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V) Dialectique pulsionnelle

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La représentation du combat entre Eros et pulsion de mort n’est pas aussi simple que celle d’un champ de bataille où l’on peut distinguer deux ennemis face à face. L’ambivalence affective, phénomène à la fois psychique et social, dans lequel haine et amour existent en même temps envers une même personne, montre à quel point les deux sortes de pulsion sont intriquées. Non seulement intriquées, mais très souvent, envers une même personne, la haine fait place à l’amour et l’amour à la haine. La frontière n’est pas nette. « On passe son temps à tuer ou à adorer en ce monde et cela tout ensemble. « Je te hais ! Je t’adore ! » »(1), écrit Céline dans son oeuvre Voyage au bout de la nuit. Combien de fois apprenons-nous dans les affaires de meurtres, viols, tortures, l’implication des proches de la victime ?

Comme dans les cas de faits divers où un père et mari, pourtant qualifié de « bon père de famille », « stable », « gentil », « sans histoires » par le voisinage ou d’autres proches, massacre d’un coup toute sa famille, nous laissant souvent dans l’incompréhension totale, tout comme les journalistes qui nous présentent ces informations et qui cherchent désespérément un motif. L’amour qu’il ressentait pour sa famille était certainement tout aussi sincère que la haine qu’il a exprimée lors de son passage à l’acte. De même, c’est bien ce qui est frappant dans le génocide du Rwanda, ces Hutus qui sont entrés dans une rage folle, une haine aveugle, déchainée, envers les Tutsis, incluant aussi bien ceux qu’ils connaissaient que ceux qu’ils ne connaissaient pas.

Comment ne pas voir à nouveau dans l’histoire, et à une échelle plus massive que celle des faits divers, l’expression de la pulsion d’agression que nous avons déjà évoquée à partir du jeu de l’enfant ? Si jusqu’à présent nous parlions de la pulsion de mort comme pulsion d’autodestruction avant tout, originellement, dont le but est de ramener l’organisme à l’état inanimé, l’histoire nous fournit continuellement des cas où la pulsion de mort est dirigée vers l’extérieur en tant que destruction de l’Autre et de la nature. Il existe aussi un désir de mort de l’Autre, qui se manifeste soit par la destruction effective de la vie à l’extérieur, soit, symboliquement comme lorsque nous souhaitons la mort de l’Autre au travers diverses formules de la vie de tous les jours : « Que le diable l’emporte » nous donne Freud comme exemple ; ou bien je pense au « t’es mort » lorsqu’on joue à un jeu (vidéo, sport, jeux de sociétés) avec un ami ou ses frère et soeurs, pour dire qu’on va gagner. Bien sûr, la plupart du temps, la « mise à mort » de l’Autre s’effectue dans nos têtes.

Elle reste d’ordre symbolique au travers du langage ou d’un jeu. Chacun peut constater à quel point il tue régulièrement symboliquement ses proches ou des inconnus qu’il croise dans la rue ou qui interviennent dans sa vie à un moment. Ce désir de mort, de l’homme ordinaire envers d’autres personnes ordinaires, on le retrouve aussi exprimé finement dans Voyage au bout de la nuit : « D’ailleurs, dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d’une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple, tous ceux que vous gênez pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n’en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants, et bien d’autres. »(2).

Nous sommes alors perturbés car nous étions partis sur une opposition tranchée entre Eros et pulsion de mort. En effet, en se dirigeant vers l’extérieur, c’est-à-dire en prenant pour cible un autre objet que le moi lui-même, l’autodestruction est retardée. Retardée et non annulée, car l’autodestruction est toujours à l’oeuvre selon Freud, mais dans des proportions variées selon que la pulsion se déploie plus vers l’extérieur ou se retourne vers le moi. En se dirigeant vers l’extérieur, la pulsion de mort entre alors au service d’Eros. Non seulement il est impossible d’isoler les deux sortes de pulsions tellement elles semblent intriquées, mais en plus la pulsion de mort, pourtant opposée à Eros, peut se mettre à son service. La pulsion de mort au service de la pulsion de vie. La mort au service de la vie. Voilà qui nous déboussole plus que la mort comme but de la vie. On retrouve cette conception paradoxale chez Ameisen qui explique que le suicide cellulaire est nécessaire au développement de la vie. Par exemple, l’une des étapes du développement du foetus consiste en la destruction de certaines cellules de peau qui, initialement, lient nos doigts entre eux formant une sorte de main palmée. Si une telle destruction de ces cellules ne se faisait pas, nous n’aurions pas de mains ni de pieds.

D’où le sous-titre du livre « Le suicide cellulaire ou la mort créatrice », en ce que de tels processus de destruction de cellules permettent le développement de la vie. De même, notre pulsion d’agression dirigée vers l’extérieur serait cette force initiale qui nous pousse à la rencontre de l’Autre. En désignant l’Autre comme « ennemi » au début, elle nous fait représenter l’existence d’un autre que moi. Bien entendu, elle reste au service d’Eros dans la mesure où elle ne prend pas le dessus pour devenir pure violence de mort, mais où elle reste au niveau de la mort symbolique sous la domination d’Eros. Il reste à Eros à faire son travail pour que cette rencontre initialement poussée par le désir d’agression se transforme en relation sociale sous l’influence des pulsions de vie, sans oublier pour autant que le « penchant à l’agression » dont parle Freud est toujours présent. Notre premier sentiment envers l’Autre est un sentiment de haine, qui restera toujours présent, mélangé à l’amour par la suite, formant ainsi l’ambivalence affective.

Une autre manière de voir la mort au service de la vie se trouve dans la fonction de dé-liaison de la pulsion de mort. Martins nous dit qu’« on peut comprendre l’agressivité comme l’expression de la personne dans le monde, cherchant à s’exprimer dans les rapports avec les autres personnes et même aux choses. »(3). Autrement dit, vivre c’est exister, et exister c’est trouver une place dans le monde, parmi les autres qui occupent aussi une place déjà prise. « Trouver une place » et « parmi les autres » signifient se différencier des autres, creuser un écart, établir une distance entre les autres et moi, qui soit mon espace vital. C’est là que la fonction de dé-liaison de la pulsion de mort permet de créer cette distance vis-à-vis des autres, qui nous permet d’exister et d’affirmer notre existence, de nous exprimer, en tant qu’individu.

Eros, dans sa tendance à tout englober et tout lier, peut devenir étouffant, enfermant pour l’individu. « Eros comme pulsion à (s’) unir (produite dans des formes déterminées), porte en lui son propre excès, celui de pousser le sujet à se perdre dans l’objet et à se couper de la vie sociale ou à se diluer dans la totalité. »(4), nous dit Nicole Edith Thévenin. La liaison d’Eros aux objets d’amour, en excès, nuit à l’individu. La dé-liaison vient alors à son secours pour ramener une certaine distance nécessaire à la vie, et qui permet à Eros de se relancer. Dans le même ordre d’idée, mobiliser la pulsion de mort contre ce qui nous domine et nous exploite, prend un tout autre sens que celui de la pure violence de mort. Il s’agit bien de destruction, mais de destruction de ce qui nous nous écrase et qui nous empêchait de vivre là aussi. C’est donc qu’il y a deux sortes de destruction. On retrouve cette idée en filigrane dans le livre de Thèvenin : « Détruire signifie chance de relancer la vie ou anéantissement de toute vie »(5).

On conçoit alors qu’il y a deux manières de tuer l’Autre, l’une qui me permet de me réaffirmer dans l’existence, l’autre qui veut anéantir toute vie : « Tuer l’Autre peut prendre plusieurs significations. Soit il est ce geste pour réaffirmer un espace vital, une possibilité d’être, soit lorsque la distance entre les individus ne se joue pas comme entre-deux, mais distance absolue, désinvestissement engendrant la perte des affects et la perte du monde, il se fait massacre ou cruauté régressive. »(6). C’est bien une telle distance absolue jamais atteinte jusqu’alors au Rwanda qui s’est instaurée chez les Hutus entre eux et les Tutsis, par un processus de différenciation raciale et de déshumanisation des Tutsis que j’ai tenté de retracer dans mon premier Mémoire. « Cafards », « cancrelats », « serpents » étaient les noms de cette distance absolue pleinement établie le 6 avril 1994 ; les noms de ceux qui n’étaient plus considérés comme humain pour les Hutus. Ainsi, en reprenant l’expression de Thèvenin, nous venons d’établir « les deux visages d’Eros et Thanatos ». Ces deux grandes pulsions sont engagées dans un combat éternel, combinées, intriquées, mais par la manière dont elles se nouent l’une l’autre, par la liaison et la dé-liaison, elles peuvent aussi bien nuire à l’individu, à l’Autre ou au moi, que relancer le processus de la vie. Des opposés qui « marchent » ensemble, c’est bien ce qu’on appelle dialectique. Pulsions de vie et de mort sont à penser dialectiquement.

Le lecteur sera sans doute surpris de constater que c’est à partir du traumatisme des rwandais rescapés que nous sommes parvenus à établir l’existence et le rôle de la pulsion de mort. L’association des mots « génocide » et « pulsion de mort » que l’on peut lire dans les premières lignes de ce mémoire, nous conduit certainement d’emblée à associer ces mots aux génocidaires d’abord. Si j’ai choisi de révéler le travail de la pulsion de mort d’abord chez les personnes rescapées, c’est avant tout pour suivre la démonstration de Freud qui part du phénomène de compulsion de répétition qu’il observe chez les sujets névrosés, et que nous observons aussi chez les Tutsis rescapés depuis la fin génocide.

Une précision s’impose pour ne pas passer pour celui qui qualifie tous les rwandais rescapés de névrosés. Ce serait, en effet, abuser de ce terme qui désigne une maladie psychique précise. Je ne peux me permettre d’attribuer un tel diagnostique, de loin, à des milliers de personnes à la fois, et que je ne connais pas, d’autant plus que je ne suis pas psychanalyste. En fait, c’est le phénomène de compulsion de répétition que j’ai souhaité mettre en évidence, derrière lequel oeuvre la pulsion de mort. Si la répétition se retrouve chez toutes les personnes névrosées, l’inverse n’est pas vraie, c’est-à-dire tout symptôme de répétition d’un évènement passé ou de fixation à un moment du passé, ne fait pas pour autant d’une personne quelqu’un de névrosé, comme le dit Freud dans son Introduction à la psychanalyse : « A propos de la fixation à une phase déterminée du passé, faisons encore remarquer que ce fait déborde les limites de la névrose. Chaque névrose comporte une fixation de ce genre, mais toute fixation ne se confond pas avec la névrose, ne s’introduit pas furtivement au cours de la névrose. »(7).

Ensuite, introduire la pulsion de mort de cette manière, nous permet aussi d’introduire son caractère universel. Que l’on soit homme ordinaire ou homme de pouvoir, rescapé ou bourreau, rwandais ou français, nous sommes tous dotés d’un appareil psychique, et la pulsion de mort n’épargne personne. Cependant, nous avons vu que les pulsions se meuvent : pulsions sexuelles qui s’attachent au moi ou qui en sortent pour se lier à des objets extérieurs ; pulsion de mort qui peut se tourner vers l’objet (agression) ou se retourner contre le moi (autodestruction), et dans un alliage spécifique avec les pulsions sexuelles, s’appelait masochisme ou sadisme. Or tout ce mouvement pulsionnel ne se réalise pas de lui-même. L’intervention de l’Autre dans ma vie et les contraintes extérieures influencent considérablement ma vie psychique. Il n’y pas de psychologie de l’individu en tant que telle, elle est nécessairement aussi une psychologie sociale, comme le dit Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi : « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié. »(8).

Dans Malaise dans la culture, Freud porte la question du pulsionnel au niveau des enjeux civilisationnels, où le conflit ne cesse jamais d’exister, même sous l’état de paix. La paix au sein de la nation, masque les contradictions entre individu et société, amour et désir de mort, Eros et Thanatos, dont cette dernière menace toujours de délier le travail civilisationnel d’Eros. C’est ce qu’on peut appeler le « paradoxe de la civilisation » : l’individu trouve un intérêt à vivre avec les autres, en société, qui lui offre des objets d’amour à aimer et qui peuvent l’aimer, mais il y a un prix à payer, celui d’un certain nombre de renoncements pulsionnels pour vivre en société, à commencer par le désir d’inceste et le désir de mort de l’Autre. Pulsionnel et civilisation sont donc intimement liés. La dialectique pulsionnelle n’aurait donc aucun sens dans une conception essentialiste de l’appareil psychique. Dialectique pulsionnelle est aussi, simultanément, dialectique de l’individu et du social.

L’exigence civilisationnelle réprime ou remanie les pulsions, et définit ainsi les « bonnes » et les « mauvaises » pulsions. Dans le cas du jeu de l’enfant, on a vu que la mère, par le fait de laisser l’enfant, activait la pulsion de mort chez lui. Comme à chaque fois que l’Autre nous fait du mal, ou que nous le ressentons comme tel, notre penchant à l’agression cherche à revenir au premier plan devant Eros. C’est sur la base du renoncement pulsionnel et de l’existence d’une pulsion de mort qui peut devenir une puissante force de destruction, que les différents types de pouvoir cherchent à se légitimer.

Par exemple, la levée de l’interdit de tuer le 6 avril 1994 au Rwanda a permis à la pulsion de destruction de se satisfaire dans l’une des plus atroces barbaries de l’Histoire. L’Etat, de l’échelon national au local, appelait explicitement à tuer l’Autre désigné comme Tutsis, levant ainsi l’une des principales contraintes civilisationnelles imposées à l’individu. La fuite des casques bleus de l’ONU, et, de manière générale, le fait que la communauté internationale a fermé ses paupières le temps d’un battement de cils qui a duré quatre mois, ont complètement participé à la levée de cet interdit. Mais il ne suffit pas de décréter la levée de l’interdit de tuer pour qu’il y ait génocide. Car les Hutus auraient très bien pu s’en prendre aussi à leurs proches hutus envers lesquels ils ressentent certainement tout autant de désir de mort. Les Hutus ont suivi l’idéologie génocidaire, ils ont obéit à des ordres, ils ont répondu à un pouvoir génocidaire qui leur disait non pas seulement de tuer, mais qui tuer. C’est là qu’idéologie et inconscient se trouvent liés. Il nous faut maintenant étudier la manière dont la pulsion de mort s’est retrouvée en prise avec un tel pouvoir génocidaire au Rwanda.

1 Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1952, p. 72.
2 Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1952, p. 116
3 André Martins, Pulsion de mort : cause ou effet ?, Figures de la psychanalyse, 2005/2, n° 12, p. 165 – 178p. 171.
4 Nicole-Edith Thévenin, Le prince et l’hypocrite. Ethique, politique et pulsion de mort, Syllepse, Paris, 2008 p. 94.
5 Ibid., p. 103.
6 Nicole-Edith Thévenin, Le prince et l’hypocrite. Ethique, politique et pulsion de mort, Syllepse, Paris, 2008, p. 100.
7 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 2001 (1922), p. 332.
8 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001 (1921), p. 137.

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