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2.2.3. Les représentations sociales responsables de comportements

Dans sa définition des représentations sociales, Jodelet souligne leur « visée pratique ». De quoi parle-t-elle exactement ? Quelle est la fonction des représentations sociales ? Ce savoir pratique et utile agit concrètement dans la vie quotidienne de chacun. Il guide notamment nos comportements sociaux :

« On reconnait généralement que les représentations sociales, en tant que système d’interprétation régissant notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications sociales. » (Jodelet, 1999 : p. 53)

Moscovici explique avec simplicité qu’en « s’objectivant, elle (cette connaissance partagée) s’intègre aux relations et aux comportements de chacun » (Moscovici, 1999 : 98). Les représentations sociales assouvissent également notre soif de comprendre le monde et les phénomènes nouveaux ou étranges comme nous le montre Jodelet dans son ouvrage « Folie et représentation sociale » (1989). Enfin, elles participent à la cohésion sociale.

Mais expliquons plus en détail en quoi les représentations sociales sont responsables de comportements. Pour cela, partons de l’approche behavioriste qui a voulu expliquer le comportement humain en mesurant sur lui les effets extérieurs à certains stimuli. Le modèle de base était donc celui-ci : stimuli-réponse. Sans entrer dans les détails de sa théorie, selon son représentant principal du XXe siècle, B.F. Skinner, il n’est pas utile de se référer à des processus intérieurs pour expliquer le comportement humain, puisque ces processus ne sont pas observables. De cette approche résultent les théories d’apprentissages comme « le conditionnement opérant »(37). D’une manière générale, les théories comportementales n’expliquaient ainsi les agissements humains qu’à partir de causes extérieures.

Le behaviorisme, en établissant une séparation entre univers extérieur et univers intérieur, a essuyé de nombreuses critiques de la part de psychologues et psychosociologues français comme celles de Piaget pour qui sujet et objet entrent en interaction et se modifient sans cesse l’un l’autre(38), et celles de Moscovici pour qui « le sujet et l’objet ne sont pas foncièrement hétérogènes dans le champ commun » (Moscovici, 1969 : 46).

Aux États Unis, le champ d’étude des sciences cognitives(39) avait déjà remis en cause les théories comportementales à partir de la théorie de la gestalt ou psychologie de la forme(40) dès les années 30 avec entre autres le psychologue Kurt Lewin. La théorie de la gestalt estime que la perception humaine considère un objet dans son ensemble, et non pas comme une somme d’informations séparées. Le psychologue social américain Fritz Heider, d’origine allemande comme Lewin, la reprend en la transposant au domaine des personnes et de leurs relations. Sans entrer dans les détails de son travail qui serait trop long de développer ici, il est intéressant de constater comment il introduit le sujet pour expliquer le comportement. Il conçoit en effet la notion d’attribution causale et en tire des conclusions édifiantes sur le rôle de l’individu et du contexte :

« Pour la psychologie du sens commun (comme pour la psychologie scientifique) le résultat de l’action serait dû au jeu de deux groupes de conditions, notamment, les facteurs liés à la personne et les facteurs liés à l’environnement.» (Heider, 1958 : p. 82)(41)

Comme Durkeim, l’auteur part d’une analogie : il s’agit de constater la similitude entre le comportement d’un individu dans sa communauté, motivé par une psychologie « naïve », et celui d’un savant, motivé par une psychologie scientifique. L’individu est ainsi considéré comme « un savant naïf ». Il a les mêmes motivations de comprendre son environnement qu’un scientifique, mais contrairement à lui, il fait des erreurs. L’objectif de la cognition sociale c’est la mise en évidence des erreurs d’analyses.

L’approche française par les représentations sociales mise au contraire sur la singularité des représentations sociales, comme le souligne Grize, Vergès et Silem dans leur définition : « une forme de connaissance bien particulière, non réductible à une connaissance scientifique dégradée ou erronée » (Grise in Jodelet, 1999 : 180) .

Les facteurs liés à l’environnement dont parle Heider dans sa définition se réfèrent à un contexte situationnel. La référence culturelle très importante chez les auteurs français développant la théorie des représentations sociales est absente de l’analyse de Heider. Il s’agit donc d’un contexte particulièrement changeant. Les représentations à l’étude sont très variables en fonction de la situation que le sujet est en train de vivre. Les représentations sociales sont à l’inverse relativement stables, car elle se réfère au contexte socioculturel de l’individu, c’est à dire véritablement son identité. Elles sont même résistantes aux changements comme le montre Abric avec la théorie du noyau central (1989).

Terminons notre comparaison en rejoignant les propos de Robert M. Farren, psychologue social anglais. Préférant le terme de cognition social(42) à celui de représentation sociale, la psychologie cognitive américaine, en introduisant le social, a donc pris en compte le sujet dans le modèle béhavioriste précédent : stimulus – sujet – réponse. De fait, la psychologie sociale américaine étudie toujours le sujet de manière individuel, ce « savant naïf », et cherche un modèle universel au comportement humain :

« Les théories implicites de la personnalité et la théorie de l’attribution […] sont des approches essentiellement cognitives, étroitement centrées sur l’individu ». (Farr in Moscovici, 2011 : 394)

La psychologie sociale européenne, quant à elle, travaille directement sur les représentations sociales, ce « savoir naïf ». Comme nous l’avons vu dans le paragraphe 2.2.1, elle les étudie par groupe social particulier dont les représentations comme les comportements différeront d’un groupe à l’autre, car la culture de l’un se distinguera de celle de l’autre :

« […] l’étude des représentations sociales, correspondant à une tradition européenne et surtout française, est d’une nature plus explicitement sociale. »
(Farr in Moscovici, 2011: 395)

Ne parlant pas d’erreurs, elle préfère donc justifier le comportement d’un individu à travers son identité culturelle. L’auteur milite d’ailleurs ouvertement pour une approche sociale du comportement en rappelant que le rôle actif de l’individu dans son univers social :

« C’est une grave distorsion de la logique des représentations sociales et collectives que de les traiter comme des “écarts” ou des “erreurs” du fonctionnement cognitif. En même temps que les représentations sociales aident les individus à s’orienter dans leur univers matériel et social, ces individus en sont eux-mêmes des éléments. » (Farr in Moscovici, 2011: 395)

Ainsi, et de manière générale, alors que la notion de cognition sociale se réfère à l’ensemble des processus mentaux par lesquels l’individu construit une connaissance de la réalité sociale, celle de représentation sociale y ajoute l’idée que l’individu lui-même participe à la construction de cette réalité. En d’autres termes, la deuxième analyse le comportement d’un individu non seulement à travers l’interprétation qu’il fait de son environnement comme le suggère la première, mais aussi à travers la (re)construction qu’il en fait : « … cette connaissance partagée est spécialement conçue de manière à façonner la
vision et constituer la réalité dans laquelle on vit. » (Moscovici ,1999 : 98)

Les représentations sociales, omniprésentes, toujours activées, dirigeant d’une manière globale notre comportement dans la société, nous aident à prendre certaines décisions, et cela, dans tous les domaines de notre vie.

Cette courte étude sur la fonction des représentations sociales dans notre comportement quotidien, nous l’inscrivons maintenant dans notre domaine d’étude, haut lieu de rapports sociaux, le milieu scolaire. Nous aimerions en effet connaitre les représentations sociales chez les parents d’élèves anglophones qui inscrivent leurs enfants en immersion française.

En outre, puisque, comme nous venons de le voir, elles prennent la forme d’actes, nous devons maintenant savoir lesquels. En quoi se matérialisent les représentations sociales des parents anglophones quand il s’agit de choisir pour leurs enfants une école, un programme, une langue d’enseignement ? Nous croyons trouver certaines réponses à cette question dans une nouvelle notion théorique, conséquence de la première, dont la formulation théorique admise est politiques linguistiques familiales. Nous verrons qu’elles répondent globalement à la problématique que le choix de la langue d’enseignement soulève chez les parents anglophones de Montréal : entre héritage et pragmatisme(43).

37 B.F. Skinner, L’analyse expérimentale du comportement. Un essai théorique., Dessart, Bruxelles, 1971, 406 p.
38 Piaget Jean, 1968, Épistémologie et psychologie de la fonction, PUF, Paris, 238p.
39 Selon le Grand dictionnaire de la psychologie Larousse (2000), les sciences cognitives se réfèrent à l’ensemble des sciences qui portent sur l’ensemble des activités intellectuelles et des processus qui se rapportent à la connaissance et à la fonction qui les réalise.
40 Remarquons le mot « forme » qui appelle celle d’image ou de représentation.
41 Traduction extraite de :
Ahogni N’Gbala, La causalité d’après la psychologie sociale cognitive : les explications naïves du comportement , Linx [En ligne], 54 | 2006, mis en ligne le 1er août 2007, consulté le 11 juin 2013. URL : http://linx.revues.org/509 ; DOI : 10.4000/linx.509
42 Selon le Grand dictionnaire de la psychologie Larousse (2000), la cognition correspond à « l’ensemble des activité intellectuelles et des processus qui se rapportent à la connaissance et à la fonction qui la réalise ».
Dans le même ouvrage, pour définir la cognition sociale, l’auteur (J.-P. Leyens) reprends les propos de Hamilton (1983) : Processus qui implique la « considération de tous les facteurs influençant l’acquisition, la représentation et le rappel de l’information concernant les personnes ainsi que les relations de ces processus avec les jugements réalisés par l’observateur ».
43 Nous avons repris cette expression dans le titre du mémoire de V. Derégnaucourt (2011).

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