, en ce qui concerne le discours cité, des propos traduits par l’envoyé spécial, car le délocutif est un homme d’origine italienne. Donc on peut se poser la question de la véracité des propos rapportés. Nous retrouvons aussi des exemples semblables de traduction :

(28) Les Algériens ont tellement pris l’habitude de l’exil marin qu’ils ont ouvert de nouvelles voies à tout le monde et même les candidats de lointains pays passent par ici pour aller ailleurs, confirmant la remarque d’un poissonnier national : « Il y a beaucoup plus de harraga au large des côtes algériennes que de crevettes ou de rougets. » Ce qui explique le prix affolant des poissons et crustacés, d’une part, et le peu de valeur accordé à la vie humaine en Algérie d’autre part.(54) Point Zéro. Chronique. La mer reconnaîtra les siens 16/11/2008

Dans cet extrait, il s’agit d’une forme mixte où le discours cité est traduit sans aucun doute de l’arabe au français. Ceci dit, nous remarquons le commentaire ajouté par le locutif : « Ce qui explique le prix affolant des poissons et crustacés, d’une part, et le peu de valeur accordé à la vie humaine en Algérie d’autre part. » qui manifeste son point de vue explicitement en réponse au discours cité ; il commente ce dernier et en même temps affiche son accord avec ce qui a été avancé.

3.4.1.2 Les cas de l’incise(55)

Nous avons dans notre corpus plusieurs cas d’incise où le locuteur citant précise la source du discours cité comme pour montrer qu’il n’est pas responsable de ce qui a été dit :

(29) « Des hommes d’affaires algériens, des associations et autres bienfaiteurs sont prêts à nous aider, disent-ils, mais il enjst difficile d’avoir toutes les autorisations pour pouvoir le faire. » Il est tout de même honteux que ce soit les associations humanitaires belges et suisses qui viennent au secours des jeunes Algériens en détresse. Actualité. 600 harraga algériens dans les morgues espagnoles. Le 28/12/2008 | 20:08

Dans l’énoncé ci-dessus, le locuteur citant(56) rapporte les discours des membres de la CNSJA (pour la sauvegarde de la jeunesse algérienne). Ceci dit, nous notons la présence effective de l’incise comme une tentative de glose afin de marquer explicitement la source énonciative du discours cité.

Le segment mis en apposition « disent-ils » est enchâssé naturellement sans fermeture ni réouverture des guillemets ; il y a cependant coupure typographique et syntaxique grâce à la présence des deux virgules entourant l’incise.

Il est important de faire remarquer les incursions du citant, sous forme de propositions incises, dans les propos qu’il rapporte. Il adjoint de la sorte aux propos de l’autrui, un commentaire le révélant dans ses positionnements idéologiques. L’adjectif axiologiquement négatif « honteux » traduit la consternation du locuteur quant aux faits narrés. Le locuteur rapporte les discours d’autrui, mais n’oublie pas cependant de se manifester idéologiquement en rajoutant un commentaire évaluatif de la situation.

Le cas d’incise que nous venons de voir pourrait être adapté à la forme « selon X ». D’autres cas d’incise marquent une rupture avec fermeture des guillemets afin d’émettre une précision et distinguer deux discours cités.

(30) « La place de la jeunesse algérienne n’est pas dans les prisons », tonnera Hocine Zehouane qui demande d’ailleurs la libération de tous les jeunes émeutiers, dont le procès de 180 d’entre eux débute aujourd’hui à Chlef. « L’Algérie est-elle en train de faire la guerre à sa propre jeunesse ? », s’interroge-t-il avant de souligner : « S’il n’y a pas un véritable changement politique qui préconisera un projet pour les jeunes Algériens, le pays va brûler. » Actualité. 600 harraga algériens dans les morgues espagnoles. Le 28/12/2008

Dans cet extrait, l’incise marque une rupture temporelle qui distingue deux discours cités. En effet, l’adverbe de temps « avant » marque cette rupture en insistant sur le fait que le discours cité « L’Algérie est-elle en train de faire la guerre à sa propre jeunesse ? », est antérieur au discours cité « S’il n’y a pas un véritable changement politique qui préconisera un projet pour les jeunes Algériens, le pays va brûler. » . Le premier est un énoncé à modalité interrogative et le deuxième est un énoncé à modalité assertive. Le locuteur citant a ainsi séparé les deux discours du locuteur cité par l’incise s’interroge-t-il avant de souligner. Les deux verbes introducteurs accentuent davantage cette coupure entre les deux discours. Le premier est une interrogation (s’interroge-t-il) le deuxième sert à souligner en introduisant une phrase assertive à caractère hypothétique (si).

3.4.1.3 Les cas de modalisation autonymique avec ou sans glose :

Nous avons, dans notre corpus, une multitude de cas de modalisation autonymique :

(31) Si on étudie d’un peu plus près le problème de notre jeunesse, nous découvrons l’existence des « lois sociales » qui engendrent justement ces problèmes.

(32) Ces petits « riens » ajoutés à toutes les injustices que subissent l’Algérien en général et le jeune en particulier… Idées-débats. L’Algérie et sa jeunesse : état des lieux. Le 09/01/2008

(33) Elle se dit « étonnée » du fait qu’au moment où l’on dit que les « caisses de l’État sont pleines », ces jeunes doivent se battre pour un morceau de pain.

Dans ces extraits, les segments entre guillemets sont des MA interdiscursives ; c’est-à-dire que le locuteur intègre dans son discours un segment enchâssé qu’il balise comme pour le mettre en exergue, il en fait mention et usage en même temps. La modalisation autonymique nous permet de faire des arrêts sur mots, de renvoyer le discours cité à une source extérieure tout en l’intégrant à son dire. La différence qui pourrait être signalée entre RDA et MA c’est le fait que cette dernière permette au locuteur de parler avec les mots des autres.

Dans l’extrait (33) la modalisation autonymique est accompagnée d’une glose : « elle se dit ». Ce qui n’est pas le cas des extraits (31) et (32) où le segment enchâssé est introduit sans glose. « Rien » et « lois sociales » sont des modalisations interdiscursives qui pourraient traduire l’idée d’un déjà-dit ; surtout en ce qui concerne l’exemple (33). Pour l’exemple (32), il pourrait s’agir d’une accentuation de ses propres dires ; le locuteur est conscient de l’injustice dans laquelle vivent les jeunes de son pays et par cette modalisation autonymique, il tente de faire un arrêt sur mot (« rien ») comme pour signaler son accord et son indignation quant à la situation du pays.

« Le locuteur peut recourir au balisage pour ne pas prendre les mots guillemetés à son compte ainsi soit qu’il se protège conte les critiques éventuelles ou qu’il critique lui-même l’emploi d’un mot ou d’une expression en les isolant » (KORKUT, 2009 : 102) :

(34) Les amendements introduits visent à combler, d’après les autorités, un « vide juridique » en matière de dispositif législatif de lutte contre l’émigration clandestine. Le code maritime servait jusque-là de matrice juridique à la « chasse aux harraga » régulièrement menée en Méditerranée par les forces navales.

(35) Ces deux dernières années, des centaines de harraga ont été condamnées à la prison ferme ou avec sursis, après qu’ils aient été interceptés (ou sauvés) en mer par les garde-côtes. « Franchissement illégal de la frontière », « circulation en mer sans documents de navigation », « mise en danger de la vie d’autrui », « facilitation d’émigration clandestine » sont entre autres les griefs retenus par la police maritime à l’encontre des harraga. Actualité. Harraga : L’État durcit la loi. Le 02/09/2008.

Il s’agit dans ces extraits, d’une modalisation autonymique interdiscursive. Dans l’extrait (34), la modalisation autonymique est accompagnée d’une glose en « d’après les autorités ». L’autonyme « vide juridique » renvoie au discours des autorités. Le locuteur parle avec les mots des autres ; il dénonce un fait, mais renvoie cette dénonciation à une source extérieure et du coup se décharge de toute responsabilité. Dans l’extrait (35), le locuteur accompagne les autonymes d’un commentaire métalinguistique « sont entre autres les griefs retenus par la police maritime à l’encontre des harraga ». Ce commentaire est intégré afin de préciser que les segments entre guillemets représentent des discours autres.

(36) L’avocate Fatima-Zohra BENBRAHAM a jugé « scandaleux » le fait de condamner les jeunes harraga à des peines de prison ferme. ACTUALITÉ. Me Benbraham au forum d’El Moudjahid. « Le jugement des harraga est illégal ». Le 29/04/2008.

Cet énoncé représente un extrait du chapeau introductif de l’article dans lequel l’énonciateur rapporte explicitement le jugement de l’avocate concernant la condamnation des harraga. L’attribut axiologique entre guillemets « scandaleux » peut traduire l’insatisfaction de l’énonciateur vis-à-vis des propos recueillis comme il peut s’agir d’une modalisation visant à insister et mettre en exergue ces derniers. L’énonciateur se manifeste ainsi de manière implicite et décide de prendre part au discours en balisant l’énoncé par un marqueur typographique (les guillemets). Autre cas de ces manifestations :

(37) Le Code pénal amendé en septembre devrait être « enrichi » de quelques articles histoires de « caser » ces harraga apparemment inclassables dans les plans de sauvetage et d’insertion de nos gouvernants(57). Guerre au peuple ! El Watan du 31.07.2008. Édito

Dans cet énoncé, il apparaît de façon évidente que l’énonciateur dénonce un fait sociopolitique. Sa position est présentée de manière directe. Cela est d’autant plus perceptible lorsqu’on sait qu’il s’agit d’un éditorial et que dans ce genre de rubrique il est souvent question de laisser paraître une certaine idéologie.

Cela étant dit, considérons la modalité du devoir présente dans l’extrait ; cette dernière véhicule le vouloir du sujet-énonciateur. Il s’agit d’« un prospectif assertif » (Pottier, 1976 : 39) qui traduit à travers la modalité aléthique du nécessaire et du devoir, le vouloir du sujet-énonciateur. Si ce dernier stipule que « le code pénal devrait être enrichi… », ce qu’il veut surtout dire c’est que lui voudrait que le code pénal soit enrichi… ». Retenons que le participe passé enrichi est balisé et que pareillement à l’extrait précédent, il s’agit là d’une possible insatisfaction du dit. L’énonciateur ne rapporte pas les propos d’un tiers, il est question de son propre discours ; en balisant ainsi son énoncé, il introduit les propos d’un tiers absent du discours. Il est possible qu’il tourne en dérision les propos des gouvernants.

(38) On les qualifie de fainéants, de bons à rien, de « nuls », de « kamikaze » qui « n’ont pas d’amour pour le patrie ». Actualité. La politique du mépris, de l’insulte et de la répression. Le 30.07.2008

Le pronom indéfini « on » crée une généralisation, une représentation collective indéfinie. L’énonciateur reprend en quelque sorte la manière de dire autre afin d’asseoir sa propre vision, sa vérité. Il tente ainsi de donner son point de vue implicitement en se posant comme opposant aux représentations communément admises. Il y a dans cet énoncé une sorte de tension entre le locuteur et l’allocutaire. En reprenant les mots des autres, le producteur-énonciateur tente d’atteindre son interlocuteur (un tu ou un vous implicite) en lui empruntant ses dires et en les tournant en dérision.

Les praxèmes tels que « nuls », « kamikaze », ainsi que l’énoncé « n’ont pas d’amour propre » sont disposés entre guillemets. On dira à l’instar de J. Authier-Revuz, que ces énoncés représentent une modalisation autonymique interprétative d’emprunt, car en modalisant ces propos par le guillemetage, le locuteur tente de se distancier en laissant la parole à son allocutaire. Il rapporte ladite parole en spécifiant que cette dernière ne lui appartient pas ; qu’elle fut énoncée par un tiers qu’il ne mentionne pas ! De ce fait, le journaliste aura réussi non seulement à introduire les représentations des autres (les opposants), mais aussi il a pu se préserver en ne prenant pas le risque de dévoiler explicitement la source des propos rapportés ainsi que ses propres représentations.

(39)On peut s’arrêter tout de même sur le mot « harraga » qui, grâce à Écarts d’Identité traverse la Méditerranée. « Ce mot, écrit le sociologue Mustapha Najmi, est utilisé au Maghreb pour désigner les candidats à l’émigration qui, prêts à tout et gonflés à bloc, montent à l’assaut de la frontière butoir comme on monte au front, désigne tout un “‘savoir migrer »’ et des stratégies individuelles et collectives pour déjouer les barrières de la forteresse Schengen. » Et là, enfin, le « harrag » devient « clandestin », « celui qui perturbe l’ordre des nations et l’appartenance naturelle à une nation », écrit Smaïn Laâcher, du centre d’études des mouvements sociaux. PAGES HEBDO.FRANCE-ACTU. Écarts d’identité veut déconstruire. Les mots de l’immigration. Le 14/01/2008 |

Le praxème [clandestin] dans cet énoncé est introduit comme résultat à un état ultérieur qui subit des modifications. Il est question dans cet extrait de deux états. Le premier est celui qui reçoit la dénomination harrag (état de la harga) et le second est celui de clandestin (état de la clandestinité). L’attribut clandestin acquiert le statut de désignation seconde introduite comme conséquence à un état initial.

Le harrag devient clandestin que s’il déjoue « les barrières de la forteresse Schengen ». La subordonnée circonstancielle de but introduite par la préposition « pour » induit que l’individu est « harraga » que lorsqu’il a un but précis : celui de passer les frontières pour aller de l’autre côté de la méditerranée. Le passage à l’état de clandestinité s’effectue lorsqu’il réussit à « déjouer » les barrières. Le verbe devenir traduit explicitement cette idée de passage d’un état vers un autre. C’est en devenant clandestin que le harrag est transgresseur, car il « perturbe l’ordre de la nation ». De ce fait, on dira que l’attribut harrag est à intégrer dans l’univers praxémique de clandestin. Il est inclus dans cet univers.

Harraga devient un hyponyme de l’hyperonyme clandestin. Le harrag est un individu qui est déjà prédisposé à la clandestinité ; il est un clandestin potentiel, mais est un harrag dans l’âme avant même de tenter un acte d’émigration. Cette idée du passage d’un état initial vers un état final est introduite par le parapraxème enfin qui traduit l’arrivée à l’état final qui est ici celui de la clandestinité.

L’énonciateur se focalise sur l’adjectif attribué au praxème [HARRAGA] et qui est clandestin. Ce qui peut être donné comme interprétation de cet énoncé c’est que la désignation « clandestin » devient attributive à harraga qu’à partir du moment où l’individu entre dans un pays sans papier. Tant qu’il se contente de vouloir partir, il n’est pas encore considéré comme clandestin. Cela traduit une idée assez pertinente : le harrag désigne l’individu qui est destinée à être clandestin ; mais est-ce que le clandestin est automatiquement une personne harraga au préalable ?

Notre présentation des entrées dictionnairiques pour le lexème clandestin a montré que toutes les actions qui se font en cachette sont appelées action clandestine. De là, il est à noter que la dénomination « clandestin » n’est pas spécifique aux individus-harraga.

Un clandestin peut être une personne qui a ouvert un magasin sans registre de commerce ; un chauffeur de taxi qui n’a pas de papier l’autorisant à exercer cette profession ; une personne qui ne déclare pas un bien personnel, etc.

Un harrag (toujours d’après l’énoncé) est une personne qui aspire à partir et à transgresser une loi juridique donc à être clandestin.

3.5. La construction de l’autre en discours

Dans notre corpus nous retrouvons constamment un je (implicite ou explicite) qui parle à un tu (implicite ou explicite) pour l’informer à propos d’un il (s). Ce dernier renvoie au harrag qui devient l’autre celui qui est différent de moi. Je le désigne comme différent, car il n’est pas comme moi, il a certaines caractéristiques que je ne possède pas et vice versa. Cette idée de l’altérité nous renvoie à la notion de la dialectique du même et de l’autre58i largement traitée dans le domaine de la praxématique(59). Cette notion s’actualise à travers des phénomènes de nature dialogique. Les discours tendent à construire un tout de sens. « Le même et l’autre sont considérés comme des termes primitifs instituant la différence qui pose simultanément l’identité et l’altérité ».(60)
Chaque fois que le journaliste parle des harraga, il se pose comme même parlant d’un autre qui est différent de lui, et ce pour plusieurs raisons. Cet autre est différent il n’appartient pas à la même sphère sociale que celle du journaliste. Ce dernier parle des harraga, les définit, les étudie, justement parce qu’ils représentent à ces yeux ces autres personnes.

« La question de l’altérité intéresse les sciences sociales, parmi lesquelles en tout premier lieu l’anthropologie, mais également les sciences politiques, ou encore la géographie. Cette question est également présente en philosophie et en littérature. Au-delà, elle se rencontre quotidiennement dans l’espace public et les médias. En simplifiant les différentes approches, on peut dire qu’elle renvoie globalement aux questions de l’identité, de la différence, de la frontière… » (Lecolle, 2005 : 1). Exemple de ces opérations :

(40) La folie des traversées funestes le concerne dorénavant directement et avec un degré de gravité encore plus important. C’est comme « un retour de bâton » pour un pays où le « clandestin » c’était l’autre, le subsaharien. Harraga/hagarra : le binôme du désastre. El Watan du 16/03/2008

Dans cet extrait, le praxème harraga est remplacé par celui de clandestin. Ce dernier est mis entre guillemets pour marquer l’insatisfaction ; nous pouvons interpréter les choses ainsi et avancer l’argument qui défend le fait que pour le producteur de ce discours le substitut français du mot harraga (clandestin) ne participe pas vraiment de sa praxéogénie, (61) car cette dernière admet plus la dénomination harraga qui reflète mieux les représentations de la société algérienne.

Aussi, le fait d’avoir utilisé le praxème clandestin relève d’une stratégie de la part du producteur qui stipule que clandestin est une dénomination utilisée par les gouvernants du pays. D’ailleurs, le contexte rapporte l’histoire d’une injustice envers les harraga subsahariens. Le journaliste a voulu dénoncer le fait que les gouvernants du pays se voilaient la face concernant le problème harraga, car ils pensaient que le peuple algérien ne s’adonnait pas à ce genre d’acte. (Cette question sera reprise plus loin dans notre étude)

(41)Ces jeunes, appelés communément harraga, ne sont sûrement pas dupes. Ils sont conscients des risques qu’ils ont encourus en s’engageant dans une aventure aussi périlleuse […] ACTUALITÉ. La politique du mépris, de l’insulte et de la répression. Le 30/07/2008

Dans ces extraits, le journaliste parle de ces harraga qu’il désigne en tant que personne différente. L’adjectif démonstratif montre dans ces énoncés que le harraga n’appartient pas au monde du journaliste, selon ce dernier le harraga appartient à une catégorie dont lui ne fait pas partie. Il le désigne comme cet autre et en utilisant l’adjectif démonstratif il isole le harrag en l’intégrant à une autre catégorie en s’excluant, par la même occasion, de cette dernière.

3.5.1 Désignation de l’autre ethnique :

Parfois le harraga est désigné par un adjectif ethnique, ainsi le passage suivant :

(42) Devant de telles restrictions, les jeunes Africains et Maghrébins, qui regardent l’Europe comme un éden ouvert à tous les possibles, tentent le passage en force ; en Algérie, cela a produit le phénomène des harraga.)(62) ACTUALITÉ. Éclairage. Harraga : la roue de l’infortune. 19/04/2008

Dans cet extrait, l’autre est désigné par un adjectif de nationalité. L’énonciateur part d’une généralité à une particularité. Il stipule que les jeunes Africains et les jeunes maghrébins sont tentés par le passage de la méditerranée afin d’émigrer de l’Afrique vers l’Europe. Mais il n’attribue pas la désignation de harraga à ces catégories générales. Il spécifie que cette dénomination est réservée aux seuls candidats Algériens. Ce qui fait que pour l’énonciateur la seule catégorie ethnique qui est apte à intégrer la catégorie {HARRAGA} est celle des Algériens.

En présentant les choses de la sorte, l’énonciateur produit un programme de sens qui répond aux représentations traditionnelles stéréotypées, à la doxa. Il actualise ainsi grâce au praxème Algérie le programme de sens « individu de nationalité algérienne ». Ce sème prototypique est présenté comme archétype de nationalité à la catégorie {HARRAGA}.

3.5.2 Frontières de la catégorie : ethnonyme et ethnotype

Dans les extraits que nous allons présenter, nous verrons que parfois les adjectifs de nationalité peuvent nous renseigner sur les représentations que peuvent avoir les énonciateurs des discours concernant le type ethnique de la catégorie harraga :

(43) La folie des traversées funestes le concerne dorénavant directement et avec un degré de gravité encore plus important. C’est comme « un retour de bâton » pour un pays où le clandestin » c’était l’autre, le subsaharien, incarnation d’une misère et d’une désespérance que l’on se complaisait, avec condescendance et parfois racisme explicite, à accoler comme une tare congénitale à une Afrique noire dont on se voulait différents… ce n’est pas d’aujourd’hui que les jeunes Algériens fuient leur pays. Il se trouve qu’aujourd’hui ils sont plus nombreux et surtout contraints à le faire plus dangereusement, à partir de leur pays même. Harraga/Hagarra : le binôme du désastre.. El Watan, Le dimanche 16 mars 2008 par Ali Bensaâd.

D’emblée, nous notons de manière significative le néologisme Hagarra qui est l’anagramme du mot « Harraga » et qui pointe, à la fois explicitement et implicitement, la détresse des jeunes et la pression du gouvernement. Ceci, développe l’idéologie d’une insécurité liée à la jeunesse.

Ainsi, l’anagramme vient renforcer l’argumentaire raciste du journaliste qui, en accusant l’« autre » (l’algérien) de raciste, fait vivre sa cible privilégiée et de ce fait, cherche à exister idéologiquement.

L’adverbe de temps « dorénavant » présent dans l’extrait nous donne à voir deux cadres temporels distincts dans lesquels évolue le praxème harraga. L’énonciateur suppose un changement de condition qui s’est opéré à travers le temps. Il est question dans cet énoncé d’un temps passé révolu qui laisse place à un temps in esse le temps actuel. Il y a toute une parade de modalisation temporelle qui actualise un fait en utilisant des parapraxèmes de temps présent.
L’énonciateur compare un fait passé (imparfait) par rapport à un fait constaté au temps présent ; de ce fait, il dénonce une injustice, répare un malentendu.

En effet, dans ce discours, l’ethnonyme Subsaharien est aux yeux des Algériens celui qui est plus à même d’être associé au praxème harraga et donc plus représentatif de la catégorie {HARRAGA} que l’ethnonyme « algérien ». Le subsaharien devient de ce fait ethnotype c’est-à-dire le prototype ethnique de la catégorie. Mais en rétablissant la vérité, le journaliste fait de l’ethnonyme « algérien » le véritable ethnotype.

Cette bataille qui se fait en discours entre l’idem (algérien) et l’aliud(63) (subsaharien) est remportée par l’« autre », le journaliste ne se range pas du côté des siens ; il défend le côté adverse en incriminant son propre pays ; il appuie ainsi cette idée par l’utilisation du néologisme « hagarra » (mépris) qui ne concerne que les Algériens. De ce fait, pour lui (journaliste) l’ethnotype qui représente le mieux la catégorie, celui qui en est le prototype, c’est l’« algérien ». La parade des modalités se poursuit lorsqu’il stipule :

(44) ce n’est pas d’aujourd’hui que les jeunes Algériens fuient leur pays. Il se trouve qu’aujourd’hui ils sont plus nombreux et surtout contraints à le faire plus dangereusement, à partir de leur pays même.(64)

Le praxème harraga est dans l’énoncé ci-dessus défini par rapport à un cadre spatio-temporel précis. L’énonciateur remet d’abord en question une idée reçue selon laquelle les Algériens sont novices en ce qui concerne l’acte de passer illégalement les frontières. L’adverbe de temps « aujourd’hui » rétablit la vérité selon l’univers de croyance de l’énonciateur. Ce dernier dénonce une certaine injustice vis-vis des subsahariens et incrimine les siens.

Aussi, l’adverbe « dangereusement » ici présent, montre que les Algériens constituent non seulement le prototype ethnique de la catégorie, mais plus encore ils représentent, « aujourd’hui », la caste qui prend le plus de risque quant aux moyens entrepris en vue de brûler les frontières.

(45) On s’aperçoit que 9 d’entre eux ne sont pas Algériens, mais Afghans. Des Afghans harraga en Algérie ?

L’énonciateur de l’énoncé ci-dessus affiche un net étonnement quant au fait narré ; il est étonné de voir que des Afghans puissent être harraga.

Le praxème algérien réalisant le programme sémantique « individus de nationalité algérienne », se trouve remplacé par le praxème afghan réalisant le programme sémantique “individus de nationalité afghane”. La conjonction de coordination, mais reprend l’idée de la consternation du locuteur. Ce dernier refuse que la nationalité afghane fasse partie de la catégorie {HARRAGA}. Il considère que seuls les Algériens sont aptes à intégrer la catégorie. Algérien devient l’ethnotype de la catégorie et toute tentative de redéfinition, de ce dernier, est vouée à l’échec.

3.6 Revisiter les limites de la catégorie

Il s’agit dans cette partie de modifier un trait typique de la catégorie, nous verrons dans les énoncés à venir que la catégorie en discours perd parfois un de ses traits prototypiques en vue d’en accepter d’autres.

3.6.1 Déconstruction du sexotype(65)

(46) Quand les filles tentent la « hedda »

Au praxème garçon qui réalise le programme sémantique ‘individu de sexe masculin’ se trouve substitué le praxème fille ‘individu de sexe féminin’. Nous trouvons là la fameuse dialectique du même et de l’autre. Il s’actualise ainsi un glissement du praxème « garçon » au praxème « fille »Le journaliste-énonciateur, au demeurant de sexe masculin66 ; il reproduit, sans le savoir peut-être ou même sans le vouloir la pensée commune, la doxa qui veut que le harraga soit d’abord paramétré comme « individu de sexe masculin », l’occurrence du praxème « hedda », accompagnant dans le discours l’actualisation de fille, est révélateur d’un positionnement idéologique qui mérite que l’on s’y attarde. Ainsi se dessine un parcours praxémique particulier impliquant une congruence hedda fille, harraga garçon.

Cependant, il est important de garder présent à l’esprit que le mouvement harraga concerne tout à la fois les filles et les garçons, mais quand il s’agit d’une fille cette « harraga » est assortie d’une « hedda » bien étonnante au regard d’un discours visant une neutralité axiologique. Les garçons sont-ils donc seuls aptes à s’inviter dans l’interdit ? Il s’inscrit de ce fait dans le même (l’idem) et rapporte un fait qui concerne l’autre. Dans le discours que nous nous apprêtons à étudier, la catégorie se verra modifiée en perdant un élément-clé de son prototype.

Le praxème « hedda » montre clairement le point de vue du locuteur quant aux faits narrés. Le locuteur est surpris par le fait que des jeunes filles puissent tenter l’aventure de la harga. Le mot « hedda » -qui signifie en arabe dialectal « faire une action inattendue », « une chose qui outrepasse tout entendement »- est souvent utilisé pour désigner le fait d’avoir accompli une chose incroyable. Parfois le terme est employé pour exprimer l’accomplissement d’une action surprenante qu’elle soit négative ou positive, tel que l’exemple : « dar hedda ayana ! » ce qui signifie il a fait une mauvaise action ; ceci dit, il arrive aussi qu’on utilise le terme positivement ainsi l’exemple suivant : [dir hedda]

Ce qui signifie « épate moi », fait quelque chose de surprenant, d’inattendu, de fou. Souvent la « hedda » est utilisé en discours pour signifier une action novatrice qui sort de l’ordinaire. Nous comprenons de ce fait les représentations du locuteur qui pense qu’un “harraga” ne peut être que de sexe masculin. C’est pour cette raison qu’il est surpris par cette initiative féminine, mais il l’est beaucoup moins en sachant que derrière cette tentative d’immigration se cachent deux individus de sexe masculin ce qui nous rapproche un peu de notre prototype. Et c’est Ainsi que l’on retrouve en sous-titre l’énoncé suivant :

(47) “Deux jeunes filles de la ville de Tiaret, S. 22 ans et K. 21 ans, alléchées par des perspectives séduisantes quant à une traversée de la Méditerranée sur proposition flatteuse, bien sûr, de deux jeunes garçons en ont finalement eu pour leur rêve.”(67)

Le segment souligné “bien sûr” modalise l’énoncé et montre le point de vue du locuteur quant au fait relaté ; en effet, par cet adverbe modal qui marque la certitude, il (le locuteur) sous-entend que des filles seules, ne peuvent en aucun cas tenter cette aventure sans recevoir de l’aide de la part d’individus de sexe masculin. Ce dernier qui est pour nous le prototype ou mieux le sexotype de l’individu harraga. Plus loin il dira :

(48) Cette folle tentation de la hedda qui hante les filles.

En utilisant les praxèmes “folle” “tentation”, le producteur indique qu’il ne retient pas la caractéristique “sexe féminin” comme partie intégrante de la catégorie [HARRAGA]. Il reste cantonné aux représentations primitives qui n’acceptent que les individus de sexe masculin dans la catégorie.

La catégorie perd un élément prototypique qui est le sème “individu de sexe masculin” pour être remplacé par le sème “individus de sexe féminin” En effet nos représentations de ce dernier sont déjà ancrées de manière définitive de telle façon que le praxème “jeune garçon” devient le prototype de la catégorie HARRAGA, nous irons encore plus loin en disant stéréotype. Dans notre corpus nous avons relevé de nombreuses occurrences du mot “jeune” ; il (jeune) apparaît comme ayant le plus de ressemblances avec la catégorie HARRAGA. Il a atteint un degré très élevé de prototypicalité ; et cela est surtout dû à sa forte redondance dans les discours.

Le fait d’avoir présenté les choses de cette façon, de la part du producteur des discours, montre la praxis de ce dernier et ses idées reçues autour de l’individu-harraga. Ses représentations sociales sont prédéterminées. C’est en quelque sorte des propos en même temps sexistes et flatteurs vis-à-vis de la gente féminine. Flatteurs, parce qu’ils sous-entendent qu’une personne de sexe féminin n’a pas l’habitude d’entreprendre une telle action si elle n’est point influencée par la gente masculine. Sexistes, car cela traduit que la femme n’est pas capable de tels exploits sans l’aide d’un homme.

La fille émigre parce qu’elle a été influencée par un garçon qui lui, est apte à intégrer la catégorie, mais pas la “fille” ; une personne de sexe féminin est harraga par intermédiaire (si nous pouvons formuler les choses ainsi), elle est membre de la catégorie certes, du moment qu’elle a tenté l’aventure, mais n’en demeure pas moins extérieure à la catégorie. On dira que le praxème fille a été actualisé en discours et a réalisé lors de sa production le programme “personne de sexe féminin”.

Ainsi, si les filles se sont vues attribuer l’appellation harraga c’est qu’elles appartiennent à la catégorie même si elles sont loin de répondre aux critères préalablement assignés par la société quant à la caractérisation traditionnelle. Dans l’intitulé de l’article, le producteur affiche nettement, par le biais du verbe “tenter”, son point de vue selon lequel la harraga ne peut être qu’un garçon, les filles, elle, ne peuvent que “tenter” le coup. Le producteur de ce fait donne les caractéristiques de la catégorie {HARRAGA}.

(49) “[…] du phénomène(68) qui concerne d’ailleurs autant les garçons que, dans certains cas, les filles”. El Watan. Actualité. Harraga : la roue de l’infortune. 19.04.2008)

Dans cet extrait, nous dirons, à l’instar des énoncés précédents, que pour le locuteur le harraga demeure un “individu de sexe masculin”. Ceci dit, il nous informe tout de même que parfois il s’agit “d’individus de sexe féminin”. Nous voyons là à quel point il est difficile de modifier le prototype qui demeure toujours malgré tout le premier exemplaire d’une catégorie. Les instances qui différent du prototype, mais qui présentent quelques ressemblances de famille intègrent tout de même la catégorie [HARRAGA]. C’est là la preuve de la souplesse dont fait preuve la version étendue du prototype lorsqu’elle traite de la ressemblance de famille entre ces membres potentiels.

3.6.2 Redéfinition du sociotype

Plus loin dans l’article que nous venons de voir ci-dessus, l’énonciateur stipule :

(50) Des jeunes filles pourtant à l’abri du besoin.

L’adverbe d’opposition pourtant véhicule une représentation selon laquelle les individus qui intègrent la catégorie HARRAGA doivent être dans le besoin. Le sous-entendu ici illustre nettement cette idée. Le producteur vient d’attribuer une autre caractéristique à la dite catégorie et qui est celle de “pauvreté”. Selon lui (producteur) si l’individu n’est pas dans le besoin il ne peut être considéré comme harraga. Il classe donc les membres de la catégorie selon des critères, des valeurs, d’obligations morales.

Ces discours qui donnent à voir de nouvelles caractéristiques de la catégorie telles que » filles », « personnes aisées » et ce même si les producteurs desdits discours ne sont pas d’accord avec les faits. Cela montre que la représentation du harraga en tant qu’ ‘individu sexe masculin » et « personne pauvre » demeure certes prototypique, mais n’est pas pour autant exclusive. Nous voyons que la catégorie est mouvante, elle est modifiée remodelée en étant traversée par des discours.

Dans un autre discours nous retrouvons cette même discrimination sexuelle :

3.7 L’hyperonymie et l’hyponymie

Les relations d’hyponymie et d’hyperonymie supposent l’existence d’une entité x qui intègre une entité supérieure X. Cette dernière présente un ensemble de sèmes (sémème) qui sont une partie intégrante de l’entité inférieure x. De ce fait tous les sèmes de X sont à retrouver dans x.

Nous voyons donc que la catégorie HARRAGA appartient elle-même à une catégorie supérieure qui lui confère quelques traits sémantiques. Le fait de désigner par exemple harraga comme phénomène, aventure ou même fléau, c’est l’intégrer dans une catégorie.

3.7.1 HARRAGA en tant que sous catégorie

Suite à notre consultation de corpus, nous avons pu relever quelques récurrences de praxèmes qui placent la catégorie HARRAGA dans des catégories supérieures.

Pour illustrer cela nous proposons quelques extraits de ces récurrences :

(51) histoire de dire que le phénomène des harraga n’est pas la conséquence du chômage. La preuve !

Si nous considérons ces exemples nous remarquons que le mot harraga est constamment précédé du mot phénomène(2) ce qui signifie que le deuxième est une caractéristique du premier ; en effet harraga est un phénomène selon les discours. De ce fait il appartient à une catégorie supérieure appelée phénomène.
Pour appréhender cette nouvelle catégorie, nous proposons une brève étude lexicographique pour paraphraser l’étude que nous avons effectuée pour HARRAGA.

Phénomène masculin
(Figuré) Chose qui surprend par sa nouveauté ou par sa rareté.

Ce grand événement est un phénomène auquel on ne devait pas s’attendre.
(Familier) Personne qui surprend par ses actions, par ses vertus, par son talent, etc.

Curiosité que l’on exhibe dans les foires.
(CF. Wikitionnaire)

Un fait est en quelque sorte un phénomène arrêté, précis, déterminé, ayant des contours que l’on peut saisir et dessiner : il implique une sorte de fixité et de stabilité relatives. Le phénomène, c’est le fait en mouvement, c’est le passage d’un fait à un autre, c’est le fait qui se transforme d’instant en instant (je souligne)
Cf. définition TLF

Phénomène : Fait, événement qui frappe par sa nouveauté ou son caractère exceptionnel. 2. Etre humain ou animal exhibé en public pour quelque particularité rare. Phénomène de cirque, de foire. 4. Fam. Individu, original, excentrique. Larousse 2010.

Selon les définitions données par ces dictionnaires, un phénomène est quelque chose de surprenant, de rare, d’exceptionnel, d’original, d’excentrique et ce, qu’il s’agisse d’une chose ou d’une personne. Le Larousse va même jusqu’à dire « phénomène de foire ».

Harraga devient une entité, un élément appartenant à la catégorie {PHENOMENE} ; il (harraga) acquiert, de ce fait, quelques traits sémantiques attribués à sa catégorie (phénomène).

Si l’on tient compte de ce qui est stipulé ci-dessus, Il est possible de conclure que harraga, en tant que fait, ou harraga, en tant qu’individu, est une chose surprenante peut-être à cause de sa rareté, de sa nouveauté, ou de son originalité.

Nous voyons de ce fait à quel point il est aisé de charger le praxème de sens nouveaux qui viennent se greffer à son sens primitif (hors contexte) et ce, grâce au discours recueillis.

En ce qui concerne les définitions données par le TLF (trésor de la langue française) ; nous retenons les praxèmes « fixité » et « stabilité » ainsi que l’expression « fait que l’on peut saisir ». Si phénomène est caractérisé ainsi, en partant du constat préétabli que harraga est un phénomène, il est donc possible de considérer harraga est une chose stable et facilement saisissable. Ce qui est étonnant, ceci dit, c’est que quelques mots plus tard, nous lisons dans la même contribution (même dictionnaire) que le phénomène est un fait mouvant qui change d’un instant à un autre. Cette définition serait plus aisémant attribuable au praxème harraga, si l’on tient compte de l’idée de mouvement d’individus qui vont d’un pays vers un autre ; c’est-à-dire qui sont en perpétuel déplacemant géographique.

(52)Le phénomène de la harga ou traversée clandestine […].

Dans cet exemple le mot souligné appuie cette idée de mouvement ; en effet, les harraga traversent la mer ; ils effectuent un mouvement. Ce dernier praxème est l’une des caractéristiques principales attribuées communément aux harraga.

3.7.2 Harraga vs kamikaze : deux praxèmes en relation de co-hyponymie

Il est maintenant établi qu’un mot, quel qu’il soit, est toujours étudié par rapport aux oppositions et aux ressemblances qu’il comporte avec les autres mots d’une langue ; il fait sens que par rapport à ses traits distinctifs. Cela nous amène bien sûr à la notion de structure (étudiée plus haut) qui stipule que tout signe n’existe que par la relation qu’il entretient avec les autres signes de la même structure.

Ainsi, le praxème « harraga » qui est pour nous un élément d’une praxéogénie donnée, arrive à se construire une identité sémique grâce à la présence d’autres praxèmes qui viennent lui greffer un sens nouveau en actualisant certains sèmes et en lui conférant d’autres sèmes-occurrence qui naissent de l’activité langagière du sujet-locuteur ou producteur. Ceci dit, un mot avant même d’appartenir à une quelconque structure, comporte intrinsèquement un sens premier, déjà là, et qui ne demande qu’à être actualisé en contexte ; c’est-à-dire à l’intérieur d’un discours donné. En ce qui concerne la praxématique, il n’existe pas de sens préalable au praxème avant son actualisation. Ce dernier a une potentialité de sens possibles qu’il réalise lors de son actualisation en discours.
Dans notre corpus, nous avons remarqué un taux très important d’occurrence concernant les praxèmes « harraga » et « kamikaze ». Cette itération nous a semblé pertinente quant à l’étude que nous effectuons. En effet, le fait d’associer ces deux praxèmes dans un même discours n’est pas dépourvu de sens. Retenons d’emblée que « harraga » et « kamikaze » apparaissent fréquemment ensemble dans des discours concernant les problèmes de la jeunesse ou bien ceux qui traitent tout bonnement de certains fléaux sociaux tels que : le suicide, le terrorisme, etc.

Les praxèmes [HARRAGA] et [KAMIKAZE] sont deux hyponymes appartenant à la même catégorie ou hyperonyme {PHENOMENE}.

Dans cette partie, nous avons pris, afin d’étayer les propos ci-dessus, quelques discours qui comportent les deux signifiants. En prenant comme principale référence l’étude de François Rastier dans son livre intitulé sémantique interprétative.

Avant d’entamer l’analyse sémique, considérant les extraits de discours ci-dessous :

(53) […] candidat à l’immigration clandestine (harraga), ou candidat à la mort (kamikaze). Ces jeunes qui ont pratiquement tous eu une instruction, qui sont de plus en plus diplômés […] vise à remédier à ces phénomènes. (Je souligne)

(54) et plus il y a de pouvoir autoritaire, plus il y a de désespoir. Et ce désespoir peut aussi s’exprimer par les harraga, des gens qui mettent leur vie en danger, pas celle des autres, pour pouvoir partir ailleurs.

(55) […] « on pourrait poser la question à un harraga ou à un kamikaze les deux se ressemblent non pas dans la violence du second, mais dans l’objectif commun, en finir une fois pour toutes avec cette triste histoire qui dure »

(56) […] Interrogé sur le phénomène kamikaze et le lien qu’il peut avoir avec l’acte suicidaire, le sociologue nous répond qu’il est inexact de considérer un kamikaze comme un suicidaire. « Ce sont deux actes différents, le kamikaze effectue un acte de guerre […] il croit qu’il se sacrifie pour une cause. Généralement, ces actes-là ne sont pas dictés par la personne elle-même, mais elle est poussée à le faire » […] le phénomène des émigrants clandestins qui s’aventurent en mer dans l’espoir de débarquer sur l’autre rive de la Méditerranée, plus communément appelés harraga, Baudelot estime que là aussi le terme suicidaire est inapproprié. « Il ne s’agit pas à mon avis d’un acte de désespoir, mais plutôt d’espoir, car le candidat à l’émigration clandestine, même s’il sait qu’il peut mourir en mer, garde toujours l’espoir d’arriver au bout de son voyage. C’est donc un acte d’espoir, c’est un risque à prendre et non pas un acte de mort volontaire ou de suicide ».(69)

Afin de mettre en pratique la théorie de François Rastier nous avons opté tout d’abord pour un tableau qui regroupe l’intégralité des sèmes (génériques et spécifiques) que comportent les praxèmes « harraga » et « kamikaze ».

Avançons quelques précisions :

Les praxèmes [HARRAGA] et [KAMIKAZE] ont le même sème microgénérique (taxème)/phénomène/(renvoyant au taxème des//phénomènes//)ils appartiennent aussi au même domaine qui est celui de la société ainsi qu’à la même dimension (sème macrogénérique inhérent actualisé/humain/) Nous avons affaire à des cas d’isotopie.

Ceci dit, ils se distinguent sur bon nombre de points par exemple « harraga » contient le sème spécifique inhérent actualisé/non violent//danger pour soi/alors que « kamikaze » contient celui de/violent//danger pour autrui/Ces sèmes montrent clairement qu’il est impossible de confondre « kamikaze » et « harraga ». Aussi, les sèmes/suicidaire/,/auto-sacrifié/,/danger pour autrui/appartiennent au sémème « kamikaze », mais pas au sémème « harraga » ce dernier se voit attribué celui d’/aventurier/.

Certains sèmes spécifiques inhérents se trouvent virtualisés ex : /suicidaire/,/désespéré/dans l’extrait 4 pour les deux sémèmes.

On dira, pour résumer, que les praxèmes « harraga » et celui de « kamikaze » se ressemblent sémantiquement parlant sur certains traits, mais pas au point de les associer dans le discours en leur conférant des sens identiques. Il est impossible de dire que les deux candidats ont les mêmes objectifs, l’un veut vivre l’autre veut mourir.

3.8 Discours polémique et tension illocutoire :

Le discours polémique est généralement caractérisé par des actes pragmatiques de la part de celui qui énonce ; il évolue dans l’argumentation de ce dernier et ainsi prend corps par un procédé bien spécifique qui apparait parfois implicitement dans l’énoncé et qui est celui de réfutation. Le discours polémique est une des caractéristiques du discours médiatique ; il prône une visée perlocutoire en privilégiant la notion de « destinataire cible ». (Charaudeau, 2005 : 63), à savoir que l’acte illocutoire au moment de son énonciation par un sujet-parlant anticipe la réaction et l’impact qu’aura l’énoncé sur le destinataire.

3.8.1 Harraga : alibi pour une dénonciation autre

Le discours journalistique est connu pour sa capacité à véhiculer plus d’informations que celles qu’il prétend transmettre. En effet, il arrive souvent qu’un discours médiatique traite d’un événement donné pour en introduire un autre et dénoncer d’autres problèmes sociaux, politiques ou autres.
Prenons l’exemple de cet article :

(58)Harraga et la mauvaise gouvernance.

Dans cet exemple le praxème [HARRAGA] a emporté dans son sillage un fait autre que celui de l’immigration clandestine, il dénonce un problème politique une faille dans le système gouvernemental du pays. Ici il n’est plus question du harraga mais d’autre chose. On dira que le praxème a enregistré et actualisé lors de sa médiatisation, de sa circulation en discours un autre fait plus important pour le producteur du discours. Dès lors, harraga ne représente qu’un support (alibi) pour une dénonciation autre.

(59)[…] Il est sans doute politiquement contre-productif et moralement inacceptable de mettre derrière les barreaux des jeunes pour avoir refusé la fatalité de mourir en silence chez eux […]. Edito. Guerre au peuple. 31.07.2008

Dans cet extrait, l’énonciateur se manifeste grâce à la modalité épistémique due à l’adverbe modal sans doute qui exprime la certitude. Il est question dans cet énoncé de donner un avis concernant le fait de mettre derrière les barreaux des jeunes (harraga) ; le locuteur émet un jugement de valeur en présentant ce dernier comme certitude. Il rajoute l’adverbe moralement à son jugement, en classant l’acte des gouvernants comme interdit ou non permis. Il se place de ce fait du côté des partisans (ceux qui défendent les harraga) et incriminent les gouvernants qui abusent de leur pouvoir.

(60) Il faut croire que le bâton a remplacé la carotte et l’État algérien a retrouvé le « métier » qu’il maitrise par-dessus tout : la répression. Edito. Guerre au peuple. 31.07.2008

Semblable à l’énoncé précédent, le locuteur grâce à la modalité épistémique de croyance exprime son point de vue en utilisant le verbe croire. Ceci dit, ce dernier étant précédé du verbe de nécessité « falloir », acquiert un autre sens. En effet, le locuteur commente ce qui a été dit précédemment en émettant la conclusion faite que l’état algérien sévit avec son peuple. Une telle formulation implique un regain de nationalisme exprimé par le locuteur.

3.8.2 L’affectif

Il arrive parfois qu’en plus d’être porteur de contenus implicites concernant des jugements personnels, l’énoncé véhicule une relation illocutoire de type affectif. L’affectif se manifeste à travers des adjectifs possessifs qui place l’objet du discours dans le même espace que celui du locuteur. Ils mettent en relation deux communautés distinctes, ainsi :

(61) […] La lutte contre l’immigration clandestine, constituée principalement de nos harraga annabi […]
[…]Nos harraga croient avoir plus de possibilité de s’en échapper et de se mêler aux foules métropolitaines …] Actualité. Algériens en situation irrégulière à Cagliari (Italie) : Les harraga saccagent le centre de retention. Le 20.09.08

(62) Nous ferons tout pour rapatrier les dépouilles de nos concitoyens

Dans ces extraits les déterminants possessifs expriment une relation d’affection qui relie le locuteur à l’objet de son discours. Cet autre devient très proche du je parlant ; ici l’idem et l’aliud ne sont pas si différents, ils évoluent dans un même espace. L’autre de ce fait n’est plus le harraga, mais les gouvernants du pays, ceux qui incriminent ce dernier. Le locuteur tient dans ces énoncés un discours nationaliste ; il intègre l’autre à sa logosphère, il l’accepte dans sa communauté.

3.8.3 Le péjoratif :

Il arrive parfois que le locuteur opère une certaine distance entre lui l’objet de son discours. Il fera appel à une stratégie énonciative qui place ce dernier dans le rang des autres, ceux qui sont différents de lui.

(63)Pour ces jeunes, il y a généralement trois options. Ils ont le choix entre le terrorisme, le crime organisé et la prostitution.

(64)Ces jeunes doivent se battre pour un morceau de pain.

(65) C’est la seule fois où ces jeunes infortunés se laissent aller à un moment d’insouciance contagieuse.

(66)Ces chômeurs, rêveurs ressemblent à tous les jeunes.

(67) L’incarcération de ces harraga a été motivée par le délit de fuite de leur arrestation.

(68) Les pouvoirs publics n’ont rien fait pour ces Algériens.

Il est à noter que, dans ces exemples, l’objet des discours est transféré, contrairement aux énoncés cités dans la partie ci-dessus, au rang des « autres ». Le locuteur se distancie d’eux et les considère comme étranger à son discours. Ils sont extérieurs à sa logosphère.

Il y a dans ces énoncés une relation de type non affectif. Le déterminant démonstratif est chargé d’une connotation péjorative qui place l’autre dans une communauté différente du je.

Dans les énoncés (63), (64) et (65), la tension péjorative prend l’allure d’une taxinomie d’âge. Les jeunes sont à opposer aux vieux, aux adultes, ou même aux enfants. Dans l’énoncé (66), il est question d’une tension péjorative mais qui prend cette fois-ci l’allure de revendication sociale ; le chômeur est à opposer au travailleur. Dans l’énoncé (67), ce sont les harraga qui sont placés dans une communauté à part ; ils appartiennent au rang des antinationalistes. Enfin, dans l’énoncé (68) le locuteur revendique une différence ethnique ; il se distancie des siens et arbore un discours raciste envers eux.
Cette péjoration fonctionne dans le discours comme une marque de rejet de l’autre, car différent par certains points du je.

3.8.4 Transformations phrastiques

Cette étape consiste à repérer les formes phrastiques(70) (les modalités) des énoncés afin de voir si les sujets parlants opèrent une distance par rapport au dit ou bien s’ils s’approprient ce dernier comme étant le leur.

Dans cette perspective nous tenterons d’analyser les différentes prises en charge du dit en repérant les marques linguistiques présentes dans le discours et qui nous permettront de savoir si les sujets-énonciateurs s’approprient les faits ou pas.

Pour ce faire, les marques susceptibles de nous mettre sur la piste sont : les phrases interrogatives, des phrases qui expriment des jugements (appréciatifs, négatifs), des certitudes, des croyancesetc.

Ces dernières nous intéressent tout particulièrement, car notre corpus en offre une assez forte récurrence. En effet, dans le biais de notre étude nous tentons, à travers différentes formes de phrases, de cerner des représentations cachées, des sujets-énonciateurs qui dévoilent leur idées reçues concernant le monde et les autres (les différents acteurs sociaux) et voir ainsi le rôle de telle ou telle modalité. L’analyse que nous adoptons est celle de retrouver le noyau de chaque phrase ; de ce fait nous passerons d’une forme passive à une forme active ; d’une forme interrogative à une forme affirmative ; et d’une forme négative vers une forme positive.

Nous partons du principe établi que chaque phrase, qui comporte les modalités que nous venons de citer ci-dessus (passives, négatives et/ou négatives), possède une modalité de base. Ainsi, une phrase négative est avant tout une phrase positive qui a subi des transformations ; une phrase passive est une phrase active inversée. Ce constat étant fait, il nous amène à développer notre réflexion vers les possibles interprétatifs des énoncés que nous analysons.

3.8.4.1Les modalités de négation

La négation offre – lorsqu’elle est utilisée- la possibilité de rendre compte d’une multitude de sens cachés que tente de véhiculer le producteur de sens dans son discours. Elle (la négation) permet de dire quelque chose tout en niant une autre. Si le producteur émet une négation, il le fait dans le but de contredire un énoncé antérieur ; il fait une contre-argumentation mais de manière implicite, car le point de vue adverse n’est pas stipulé, mais il est sous-entendu.

Les modalités négatives peuvent être une « représentation indirecte de points de vue » (Haillet, 2007 : 43), elle sert au locuteur, lors d’une argumentation par exemple, à nier le point de vue adverse afin de faire primer ses propres arguments concernant une question donnée. En effet, si nous considérons, à l’instar de Dubois (1991)(71), que la phrase négative est une phrase positive transformée, nous obtenons que la phrase noyau (c’est-à-dire) la forme primitive est le point de vue nié par le locuteur de la phrase négative.

Ainsi, en rendant aux phrases porteuses de négation leur noyau, nous arriverons à déterminer le point de vue de la thèse adverse. Cela étant dit, la négation n’a pas toujours la même fonction à l’intérieur de la phrase. En effet, même s’il arrive que deux énoncés aient les mêmes éléments de négation, ils n’ont pas pour autant la même visée communicative. Cette dernière peut-être tout simplement descriptive destinée à décrire un fait ; ou bien elle peut être polémique, à savoir qu’elle aspire à remettre en question un dit antérieurement énoncé et tente de ce fait de rétablir la vérité ou corriger une anomalie. Nous avons de ce fait, deux types de modalités de négation. La négation polémique et la négation descriptive.

La négation descriptive :

C’est une phrase toute simple qui véhicule une négation explicite et qui ne porte en elle aucun sens caché ; son unique but est de « décrire un état du monde. Elle n’implique aucune idée de l’existence d’une présomption contraire. ». (Nolke, 1992 : 49).

La négation polémique :

La négation polémique, quant à elle, a pour principale vocation de remettre en question l’énoncé de la phrase noyau, elle est appelée polémique parce qu’elle met en scène des points de vue différents.

Considérons l’exemple ci-dessous :

(69) « Ce jeune qui a bravé les dangers de la mer n’a rien du profil du suicidaire. »72 El Watan. ACTUALITÉ. Me Benbraham au forum d’El Moudjahid. « Le jugement des harraga est illégal ». Le 29/04/2008 | 22:56

(70) « Ce phénomène n’est pas propre aux jeunes »

(71) « Les jeunes sont impatients et nerveux par nature. Il ne faut pas prendre cela pour de la violence ». El Watan. ENQUÊTE « La violence, une vengeance sociale ». Le 22/07/2008.

(72) « il ne s’agit pas d’un acte isolé, un ras-le-bol spontané irrépressible de jeunes privés de leur liberté et devenus violents par désespoir, mais “d’une stratégie que les Algériens, en attente d’expulsion, observent dans plusieurs centres de rétention à travers la péninsule”. El Watan. ACTUALITÉ. Algériens en situation irrégulière à Cagliari (Italie) : Les harraga saccagent le centre de rétention. 20/09/2008

La négation dans ces énoncés véhicule, de manière implicite et grâce au procédé de sous-entendu, des représentations ; ces dernières sont celles du sujet parlant ainsi que celles des “autres”(1).

Dans ces extraits, les producteurs défenseurs des droits des harraga, par le biais du marqueur de négation “ne pas”, bloque un nouveau programme de sens autour du praxème [HARRAGA] en remettant en question la caractérisation définitoire telle qu’on l’effectue traditionnellement dans l’énoncé (69) “le harraga a le profil du suicidaire”.

Cet énoncé est censé être la phrase prononcée par la partie adverse à savoir les opposants au phénomène harraga, cet énoncé obtenu grâce au procédé de sous-entendu, nous permet de mieux comprendre la polémique ainsi que la thèse réfutée par le locuteur du discours de la modalité négative. Ce dernier montre, de cette façon, qu’il nie la caractérisation traditionnelle qui lui semble erronée. En contredisant les dires d’autrui, le producteur actualise d’autres sèmes qu’il ajoute au noyau praxémique du mot et ôte ainsi la caractérisation communément admise en l’évinçant du noyau. Il met en scène une autre relation d’identification, celle qui est pour les droits des harraga.

Dans l’énoncé (70), la personne interviewée tente de rétablir à son tour une vérité, les sous-entendus de cette phrase seraient ’même les vieux sont concernés par ce phénomène » ou bien « même les enfants sont concernés par le phénomène ». Mais si nous poursuivons notre lecture, « Nous avons eu le plus vieux » il nous sera plus aisé de connaitre la contreargumentation du locuteur. L’argument adverse, réfuté par l’interviewé stipulerait donc « ce phénomène est propre aux jeunes ».

Le producteur tente de modifier la catégorie [HARRAGA] en lui ôtant un sème prototypique et en le remplaçant par un nouvel élément s’éloigne du prototype. Ce qui fait que le locuteur de l’énoncé (71) refuse d’admettre « personnes jeune » comme élément prototypique ou du moins il tente de convaincre les destinataires que même si les jeunes sont considérés comme instance prototypique ils ne sont cependant pas les seuls à intégrer la catégorie, car les personnes âgées peuvent être harraga si l’on considère le fait qu’ils ont tenté l’aventure. Il y a là la théorie de la ressemblance de famille qui rentre en jeu.

Dans ces extraits, on dira que le locuteur a tenté, par le biais de la contreargumentation et aux modalités d’énonciation d’effacer la caractérisation traditionnelle en vue d’établir une nouvelle relation, il a redéfini et déconstruit la catégorie [HARRAGA] en lui procurant d’autres traits praxémiques. Cette idée nous renvoie à ce qui a été dit précédemment concernant le fait que le mot en discours se trouve constamment construit et déconstruit.
Nous voyons de ce fait que la catégorie est constituée à partir des représentations du monde que peuvent avoir les différents sujets-énonciateurs. Chaque discours génère de nouveaux sèmes et ainsi intègre de nouvelles entités dans la catégorie.

3.8.4.2 Les modalités interrogatives :

On reconnait généralement, dans le discours écrit, une phrase interrogative grâce à sa syntaxe ; à savoir qu’elle arbore nécessairement un point d’interrogation à la fin de l’énoncé. On sait aussi que la phrase interrogative est censée être énoncée par un locuteur L qui formule une question ou une demande appelant à recevoir une réponse de la part d’un interlocuteur récepteur de la l’énoncé. De ce fait, les locuteurs sont investis d’une mission où chacun a un rôle à jouer.

Le locuteur demande et le récepteur répond à ladite demande. Cela les place dans des rapports hiérarchiques. Ceci dit, une demande peut parfois ne pas en être une, il arrive qu’une phrase interrogative ne soit pas réellement une question visant à engendrer une réponse. La syntaxe, dans ce cas, reste la même ; il y aura effectivement un point d’interrogation qui ponctue l’énoncé donnant ainsi l’impression qu’il s’agit d’une phrase interrogative qui demande une réponse du récepteur. Nous avons affaire dans ce cas à une phrase interrogative à fonction rhétorique. C’est-à-dire que le locuteur connait la réponse, mais qu’il cherche à mettre le doigt sur un problème ou un constat préétabli. Ce type de fonction est largement présent dans notre corpus. Pour la simple raison qu’il s’agit d’une particularité du discours médiatique.

Certaines phrases interrogatives sont porteuses de discours polémique tout comme les phrases négatives. Traditionnellement on reconnait dans l’interrogation le fait d’un sujet qui pose une question afin de recevoir une réponse en retour. Cette dernière peut être totale (réponse oui/non) ou partielle c’est-à-dire qu’elle demande une réponse construite.

En ce qui concerne les phrases interrogatives présentes dans notre corpus, le producteur lors de sa réalisation phrastique n’attend pas de réponse de la part du ou des destinataires de son discours ; bien au contraire, ces interrogations ont pour but d’amener ce ou ces derniers à réfléchir sur le contenu de l’énonciation. Par ce processus, l’énonciateur amène le récepteur à participer au procès dynamique de la situation de communication par le simple fait de l’interprétation des contenus implicites qui habitent son énoncé.

Lorsqu’il s’agit d’une interview -comme c’est effectivement le cas dans certains discours de notre corpus- les choses prennent une tout autre tournure, car là il s’agit de la présence de l’intervieweur et l’interviewé dans un même lieu ; de ce point de vue les modalités interrogatives demandent une réponse de la part de l’interviewé. L’intervieweur, lui, est rattaché à un contrat professionnel qui le pose comme celui qui interroge.

Prenons sans plus tarder quelques exemples :

(73) Quelles significations donner à ce comportement, la harga ? Les harraga : délinquance ou quête du bonheur ? El Watan. Idées/Débat .03/08/2008.

(74) « Que dit la loi à ce sujet ? Réponse « L’embarquement… »

(75) Quelle lecture faut-il en faire ? Les harraga : délinquance ou quête du bonheur ? El Watan. Idées/Débat. 03/08/2008

Dans ces énoncés, l’énonciateur interpelle ses lecteurs, formule des interrogations qui poussent les récepteurs de son discours à réfléchir à un constat préalablement établi par lui. Le journaliste connait la réponse, il a une thèse, il avance suite à cette interrogation des réponses, qui selon lui, sont partagées par ses alliés ; en même temps, elles suscitent la polémique entre opposants et partisans. Ainsi, lorsqu’il pose la question dans l’énoncé (73) il appelle au débat silencieux(73)

L’énonciateur sait que la harga suscite le débat dans le milieu public et social, il sait qu’il y a un conflit entre le peuple gouverné et le peuple gouvernant ; en lançant ces interrogations, il montre de manière indirecte à quel camp il appartient, il se place du côté du peuple et leur montre cela par le biais de l’interrogation rhétorique.

(74) Des afghans harraga en Algérie ?

(75) Que s’est-il passé pour que des Afghans soient arrêtés au large de l’Algérie comme de vulgaires harraga ? Le 16/11/08 point zéro. La mer reconnaîtra les siens

Dans les énoncés ci-dessus, la modalité interrogative traduit une exclamation de la part de l’énonciateur. La typographie vise à interpeller les destinataires en insistant sur l’information diffusée. L’énonciateur est cantonné aux idées reçues et aux représentations stéréotypées qui catégorisent le harrag comme ayant le sème prototypique « individu de nationalité algérienne », il est de ce fait surpris par cette action entreprise par les Afghans.

Le deuxième énoncé montre clairement la consternation de l’énonciateur quant au fait narré ; l’interrogation présente traduit de plus en plus la portée illocutoire de l’énoncé. En effet, l’usage du marqueur interrogatif que place le destinataire dans la position de celui qui reçoit l’information en même temps il a pour mission implicite de se poser la question avancée par l’énonciateur et de chercher des réponses. Le destinataire est responsabilisé ; il est proche de l’énonciateur.

3.8.4.3 La passivation

On a souvent considéré la phrase passive comme une phrase active transformée ; l’intérêt de cette transformation réside dans la fait de vouloir mettre en exergue non pas celui qui fait l’action, mais plutôt celui qui la subit.

Proposons sans plus tarder les énoncés suivants :

(76) […] Ils ont été aperçus par le poste de contrôle des garde-côtes […] (le « ils » renvoient aux harraga)

(77) 7 harrag arrêtés et 10 autres placés sous mandat de dépôt

(78) Ils ont été scindés en trois groupes. ACTUALITÉ. Annaba : 7 harraga arrêtés et 10 autres placés sous mandat de dépôt.
Le 31/08/2008

(79)Ils ont été détenus abusivement pendant 4ans. 29/09/2008. Actualité

Dans ces énoncés les verbes sont tous conjugués à la voix passive ; si nous transformons les énoncés ci-dessus à la forme active, nous obtenons les phrases suivantes :

« Le poste de contrôle des garde-côtes a aperçu les harraga ».
« On a placé 7 harraga et placé 10 autres sous mandat de dépôt »
« On les a scindés en trois groupes »
« On les a détenus abusivement pendant 4ans »

En ce qui concerne la transformation phrastique du premier énoncé, il est à noter que le responsable de l’action est mis en exergue ; l’accent est plus porté sur celui qui fait l’action que sur celui qui la subit.

Nous voyons donc que lors de ces transformations de l’actif vers le passif, le topic c’est-à-dire le sujet de la phrase devient complément d’objet direct le rhème. Le complément d’agent n’est pas toujours présent, d’ailleurs dans notre corpus il y a une faible présence dudit complément.

Il est dit généralement admis que lorsqu’un agent est absent c’est tout simplement parce qu’il est inconnu ou bien pas très important pour qu’il vaille la peine qu’on le précise. Ceci dit, nous verrons qu’en ce qui concerne notre corpus, le fait de ne pas préciser le complément d’agent révèle la volonté qu’a le sujet-énonciateur de laisser certaines choses floues pour les lecteurs même s’il sait que ces derniers intercepteront chacune de ses paroles et que tout non-dit sera compris par eux.

Ces formes passives traduisent la détresse et la mal-vie des harraga ; lesquels ne sont pas maitres de leur destinée, toutes leurs actions sont contrôlées par les détenteurs des lois.

3.9 Harraga d’un nouveau genre : une asémantisation

Le praxème harraga arrive dans certains énoncés à un point d’asémantisation ; il se débarrasse de son sens premier, de son sème principal afin d’en acquérir d’autres.

3.9.1 HARRAGA « Brûleur » des arrêts

Dans l’article intitulé : les bus de la ligne 49 brûlent les arrêts, il est question d’une indignation de la citoyenneté oranaise concernant le bus de la ligne 49. Le contexte : L’histoire rapporte un fait dont les coupables sont les chauffeurs et les receveurs de transports de ladite ligne.

(80) […] des chauffeurs qui brûlent les arrêts « règlementaires ». Des citoyens habitués de cette ligne affirment avoir attiré l’attention des services des transports qui avaient pris des mesures draconiennes à l’encontre des chauffeurs qui brûlent les arrêts. Ces harraga d’un « nouveau » genre ne s’embarrassent guère des griefs que leur reprochent les usagers […]

Toujours en gardant présent à l’esprit les entités typiques de la catégorie {HARRAGA} actualisées antérieurement, nous proposons de mesurer le degré de prototypicalité des individus-harraga dont il est question dans cet article.

Prenons en considération les segments soulignés, nous voyons d’emblée que le praxème « chauffeurs » qui réalise le programme de sens « individus de sexe masculin », « travailleurs », « conducteur de bus » garde un lien avec la caractérisation traditionnelle de la catégorie pour ce qui est du premier sème ; mais s’éloigne considérablement du prototype au niveau des autres sèmes.

D’emblée, nous avons une personne qui travaille et pourtant elle est désignée comme harraga. Nous avons répété à maintes reprises que la catégorie avait pour socio type le sème « individu sans emploi ».

De ce fait, la catégorie est déconstruite et perd un sème prototypique. Nous savons que « plus les instances sont proches du prototype et plus leur degré d’appartenance à la catégorie est élevé. » (Kleiber, 1999 : 143).

Plus loin, nous rencontrons la dichotomie. Brûleurs des arrêts vs brûleurs des frontières. Le premier vient remplacer le second et offre un néologisme de sens. Dans cet article il est clairement explicité qu’il ne s’agit plus des candidats à l’immigration clandestine, c’est-à-dire ceux qui passent les frontières de manière illégale, mais bien de chauffeurs de transports en commun (bus) et des receveurs de ces mêmes transports. Ces individus sont dans l’illégalité, car ils décident de ne pas effectuer un arrêt censé être obligatoire.

Considérons cela de plus près :

Brûleur de frontières VS brûleur des arrêts. Cette dichotomie nous amène à réfléchir à la différence entre les deux individus brûleurs. Le brûleur de frontière effectue un acte illégal, car il tente de passer d’un point A vers un point B alors que la loi le lui interdit (s’il n’a pas de papiers en règle).Le brûleur des arrêts, lui, passe par ces derniers sans s’arrêter alors que la loi lui impose de le faire donc lui interdit de ne pas le faire. Il réalise les sèmes afférents : « transgresseur » ou « hors la loi ».

Pour être plus explicite, nous dirons que les deux types d’individu font un acte illégal ; ils ont pour principale caractéristique le fait de s’inviter consciemment dans l’interdit. Ils vivent en marge des lois, ils sont « clandestins ». Nous en concluons que le néologisme de sens du lexème harraga garde malgré tout un sème prototypique et qui est celui de « brûleur » qui réalise les sèmes de « transgresseur » « individus vivant dans l’illégalité », « bravent les interdits ». La catégorie accueille de ce fait de nouveaux membres qui sont « employés des transports en commun. »

Dans cet énoncé, l’énonciateur est conscient que ce qu’il rapporte est « nouveau » et inhabituel ; il procède d’ailleurs au balisage de l’adjectif épithète nouveau comme pour effectuer un arrêt sur mot et permettre au récepteur du message d’en faire de même ; il met en exergue l’adjectif grâce au procédé de typographie pour y impliciter le caractère novateur de l’information.

Alors récapitulons, il s’agit bien d’un individu de sexe masculin qui fait brûle, qui est dans l’illégalité, de nationalité algérienne (oranaise), et est appelé harraga.

3.9.2 Brûleurs de la religion :

Même des imams mettent les voiles (11 mars 2009). Déjà nous avons pour introduction la phrase suivante :

(81) « On se lève le matin et on lit… ».

L’introduction est ici accrocheuse, en ce sens qu’elle renvoie au fait d’être surpris de bon matin par une information donnée ; alors que nous avons les idées bien fraîches et avant même d’avoir pu prendre son café matinal. En procédant de la sorte le destinateur du message cherche à capter l’attention du destinataire.

Ce dernier en lisant cette phrase demande automatiquement à lire la suite et est curieux d’en apprendre davantage sur cette nouvelle matinale. Il s’agit d’une stratégie consciente de la part de l’énonciateur qui use de pragmatisme et applique dans les règles de l’art les effets stylistiques de la narration. Il en sera ainsi pour le reste de l’énonciation, car tout au long de son discours le sujet-énonciateur fera preuve de stratégies discursives afin de capter toute l’attention de son public. Cela étant dit, nous proposons les exemples suivants :

(82) […]. (2) Les 30 imams ne veulent pas revenir en Algérie et expliquent que c’est à cause de la scolarité de leurs enfants. […])(74)

Ce qui est souligné représente l’argument avancé par les imams pour justifier leur acte (la harga). Le fait du sujet-énonciateur, qui a tenu à rendre publique cet argument, n’est pas dénué de stratégies ; bien sûr cela n’est pas fait innocemment en rapportant cela l’énonciateur est conscient de l’impact qu’aura cet argument sur ses lecteurs.

Aussi, en présentant l’argument avancé par les imams, il pourra avancer et étayer sa thèse plus aisément en présentant ses propres arguments. Jusque-là, tout semble se passe normalement ; l’énoncé arbore une totale transparence quant aux intentions énonciative du sujet-parlant. Ceci dit, est-ce vraiment le cas ?

En regardant les choses de plus près, on notera la présence effective du verbe « expliquer » ; ce dernier nous permet d’avancer une interprétation : en présentant l’argument des imams de la sorte, l’énonciateur véhicule un sous-entendu qui pourrait être paraphrasé par : je ne suis pas d’accord avec l’argument des imams, ou bien : l’argument avancé est erroné. L’énonciateur se manifeste donc et marque sa présence par l’intermédiaire d’un délocutif ; il nous accès à ses représentations en utilisant un discours direct libre.

Par la suite il stipule :

(83) […] (3) On peut être tenté par la Harga, mais au moins il faut faire comme les harraga : ne pas raconter et se raconter des histoires […].

Ici nous remarquons qu’il y a un lien très nettement marqué qui s’établit entre l’argument et l’intitulé de l’article. En effet, le mot « voile » est ici métaphorique en ce sens qu’il nous invite à prendre conscience de l’hypocrisie des imams : soit l’énoncé :

(84) […] il faut faire comme les harraga : ne pas raconter et se raconter des histoires […]

Cela montre clairement, à travers ces propos, que l’argument des imams n’est pas recevable et qu’il sert tout juste de prétexte à un acte qui pourrait éventuellement choquer la population. En résumé les imams mettent les voiles : ils se voilent la face. Et pour bien appuyer cela, il ajoute :

(85)[…], C’est que les imams algériens… nous expliquent chaque vendredi que l’occident »c’est la perte » de l’identité et des valeurs morales » et que l’Algérie fait partie de dar El Islam où un bon musulman doit vivre sa foi […].

Dans cet extrait, l’énonciateur dénonce l’hypocrisie des hommes de foi (les imams) qui, selon lui, n’arrêtent pas de parler de l’islam alors qu’eux même ne sont point de bons pratiquants. Il y a là une sorte de paradoxe : Les imams parce que nationalistes doivent rester. Hors les imams partent donc la nation ou le pays ne vaut plus la peine puisque même ceux qui par confession ou par idéologie se sentent les dépositaires le quittent.

(86) […] Pourquoi pas donc les imams, grosse branche du conservatisme national et du nationalisme obligatoire par automatisme confessionnel ? […]

Cette forme interrogative n’est nullement une question, mais une phrase affirmative sous forme interrogative. Elle ne demande pas de réponse. C’est une forme d’ironie afin de transmettre implicitement ce que l’on pense. C’est une manière stratégique de faire passer un message en le formulant sous forme interrogative. Cette phrase est facilement paraphrasée par : les imams sont censés représentés la branche du conservatisme national et du nationalisme obligatoire.

Dans ce discours nous avons affaire à une dénonciation religieuse ou plutôt une incrimination des hommes de foi du pays. Nous remarquons de ce fait que ce n’est plus le harraga qui est au centre de l’information, mais bien la religion de nos imams qui sont partisans du : « fais ce que je dis ne fais pas ce que je fais ».

Plus loin il dit :

(87) […] il ne faut pas leur en vouloir pour ce désir de vivre la liberté. La liberté, le confort, la scolarité normale, les enfants, le métro à l’heure, la bonne qualité de service, la tolérance, la culture, la sécurité et les ruelles propres. Personne ne peut y résister […]

Tout à coup la sauce est inversée les imams ne sont plus incriminés par l’énonciateur du discours ils deviennent harraga au même titre qu’un autre.

Ainsi, c’est en formulant les choses de manière ironique que le producteur énonciateur arrive enfin à accepter comme possible le fait que le praxème « imam » puisse intégrer la catégorie. Il s’agit de montrer, dans cet énoncé, que peu importe la classe sociale ou l’idéologie de l’être humain, tout le monde est apte à être harraga et donc d’intégrer la catégorie.

L’énonciateur tente de faire des imams une partie intégrante de la catégorie {HARRAGA}, il délimite les frontières de la catégorie et invite lesdits imams à franchir ces frontières. Ces derniers refusent cette caractérisation ne se considérant point comme des harraga, d’où leur argument (« à cause de la scolarité des enfants »)

L’attention, dans cet extrait, est ensuite portée vers les conditions socio-économiques du pays ; les phrases nominales enchaînées dans ce dernier énoncé le montrent bien. Déjà, retenons que l’utilisation de ce type de phrases n’est pas anodine ; nous savons évidemment que la phrase nominale a une fonction bien déterminée qui tend à capter l’attention du récepteur du message et de mettre en exergue l’idée principale qui s’en dégage. L’emploi de la phrase nominale permet de mettre en valeur certains effets stylistiques : elle donne une impression de raccourci, qui permet de renforcer une idée ou une émotion. En utilisant ces énoncés nominaux, le sujet-énonciateur, en plus de vouloir dénoncer les conditions négatives du pays, cherche à mettre en valeur les conditions positives des pays cible.

Aussi prenons le mot « normale » Cela sous-entend que la scolarité de notre pays est anormale.

(88)[…] c’est légitime de les vouloir et c’est légitime de vouloir rester dans un pays où les conducteurs de voiture sont tous musulmans, même s’ils sont chrétiens et ne connaissent pas la Coran, rien que parce qu’ils respectent le piéton et la priorité […].

Cette modalité du devoir qui exprime la légitimité traduit le fait que les musulmans prêchent l’islam alors qu’ils sont loin de le pratiquer. Les chrétiens, eux sont musulmans de par leur éducation. Ici encore une autre dénonciation supplémentaire celle des valeurs morales des musulmans.

Revenons aux représentations en présence dans ce discours. Lorsque le journaliste associe le praxème harraga au praxème imam il leur a accordé de ce fait réciproquement les sèmes animé, humanité, musulman. Mais certains sèmes sont attribués à certains et non à d’autres tels que : hypocrisie, mensonge, non honnêteté pour l’imam ; honnêteté, vérité et franchise pour les harraga. Nous remarquons ainsi que le praxème imam perd en contexte certains sèmes que nous lui reconnaissons d’ordinaire tels que l’honnêteté et l’intégrité.

Ce que nous pouvons retenir de manière générale c’est que le sujet-énonciateur donne à voir en discours sa praxis humaine, ses propres représentations, ils affichent une piètre image des imams et des musulmans en général ; il dénonce, ils incriminent parfois de manière implicite, mais pas toujours. Pour illustrer cela plus clairement, reprenons l’énoncé précédent :

(89) […] sont tous musulmans, même s’ils sont chrétiens.

Nous remarquons que les praxèmes : musulmans vs chrétiens sont prononcés l’un après l’autre afin de mieux faire ressortir le contraste. Ce procédé que nous connaissons sous le nom d’antithèse tend à faire voir l’image mentale du destinateur quant aux musulmans et leurs comportements.

En ce qui concerne l’imam- harraga, il est évident pour nous que le praxème harraga, dans ce discours, acquiert un tout autre noyau sémique ; il n’est plus seulement celui qui passe les frontières de façon illégale ou un simple brûleur de frontières. L’analyse va plus loin et nous pouvons stipuler de manière sûre que le harraga devient ici un brûleur des valeurs morales et religieuses. L’imam est ici harraga de sa foi de son intégrité de ses valeurs préétablies et de tous ses principes moraux. Ainsi en reprenant l’exemple :

(90) : grosse branche du conservatisme national et du nationalisme obligatoire par automatisme confessionnel.(75)

Nous remarquons enfin que l’énonciateur utilise un procédé stylistique, allitération en « s » qui consiste à dire ce que l’on pense de manière distinguée. Ajoutons à cela l’antiphrase ironique afin de montrer qu’il dit tout le contraire de ce qu’il pense. Pour l’énonciateur, l’imam doit être conservateur et se montrer nationaliste. Cette modalité assertive véhicule un message ironique qui permet à l’énonciateur d’avancer tout le contraire de ce qu’il pense.
Ce que nous venons de voir c’est un exemple d’analyse d’un discours journalistique et que nous classons dans le clan des partisans.

3.9.3 Brûleur de la pensée :

Un autre exemple d’asémantisation :

(91) Ce n’est pas seulement une démarche culturaliste, mais un geste fort de résistance à un déni qui fabrique notamment des harraga de la pensée.

Le contexte qui a vu naitre cet énoncé est celui d’une dénonciation culturelle. L’énonciateur donne son point de vue à propos de la préservation du patrimoine national, notamment ma Casbah d’Alger. Il traite tous ceux qui ne donnent pas d’importance à l’histoire de l’Algérie, de harraga.

Le praxème harraga acquiert donc un tout autre sens ; il ne s’agit plus de brûleurs des frontières, mais de brûleurs de la pensée, de la culture. Le complément du nom « de la pensée » présent dans l’extrait appuie cette idée. Il s’agit, là aussi, d’une asémantisation. Le praxème se détache de tous ces sèmes prototypiques et en adopte d’autres qui, grâce au contexte, nous placent dans une tout autre signifiance.

43 De fait, l’on pourra même hasarder l’hypothèse que la dénotation est un mythe qui ne trouve de légitimité que dans une linguistique d’opposition. Notre approche, elle, suppose un continuum dans la construction de l’acte de langage.
44 Nous avons utilisé cette appellation en nous inspirant du travail effectué par Oukil Soraya autour du mot voile. (Cf. la construction du sens lexicale en discours paru dans Sémiotique, n°13, décembre 1997, pp145-162.
45 Nous allons adopter dans ce chapitre une terminologie empruntée à la praxématique ; ainsi nous parlerons, lorsqu’il s’agira du sujet-énonciateur, de producteur des discours.
46 Le fait d’attribuer telle désignation ou telle dénomination à l’objet du discours revient à catégoriser et à véhiculer une praxis, celle du producteur du discours.
Le choix d’un mot en discours ne procède jamais d’une neutralité. Il révèle le sujet parlant dans ce qui est dit. Dans cette optique le discours social concernant la problématique [HARRAGA] donne à voir les sens qui peuvent être associés au signifiant.
47 Cette perspective nous a été inspirée par la théorie des modalités virtualisantes/actualisantes de Greimas parue pour la première fois dans son ouvrage Sémiotique et sciences sociales, 1976.
48 Désinger et nommer une chaîne sémasiologique : nommer pour désinger.
49 Suivre l’annexe.
50 C’est nous qui soulignons
52 C’est nous qui soulignons.
53 RDA (représentation discours autre) est une expression utilisée par Jacqueline Authier Revuz pour désigner le champ du discours rapporté.
54 C’est nous qui soulignons.
55 Dans l’ouvrage de L.ROSIER (1999 : 246), l’incise est définie comme « l’intervention d’un énoncé accessoire dans le corps d’une phrase » (MAROUZEAU 1951)
56 Les expressions locuteur citant/locuteur cité renvoient aux à la personne qui rapporte et celle qui est à l’origine du discours.
57 C’est nous qui soulignons.
61 Retenons que le passage de la glossogénie à la praxèogénie n’est pas un acte individuel mais social.
62 C’est nous qui soulignons
63 L’idem et l’aliud sont deux termes qui signifient dans cet ordre le même et l’autre.
64 C’est nous qui soulignons
65 Nous avons créé en quelque sorte un néologisme pour faire référence au prototype de sexualité des harraga. Etant donné que nous pouvons dire ethnotype pour le prototype ethnique, nous avons opté pour l’appellation de sexotype pour celui de la sexualité.
66 Cette indication peut être déterminante à l’égard de l’interprétation du sens produit mais il n’est pas totalement sûr qu’elle soit à l’origine de ce même sens.
67 C’est nous qui soulignons.
68 Le mot phénomène dans cet énoncé renvoie évidemment à celui des harraga.
69 Nous soulignons
70 Dans son ouvrage de grammaire structurale du français, Jean Dubois donne une vue d’ensemble sur les possibilités transformationnelles d’une phrase donnée, il nous livre quelques exemples de phrases simples qui, suite à l’ajout de constituants de part et d’autre, deviennent complexes tout en gardant leur noyau sémantique intact. Dubois opère des transformations sur des phrases négatives, passives et interrogatives
71 Dans son ouvrage grammaire structurale du français, Dubois exploite les outils théoriques de la grammaire structurale et donne quelques analyses concrètes concernant les différentes modalités de phrases ainsi que les rôles qu’elles peuvent avoir en discours.
72 Nous soulignons.
73 Charaudeau donne à cette fonction rhétorique le nom de question interpellatrice.
75 C’est nous qui soulignons.

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