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3. Convaincre le lecteur

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Les auteurs ont ainsi souhaité transmettre ce qu‟ils avaient pu voir en tant que témoin des faits. C‟est donc en étant plongé au coeur des mécanismes de destruction qu‟est né l‟impératif de devoir transmettre l‟horreur vécue. Mais ce qui se retrouve dans les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, c‟est cette peur omniprésente de ne pas être cru « tu ne croiras pas que des hommes aient pu en arriver à une barbare extermination même s‟ils avaient été changés en bêtes féroces(208) ».

Aussi, ce que Gradowski a vu et été obligé de faire, a été d‟une barbarie si extrême qu‟il doute qu‟il soit cru un jour. Sa prière se porte alors à l‟humanité « Puisse l‟avenir prononcer son jugement sur la base de mes notes, puisse le monde y apercevoir un pâle reflet du monde tragique dans lequel nous vivons(209) ». L‟on retrouve ainsi cette notion de témoin instrumentaire. Zalmen Gradowski atteste ainsi de l‟authenticité de son manuscrit, de son testament si l‟on reprend la définition exacte du terme lorsqu‟elle s‟applique au droit. Si l‟on suit encore sa définition, l‟absence de « notaire » pourrait s‟apparenter à l‟absence de preuve, à cette suppression des traces.

Cet aspect est très important, car c‟est ce deuxième impératif qui a poussé les auteurs à retranscrire leur quotidien, à témoigner. Il faut donc voir dans les descriptions de l’horreur cette volonté de prouver le génocide, quand les crématoires eux-mêmes, ont disparu : « Aujourd‟hui 25 novembre, on a commencé à démonter le crématoire 1. Ensuite se sera le tour des crématoires 2(210) ». Comme nous l‟indique Langfus, il était d‟une nécessité extrême de transmettre à l‟historien assez de preuves pour rendre compte de l‟extermination avant même que tout ne soit détruit. Il apparaît en effet, que dans le cadre de la politique d‟effacement des traces, les SS aient ordonné aux membres du Sonderkommando de démonter en octobre 1944, les derniers restes du crématoire IV(211).

Dans cette même optique, en novembre de la même année, les crématoires I et II commencèrent à être détruits. Seul le crématoire V(212) a été dynamité à la mort des auteurs. A titre informatif, si le Krema I du camp souche, ne fut pas détruit en 1945, c‟est avant tout lié au fait qu‟au moment où les SS prirent la fuite, il n‟était déjà plus utilisé depuis longtemps(213).

Il s‟agit là, en réalité, d‟un étrange paradoxe : alors que les autres crématoires qui étaient certes encore utilisés en automne 1944, devaient être détruits, le Krema I, du fait de son utilisation partielle, n‟était pas considéré par les SS comme une preuve suffisante de l‟extermination. Aussi quelles preuves resteraient-ils à l‟historien ? Seuls les témoignages semblent apporter une réponse à cette question.

Paul Ricoeur a distingué autour du travail d‟écriture que le fait de témoigner que ce soit d‟ailleurs oralement ou par écrit, force l‟auteur à « raconter » mais avant tout à « promettre »(214). Ainsi l‟auteur, est amené à retranscrire ce qu‟il a vu ou vécu en promettant que chacun des faits est fiable, qu‟il ne ment pas ou du moins n‟en a eu nullement l‟intention. Ce pacte entre l‟auteur et le lecteur est d‟une grande nécessité dans l‟esprit de Lewental, qui force ainsi celui qui le découvre, à croire en la réalité historique évoquée dans son manuscrit : « si tu ne veux pas croire à la vérité, plus tard vous ne croirez plus au fait véritable, plus tard vous [chercherez] [probablement] divers prétextes [–] la vérité, la [comprendra-t]-on, le malheur causé par une telle souffrance(215) ».

Si le mécanisme se coupe entre l‟auteur, le lecteur puis le transmetteur, les faits rapportés ne sont alors d‟aucune utilité. Cette peur semble avoir longuement heurté l‟esprit de Lewental qui comme nous l‟avons vu n‟accordait de fait, aucune confiance à l‟humanité. Il a très certainement fallu une force de courage immense à Lewental pour pouvoir témoigner, alors qu‟il semblait persuadé qu‟on ne le comprendrait pas. L‟auteur met tout de même en avant tous les efforts qui ont été faits par les membres du SK, afin que la réalité « parvienne au monde » : « Et si [quelqu‟un] sait quelque chose, [c‟est entièrement grâce] à notre effort, à notre esprit de sacrifice, au risque de notre vie et peut-être encore [–] fait simplement parce que nous sentions [que c‟était] notre devoir(216) ».

L‟impératif de « devoir » fournir des faits, des documents tout au long de leur survie au camp s‟est articulé autour du travail d‟écriture. Il fallait dès lors laisser au monde, et plus précisément à l‟historien, des preuves sur l‟existence du génocide, mais aussi le convaincre que ce qu‟il affirme est vrai. Des preuves d‟autant plus nécessaires lorsqu‟elles sont rapportées par les membres du Sonderkommando. En effet, en tant que témoins directs de l‟extermination, les SK étaient bien plus à même d‟apporter à l‟historien des précisions sur les mécanismes mis en place à Birkenau pour permettre la réalisation de la Solution finale.

Ces témoignages ont aussi été écrits dans un contexte où les membres du SK savaient pertinemment qu‟ils allaient mourir : « Quant à nous, nous avons perdu tout espoir de vivre la Libération(217) » ; « Nous, les cent soixante-dix hommes restants, allons partir pour le Sauna(218) ». L‟impératif a donc trouvé un second sens. Pour Gradowski, il s‟agissait de laisser une trace de son existence, de sa vie, de son être, soit de s‟opposer à la doctrine nazie qui voulait absolument réduire « le juif » à néant. Peut-on y voir aussi la volonté de s‟imposer en tant qu‟écrivain ?

Selon les diverses analyses données sur le manuscrit de Gradowski, il semble que l‟un des désirs majeurs de l‟auteur était de donner une forme spécialement littéraire à son manuscrit(219). A partir de là, au lieu de laisser des rapports circonstanciés de l‟horreur qu‟ils vivaient comme le faisaient ses compagnons d‟infortunes, l‟auteur voulait que l‟on retienne son écrit, qu‟on le distingue des autres témoignages. Je ne pense pas qu‟il soit possible d‟en venir à une telle aporie. Gradowski souhaitait avant tout transcrire l‟horreur de son quotidien mais emprunt de connaissances littéraires conséquentes, l‟auteur ne pouvait que s‟en inspirer. Il n‟y avait pas là une démarche « éditrice » qui de toute façon était anachronique(220). Il s‟agit avant tout de prouver au lecteur, que l‟individu existe autrement que par les faits : « Il se peut que ceci, ces lignes que j‟écris soient les seuls témoins de ma vie d‟autrefois(221) ».

Cette quête identitaire se retrouve toujours dans la majorité des témoignages de rescapés. La distinction est complexe à déterminer car la majorité des analyses se fixe uniquement autour de ce qu‟ils étaient en tant que Sonderkommando et non en tant qu‟êtres humains ayant vécu l‟extermination. Sans doute est-il plus aisé de comprendre ce qu‟était leur condition, que de saisir leur quotidien, autrement dit leur vie en dehors du travail au crématoire. Il fallait de fait rendre compte de l‟état d‟esprit dans lequel les auteurs étaient contraints d‟obéir, afin que soit distinguée la barrière existante entre eux et les bourreaux. Cette distinction s‟est faite implicitement à travers le travail d‟écriture. En réalité leur position en tant que témoin oculaire, soit en tant que témoin retranscrivant directement les faits, et leur position en tant que témoin instrumentaire, les ont conduits à transcrire implicitement leur état d‟esprit. Ils permettent de fait à l‟historien de mieux saisir l‟univers concentrationnaire qui s‟articule entre instinct de survie et désespoir

208 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 38.
209 Ibid., p. 100.
210 Lejb Langfus, ibid., p. 112.
211 Lors de la révolte du Sonderkommando le 7 octobre 1944, le crématoire IV a été partiellement détruit à l‟aide de poudre à canon obtenue par les prisonnières du camp travaillant à l‟usine de fabrication de munitions « Union ». Pour plus d‟informations concernant la Révolte du Sonderkommando, se référer à l‟ouvrage de Ber Mar, Des voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz-Birkenau, Paris, Plon, 1982.
212 Fonctionnant d‟avril 1943 à janvier 1945, le crématoire V a été dynamité par les SS à la veille de la libération du camp par l‟Armée rouge.
213 Franciszek Piper, « Gas Chambers and Crematoria », in Ysrael Gutman, Anatomy of the Auschwitz death camp…, op.cit., pp. 158 – 160.
214 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 203.
215 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 124.
216 Ibid., p. 171.
217 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.
218 Lejb Langfus, ibid., p. 113.
219 Cette idée a été développée par Kristina Oleksy dans son article « Salman Gradowski. Ein Zeuge aus dem Sonderkommando » in Miroslav Kàrny, Raimund Kimper (dir.), Theresienstädter Studien und Dokumente, Prag, Theresienstäder Initiative Academia, 1994.
220 Les politiques d‟édition, le marché du livre etc. sont des conditions qui se sont imposées aux auteurs qu‟après la guerre. Trois phases ont d‟ailleurs été distinguées par Annette Wieviorka dans l‟histoire du témoignage. Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Hachette, 2002.
221 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 50.

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