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§1. La fonction d’éclatement de la fratrie

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66. La fonction d’éclatement de la fratrie n’a pas d’équivalent dans les autres rapports familiaux. Para-doxalement, c’est la vocation de la fratrie à disparaître qui permet le mieux de la définir. Cet éclatement résulte, avant tout, de l’exogamie imposée aux frères et sœurs à travers la prohibition de l’inceste, mais également de divers mécanismes favorisant l’indépendance et l’autonomie de chaque frère et sœur (A) qui traduisent une fonction propre à la fratrie (B).

A/ L’organisation de l’éclatement de la fratrie

67. La vocation à se séparer – L’éclatement de la fratrie apparaît, historiquement, comme sa fonction première (cf. supra n° 27). A travers le tabou universel de l’inceste, les interdits entre frères et sœurs ont pour but de favoriser l’échange entre les familles. En effet, les relations sociales impliquent le développement d’échanges de biens, mais aussi de personnes. La famille, « lieu le plus usuel des sensations à prédominance agréable », protectrice, refermée, retiendrait les frères et sœurs « dans la persévérance de l’être » (116) et serait un frein au développement de relations exogames. Le droit a donc la charge d’obliger les membres de la fratrie à se séparer (117). Ces interdits interviennent, tout naturellement, s’agissant de l’inceste. Ignoré en droit pénal, ce tabou n’est interdit qu’en matière civile, à travers des empêchements dirimants au mariage (C.civ., art. 162) ou au PACS (C.civ., art. 515-2) et l’impossibilité de faire apparaître un double lien de filiation incestueux (C.civ., art. 310-2).

68. Unis contre leur gré en raison de leur parenté commune, retenus par la sécurité et l’affection inhérentes aux liens familiaux, les frères et sœurs ont l’obligation de se séparer pour fonder une famille, une entreprise indépendante, un projet de vie autonome. Si, en revanche, les frères et sœurs décident de s’associer dans une activité commune, le droit encadre les conséquences de leur mésentente sur la poursuite de l’activité commune et favorise alors leur séparation. Le juge peut « retenir comme justes motifs permettant d’autoriser le retrait d’un associé, des éléments touchant à [sa] situation personnelle », tel que le conflit qui l’oppose à ses collatéraux (118). La collaboration des frères et sœurs est donc une situation jugée exceptionnelle et contingente qui, par conséquent, ne saurait être irréversible.

69. L’encadrement de la séparation – Par ailleurs, la séparation de la fratrie n’est pas anarchique, mais au contraire strictement encadrée. Cette fonction d’éclatement est complétée par la mise en place d’une concurrence loyale entre les frères et sœurs, afin qu’ils puissent s’émanciper avec une égalité de moyens, sans assumer la charge de leurs collatéraux. « Le naturel de la fraternité est la concurrence » (119) : il appartient au droit de l’encadrer, de la réguler. Cette mise en concurrence s’exprime notamment par la stricte égalité en droit et en devoir entre les membres de la fratrie (cf. supra n° 45). Le mécanisme de réduction des libéralités excessives (C.civ., art. 918 s.) permet alors de rétablir, a posteriori, une allocation égalitaire des ressources de la famille entre les frères et sœurs (120).

70. Le droit organise également une série de mécanismes permettant de remédier à la charge qui pourrait peser sur un des frères et sœurs et rompre en fait l’égalité de chances et de moyens devant bénéficier à chacun d’eux. Ainsi, la jurisprudence a-t-elle admis l’allocation de dommages-intérêts pour compenser la naissance d’un frère handicapé, en dépit de l’entrée en vigueur de la Loi du 4 mars 2002 (CSP, art. L.114-5). Les juges ont pu condamner le médecin fautif à réparer les dommages subis par la fratrie tenant au bouleversement occasionné par l’arrivée au foyer du cadet en situation de handicap (121).

C’est ainsi admettre que la survenance d’un enfant handicapé dans la fratrie est susceptible de nuire à l’égalité des chances de ses membres, les autres enfants risquant de se voir priver d’une attention certaine de la part de leurs parents, concentrés sur l’enfant souffrant du handicap, voire de devoir assumer eux-mêmes une part de la charge de ce dernier. La libre concurrence dans les rapports fraternels, postulant une stricte égalité de moyens, se trouverait là faussée : il appartient dès lors au droit de rétablir cette égalité, au moyen de l’allocation de dommages-intérêts.

71. A travers ces différents mécanismes, le droit prévoit la séparation des frères et sœurs, tout en organisant l’allocation de moyens égaux une fois l’éclatement de la fratrie réalisé. Cette fonction spécifique confirme l’autonomie de l’institution fraternelle au sein de la famille.

B/ La signification de l’éclatement de la fratrie

72. La fonction d’éclatement de la fratrie ne démontre aucunement son inexistence ; au contraire, elle définit une institution autonome.

73. Communauté d’intérêts – D’une part, elle révèle l’existence d’intérêts communs entre les frères et sœurs que le droit se doit de prendre en compte chaque fois qu’ils nuiraient à l’efficacité de la règle en cause. Les rapports affectifs qui existent entre frères et sœurs sont, notamment, contraires à la finalité du mariage qui est de fonder une famille nouvelle et incompatibles avec l’impartialité exigée pour l’exercice de certaines fonctions. Ainsi, nombre d’empêchements reposent sur la présomption d’une communauté d’intérêts, affectifs ou pécuniaires, au sein de la fratrie (122). Le témoignage du frère ne peut être recueilli sous serment en matière pénale (CPP, art. 335 et 448) ; les liens de fraternités entretenus avec une des parties sont une cause de récusation du personnel judiciaire ou des jurés (CPP, art. 291). Contrairement à la prohibition du témoignage des descendants, fondés sur l’existence d’un lien de subordination, l’interdiction repose en ligne collatérale sur la partialité présumée du frère, qu’il veuille nuire ou protéger la personne poursuivie (123).

74. Dès lors que cette communauté affective ou économique se heurte à l’autonomie de chaque frère et sœur, le droit organise des empêchements et incompatibilités de tout ordre. En revanche, lorsque ces liens ne portent aucune atteinte aux finalités de la règle en cause, ils sont pris en compte dans l’intérêt des membres de la fratrie, comme l’illustre la faculté de prouver par tout moyen les obligations contractées entre frères, en raison de l’impossibilité morale de produire un écrit (124). Les règles qui organisent la séparation des frères et sœurs, loin de nier l’attachement qui existent entre eux, traduisent la communauté affective qui les unit et la combattent chaque fois qu’elle heurte l’ordre social.

75. Une mise en concurrence inédite – D’autre part, l’organisation d’une concurrence loyale entre frères et sœurs constitue une fonction inédite parmi les différentes institutions familiales. En effet, la fratrie est caractérisée par deux sentiments opposés de complicité et de rivalité, d’association et de jalousie (125). Elle favorise la construction individuelle de l’enfant tout en constituant son premier réseau de lien social fondé sur un mimétisme spontané, oscillant entre ressemblance et individualisation des frères et sœurs, rapprochement et éclatement (126). Ces relations n’ont d’équivalents ni dans l’alliance, où toute volonté d’indépendance est exclue là où les époux cherchent à s’unir, ni dans la filiation, caractérisée par une inégalité naturelle entre enfants et parents. La fratrie doit ainsi faire face à deux impératifs antagonistes : elle doit, d’une part, allouer une part égale de ressources économiques et affectives à chacun de ses membres et, d’autre part, veiller à favoriser le déve-loppement de chaque identité en son sein. Elle ne peut donc se contenter de prévoir sa disparition future : elle doit l’organiser. Or, parmi les fonctions traditionnellement attachées à la famille (127), composée sommairement du couple et des enfants, la régulation des rapports de concurrence entre frères et sœurs est le plus souvent ignorée.

76. Le corps de règles impératives attachées à la fratrie afin d’organiser la séparation et la mise en concurrence des frères et sœurs est sans équivalent au sein de la famille. En outre, cette fonction d’éclatement est complétée par l’organisation d’une solidarité particulière confirmant l’autonomie de l’institution fraternelle.

116 Jean CARBONNIER, Flexible droit, op. cit., p. 255
117 Claude LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. ; Anthropologie structurale, Agora, 1985, 478 p.
118 Civ. 1re, 27 févr. 1985, Rev. Soc., 1985, p. 620, note M. JEANTIN
119 Gérard CORNU, « La fraternité. Des frères et sœurs par le sang dans la loi civile », art. cit.
120 Christian JUBAULT, Droit civil, les successions, les libéralités, Domat, 2e éd., 2012, n° 539, p. 391
121 Isabelle CORPART, « Responsabilité médicale pour la naissance d’une enfant trisomique », obs. sur TGI Reims, 19 juil. 2005, RG n°05/00894, Journal des accidents et des catastrophes, n° 59, 12 déc. 2005
122 René MAURICE, « Les effets de la parenté et de l’alliance en ligne collatérale », art. cit.
123 Yves MAUSEN, « La famille suspecte. Liens familiaux et motifs de récusation des témoins à l’époque médiévale », dans Leah OTIS-COUR, Histoires de famille, Cahiers de l’institut d’anthropologie juridique, juil. 2012, n° 33, p. 161
124 CA Grenoble, 12 avr. 1967, D. 1967, p. 496, RTD Civ., 1967, p. 814, obs. J. CHEVALLIER
125 Philippe CAILLE, « Fratries sans fraternité », art. cit. p. 11
126 Brigitte CAMDESSUS, La fratrie méconnue : liens du sang, liens du cœur (dir.), ESF Editeur, 1998, p. 11
127 Dominique FENOUILLET, Droit de la famille, Dalloz, 2e éd., 2008, p. 4

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