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1. Un abandon quasi-total ? (1945-1975)

Après la Seconde Guerre mondiale, la mise à la marge du déchet se concrétise sur tout le
territoire français sous deux formes distinctes : une forme maitrisée avec le développement des
services de collectes dans les grandes villes françaises, et une forme anarchique avec la
multiplication des décharges sauvages. Bien sûr, l’abandon n’est pas vraiment total puisque des
communes se mobilisent pour mettre en place des services de gestion des déchets malgré
l’opposition toujours marquée des contribuables qui ne veulent pas payer pour cette prestation. Mais
pour ces rares territoires qui ne tombent pas dans la facilité des décharges sauvages la question des
modalités d’élimination des déchets se substitue à celle du réemploi des matériaux contenus dans ce
gisement. Par conséquent, les procédés de traitement que sont l’incinération et la décharge contrôlée
deviennent la norme en matière de destinée de nos ordures. En l’absence d’un tel service, les
particuliers se délestent de leurs ordures dans les cours d’eau, les forêts, les vieilles carrières, etc. La
valeur économique négative désormais attribuée au déchet, caractérisée par une logique de service,
oblige à repenser dans son ensemble le système de gestion des ordures ménagères.

1.A. Un gisement qui explose et change de forme : l’ère du « prêt à jeter »

A l’absence de débouchés pour la réutilisation des matières déchues s’ajoute la multiplication
des objets de consommation. Avec les Trente Glorieuses, la société de consommation prend son
essor et le gisement des déchets ménagers mute, tant sur le plan quantitatif (explosion des volumes)
que sur le plan qualitatif (présence croissante d’emballages plastiques ou cartons, baisse de la part
des matières organiques). « La part de l’ensemble ”papier-carton-verre-plastique” s’accroît fortement
depuis un demi-siècle : 24 % en 1932, 61 % en 1984. […] La moitié environ du papier-carton, 80 à
90 % des plastiques, et pratiquement la totalité du verre proviennent d’emballages. Les produits
alimentaires s’achètent désormais sous emballage, l’eau et le vin en bouteilles. Les achats
s’effectuent de plus en plus dans les grandes surfaces, où tous les produits sont empaquetés. Enfin,
l’extension de l’activité professionnelle des femmes, l’augmentation du nombre de personnes vivant
seules et, de manière générale, le mode de vie urbain contribuent au succès des plats préparés. Cet
accroissement de la part des emballages est le phénomène le plus significatif dans l’évolution de la
composition des ordures ménagères. Il consacre l’avènement d’une société de consommation de
masse. »(82)

L’emballage n’est pas le seul symbole du changement de nature des déchets : le monstre
aussi fait son apparition. Avec la consommation croissante d’appareils électro-ménagers ou de
mobiliers qui, par ailleurs, ont des durées de vie de plus en plus réduites (obsolescence
programmée(83)), les encombrants font figure de nouveaux venus dans la famille de déchets
ménagers. Ce problème est également renforcé par le fait que l’urbanisation implique une réduction
de l’espace de stockage (habitat vertical)(84) et que la réparation du matériel usagé tend à devenir
marginale.

1.B. La généralisation du service public d’élimination des déchets

Face à cette pléthore d’objets, les infrastructures de traitement se multiplient, dans un
premier temps, de façon désordonnée (usines d’incinération avec ou sans valorisation énergétique,
décharges contrôlées ou sauvages) car il y a un vide juridique : il n’existe aucune orientation à
respecter dans la politique de gestion des ordures ménagères. Comme le souligne le juriste J.-P.
Colson : « le Code civil ignore carrément la notion de déchet, le législateur ayant sans doute jugé
incongrue l’idée que l’on veuille se débarrasser d’un bien »(85). Les responsabilités des différents
acteurs qui sont confrontés à cette problématique (industriels, collectivités publiques, citoyens…) ne
sont pas définies, ce qui n’incite guère à la mise en place de politiques volontaristes dans ce
domaine.

Ainsi, il faudra attendre les années 1980, c’est-à-dire quelques années après la loi de 1975
qui oblige désormais les communes à mettre en place une collecte et une élimination correcte des
ordures ménagères, pour que l’ensemble du territoire français soit correctement desservi au niveau
du service de gestion des déchets ménagers : « En 1975, un cinquième de la population ne
bénéficiait d’aucun système de collecte, et la moitié environ ne disposait même pas de système de
traitement de ces déchets. Le taux de population desservie par une collecte des ordures ménagères
est passé à 98 % en 1982. Le traitement de ces ordures a lui aussi beaucoup évolué : de 51 % en
1975, la part de la population bénéficiant d’une installation de traitement est passée à 69 % en 1980,
et 87 % en 1983. »(86).

Dans ce système en cours de gestation, la décharge occupe une place centrale : « La mise en
décharge représentait déjà le plus grand nombre d’installations et la plus grande part de population
desservie. Elle s’est encore accrue au cours des années récentes. C’est en effet la technique la moins
onéreuse. De plus, une partie de l’accroissement récent est due à la régularisation des décharges non
contrôlées. L’incinération traitait en 1982 les déchets de 35 % de la population, dans 218 usines. […]
Ce mode de traitement s’est développé depuis une vingtaine d’années. L’une des raisons en est
l’augmentation du pouvoir calorifique des déchets ménagers, due en grande partie à la part
croissante des emballages. L’incinération était réservée auparavant aux grandes agglomérations,
mais de nombreuses municipalités de taille plus réduite construisent maintenant des usines de
traitement selon ce procédé. Le compostage, enfin, constitue le troisième grand mode de traitement.
Il existait en France 94 installations de compostage en 1982. Ce type de traitement n’a pas connu un
développement aussi important que les autres, à cause des difficultés de commercialisation du
compost produit. »(87).

Le mode de financement du service est désormais totalement assujetti aux taxes prélevées
sur les contribuables et le budget qui lui est consacré par les communes connait jusqu’à aujourd’hui
une inflation ininterrompue et logique au vu de l’augmentation des tonnages et du coût inhérent à
l’impératif, de plus en plus affirmé, de maîtrise technique de l’élimination. Les élus privilégient le
recours à la Taxe d’Enlèvement des Ordures Ménagères (TEOM) – qui est calculée en fonction de la
valeur locative du logement occupé et intégrée à la taxe foncière – à un financement sur le budget
général de la commune. Ainsi, « de 1972 à 1981, le nombre de communes appliquant la taxe a
doublé ; en 1986, elle concernait 14 500 communes et 42 millions d’habitants »(88).

Les municipalités ont fréquemment recours à des prestataires privés pour assurer un service
de plus en plus complexe qui brasse toujours davantage d’argent. « La gestion respecte un partage
public/privé à peu près équilibré pour la collecte, mais l’exploitation par le secteur privé prédomine
pour le traitement, notamment pour les installations faisant appel à une plus grande technicité. De
plus, le débat sur la privatisation se double d’un débat sur la concentration d’entreprises, au profit de
quelques grands groupes industriels. »(89)

1.C. De la nécessité de l’instauration d’un cadre juridique

En 1969, le gouvernement français lance un programme d’établissement de schémas
départementaux de collecte et de traitement des ordures ménagères par le gouvernement qui recense
et met en évidence « la multiplicité des solutions pratiquées et l’inorganisation des mises en
décharge »(90). La mise en décharge n’est pas condamnée en tant que tel, les différents rapports de
l’époque préconisent seulement un meilleur contrôle technique des centres d’enfouissement.
L’objectif est donc de mettre fin aux décharges sauvages.

Trois ans plus tard, le rapport « Halte à la croissance ? »(91) du Club de Rome introduit une
réflexion économique sur le long terme et pointe les limites de notre modèle de développement qui
exploite unilatéralement une quantité croissante de ressources naturelles. La crise économique de
1973 donne du crédit à ces travaux et les préoccupations environnementales peuvent désormais
s’appuyer sur une certaine assise théorique. En termes de gestion des déchets, ce point de vue
novateur promeut une réutilisation raisonnée des matières dans laquelle nous pouvons repérer les
prémices du principe des « 3R » : Réduire, Réutiliser, Recycler.

Durant la même période, les médias s’émeuvent, à travers toute une série de reportages, des
décharges sauvages qui défigurent la France et mobilisent des images apocalyptiques
d’envahissement et de catastrophes(92). Dans ce contexte, les déchets ménagers, relativement délaissés
pendant la période d’après-guerre, font l’objet d’une nouvelle problématisation qui débouche sur
l’instauration d’un cadre législatif (loi de 1975)(93).

82 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, « La croissance des déchets ménagers », in
Économie et statistique, Février 1986 : n°185, p. 60.
83 L’obsolescence programmée regroupe l’ensemble des techniques visant à réduire la durée de vie ou d’utilisation d’un
produit afin d’en augmenter le taux de remplacement et, par conséquent, la consommation.
84 En effet, le processus d’exode rural a eu un rôle structurant dans notre rapport social au déchet. Alain Corbin nous
rappelle que le déchet met en exergue la topologie de l’espace domestique : les ruraux de la fin du XIXe et de la
première moitié du XXe siècle appliquaient aux résidus un « système complexe de progressive déchéance
fonctionnelle de l’objet ». Et c’est « cette topologie complexe du déchet qui ordonne l’espace de l’exploitation rurale
traditionnelle. Les annexes de l’habitation – grange, fournil, cellier, laiterie – ne répondant pas exactement à leur
désignation fonctionnelle, tant ils sont encombrés d’objets qui ont entamé leur parcours dans la gamme descendante
des emplois ».. Aujourd’hui, « le rebut temporaire ne trouve plus sa place ; progressivement, on le refoule vers les
lieux assignés : le grenier mais aussi l’arrière de la maison qui désormais se distingue nettement du devant ».
CORBIN Alain, « Généalogie des pratiques », in Déchets, l’art d’accommoder les restes, Centre de création
industrielle, Centre Georges Pompidou, 1984, p. 132-136.
85 COLSON Jean-Philippe, « La responsabilité du fait des déchets en droit public français », in Revue international de
droit comparé, 1992 : n°1, p. 120.
86 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, op. cit., p. 61.
87 Ibid., p. 62.
88 BERTOLINI Gérard, « Les déchets : rebuts ou ressources ? », in Économie et statistique, Octobre-Novembre 2008 :
n° 258-259, p. 131.
89 Ibid., p. 131.
90 BARBIER Rémi, Une société au rendez-vous de ses déchets. L’internalisation des déchets comme figure de la
dynamique du collectif., 1996, Thèse de doctorat en socio-économie de l’innovation de l’École des Mines de Paris, p.
52.
91 MEADOWS Denis [dir.], Rapport sur les limites de la croissance, Paris : Fayard, 1972, 317 p.
92 Archives audiovisuelles disponibles sur le site internet de l’INA :
– Les plastiques : déchets de l’an 2000, Ina.fr, 22/04/1973 – 18min24s
– « Les déchets », La France défigurée, Ina.fr, 22/11/1971 – 24min45s
– Ordures sous vides, 12/03/1972 – 06min13s
– Vie moderne : les ordures, JT 13H – 21/11/1972 – 10min27s
– « Les ordures de New York », XXème siècle – 08/09/1970 – 05min11s
93 Comme le rappelle Lionel Panafit, « une législation doit être approchée comme une action collective à part entière.
Les dispositions pratiques n’ont pas dès lors à composer l’essentiel ou les points nodaux de l’analyse. Il convient,
bien au contraire, de les prendre comme des occurrences parmi d’autres et de saisir les logiques de leur constitution
comme solution à l’objectivation sociale d’un problème. ». PANAFIT Lionel, op. cit., p. 24.

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