La ville toute entière est un média pour les messages officiels. Dans la rue, ces messages se doivent d’être univoque et s’expriment par la pierre : le pouvoir religieux et politique s’affirme par des bâtiments, des monuments, des statues, qui véhiculent une idéologie, du haut vers le bas, de l’autel ou la tribune à la foule, de l’un vers le multiple.
Cathédrales, palais, statues : le pouvoir se déclare sur le mode de la mémoire. Un monument, d’après le Dictionnaire, est « une construction, souvent un ouvrage d’architecture ou une sculpture, voué à perpétuer le souvenir ou la mémoire d’une personne ou d’un événement ou à célébrer des rites et des croyances (18)». Mémoire du pouvoir, pouvoir de la mémoire : pour Marc Augé, « le monument, comme l’indique l’étymologie latine du mot, se veut l’expression de la permanence ou, à tout le moins, de la durée. Il faut des autels aux dieux, des palais et des trônes aux souverains pour qu’il ne soient pas asservis aux contingences temporelles (19)». Pour perpétuer cette mémoire et protéger ces symboles des humeurs changeantes des générations futures, le monument se fait historique : classé et inscrit à l’inventaire, un bâtiment, même privé, est soumis à des règles et obligations, mais en contrepartie peut bénéficier de subventions et déductions d’impôt (20).
Krzysztof Wodiczko, praticien d’un art public « critique », présente ainsi sa réflexion sur le statut des monuments :
Notre identité est en quelque sorte assurée par la nature de la société et des monuments. En fait Bataille, après Freud, écrit que la société est fondée sur un crime perpétré en commun. Mais les monuments, ajoute Bataille, sont des travestissements magiques de cette face du crime qui le présentent comme un acte glorieux dont nous devrions être fiers (21).
Les noms de rues ou de lieux sont aussi traces du passé : plaques à la mémoire de notables locaux, de héros de la Résistance, d’artistes, d’événements. Marc Augé décrit un trajet dans le métro parisien comme une « immersion quotidienne et machinale dans l’histoire (22)».
Dès 1951, la loi du « 1% », c’est-à-dire l’allocation de « 1% du budget étatique des constructions (faculté, école, etc.) à des commandes décoratives intégrées à l’œuvre architecturale (23)», et la tradition des commandes publiques, relancée par Malraux à partir de 1959 (24), assurent le relais de la voix du pouvoir. L’art public est un enjeu politique, une manifestation du pouvoir qui a l’opportunité de se montrer à la fois à l’écoute et visionnaire ; c’est aussi une dépense publique qui doit pouvoir se justifier, et donc réussir à joindre l’utile à l’agréable, en remplissant une fonction sociale ou en plaisant à tous. L’art public est également un moyen pour la ville de communiquer sur elle-même : en créant de nouveaux repères, en dessinant une image forte d’elle-même, en fonctionnant comme une attraction touristique.
18 Dictionnaire, « Monument », p. 191-192
19 Marc Augé, Non-lieux, p. 78
20 Dictionnaire, « Monument historique », p. 191
21 Krzysztof Wodiczko, Art public, art critique, p. 314
22 Marc Augé, Non-lieux, p. 90
23 Yves Aguilar, Un art de fonctionnaires, 4ème de couverture
24 Françoise Benhamou, L’économie de la culture, p. 94
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