Il est important, pour bien comprendre l´analyse, de rappeler que tout l´édifice normative
construit autour de la question d´accès à la mer est conçu dans son principe comme « une solution
aux problèmes spéciaux et particuliers du commerce et du développement des Etats sans
littoral ».(205) Dans le souci de « favoriser pleinement le[ur] développement économique »(206) et
« en raison de leur situation géographique spéciale »,(207) le passage en transit des produits en
provenance ou destinés à ces Etats est unanimement apparu comme une donnée indispensable.
Cette construction juridique idéale reste cependant mitigée dans le cas de l´exportation
des hydrocarbures tchadiens où elle échappe à tout entendement des forces du mercantilisme
solidement engagées dans cette entreprise de production et de commercialisation.
Conçue ab initio comme aide à l’un des Etats enclavés les plus pauvres du monde,
l’exportation du pétrole tchadien se heurte au jeu du marché et se trouve prise dans les tenailles
des multinationales et des réseaux financiers. Pour le Prof. Roland Pourtier, le projet de Doba
constitue pour le consortium une opportunité rentable qui s’intègre dans une stratégie globale de
diversification des revenus.(208) La prégnance des impératifs financiers et commerciaux, plus que
toute autre considération, l´emporte sur des préoccupations politiques et humanitaires.
Autrement dit, l’emprise et le pouvoir véritable sur le corridor de transit appartiennent aux compagnies
pétrolières et à leurs sous-traitants. Leur « loi » prime sur celle des Etats.(209) Un spectacle insolite
que résument bien les termes employés par Ignacio Ramonet lorsqu´il parle de « coup d´Etat
planétaire de nouveau type » pour décrire l´impuissance des contre-pouvoirs traditionnels (Etats)
qui perdent leurs prérogatives devant la puissance des firmes géantes.(210)
Le souci de réaliser d´énormes bénéfices transforme ainsi le pipeline en un terrain
d’affaires ouvert à la conquête de parts de marché. La répartition de ces parts s’établit de la
manière suivante :
➢ Exxon-Mobil Corporation, opérateur américain leader du projet avec 40% du capital ;
➢ Pétronas Carigali, firme d’Etat malaisien : 35%
➢ Chevron Petroleum, compagnie pétrolière américaine : 25%
Le consortium ainsi composé est par ailleurs engagé dans des relations de sous-traitance
avec d´autres Sociétés.(211) Dans ce business, la participation des mastodontes de la géofinance
mondiale ne passe pas inaperçue, puisque les intérêts importants escomptés par la Banque
Mondiale sont le produit des prêts octroyés aussi bien à l´Etat de transit qu´à l´Etat demandeur de
passage.
A bien des égards, leurs gains concurrencent sérieusement celui de l´Etat interpellé au
premier chef par la question d accès. Ce constat se dégage d´une étude d´enquête menée par la
Fédération Internationale des Ligues des Droits de l´Homme (FIDH).
Dans cette enquête sur l´évacuation du pétrole tchadien, la Fédération susvisée relève le
contraste saisissant et irritant des revenus à tirer par les multinationales pétrolières et l’Etat
tchadien alors même que « l’appui politique et financier offert au consortium par la Banque
mondiale […] justifierait de concéder au Tchad des conditions financières plus avantageuses ».(212)
De fait, du revenu théoriquement global de 13,7 milliards de dollars US que généreront
les 900 millions de brut extrait de Doba d´ici à 2032, il se dégage que :
➢ 1,9 milliard servira au remboursement de la dette ;(213)
➢ 3,8 milliards pour les coûts de fonctionnement de l´oléoduc ;
Après déduction faite de ces deux montants, soit 5,7 milliards, les 8 milliards de dollars
restant se décomposeraient comme suit :
➢ 5,7 milliards iront aux opérateurs ;
➢ 2,3 milliards aux Etats tchadien et camerounais, soit seulement 1,8 milliard (environ) pour
le Tchad.(214)
Si l´on s´en tient à ce tableau, l´on est tenté de conclure à une répartition strictement
démesurée, ainsi que pressentie par l´International Development Asociation (IDA) – un des
organismes que compte la Banque Mondiale – lorsqu´elle refusa d´apporter son financement à ce
qu´elle considérait comme un projet industriel et non de développement.(215)
La FIDH a stigmatisé cette logique à dominante marchande, concluant que l´oléoduc
Tchad-Cameroun « est avant tout une opportunité commerciale pour les sociétés transnationales
[et qu’il] servira pour l’essentiel l’intérêt du consortium pétrolier et de ses sous-traitants
(BOUYGUES, CEGELEC, KELLOG, EUROPIPE, SOGEA, SPIE-BATIGNOLLES, etc.) ».(216)
Cette conclusion nous conduit devant cette alternative : ou bien l´oléoduc servant au
transit des hydrocarbures tchadiens est un investissement productif qui justifie légitimement la
proportionnalité des bénéfices du consortium et affiliés et dans ce cas, le régime libéral de
fiscalité et douanier auquel ceux-ci sont ou ont été soumis n´a pas son fondement.(217)
Ce qui remet ipso facto en cause les Accords susmentionnés et donc le régime de transit en trompe-l´oeil qui
s’en dégage. Ou alors l´oléoduc est un moyen de transport – au sens des Conventions du 8 juillet
1965 et du 10 décembre 1982 visées supra – qui justifie les mesures de facilité qui accompagnent
son exploitation. Dans ce cas, le caractère équitable, voire désintéressé, dans la gestion et la
répartition des revenus tirés de son exploitation doit en constituer le principe.
Cette seconde alternative est difficilement concevable pour les dirigeants des compagnies
pétrolières dont la rentabilité du projet réalisé explique sans doute l’engagement. Les Conventions
du 8 juillet 1965 et du 10 décembre 1982 susmentionnées sont muettes sur cet aspect qui permet,
peut-être, de comprendre la mise à l´écart des pipelines et gazoducs des moyens de transport
explicitement visés dans ces textes et les raisons pour lesquelles « de nombreuses délégations
s’opposèrent à ce que […] les pipe-lines [y] soient compris ».(218) Devant ce mutisme, il appartient
aux Etats concernés de traduire ces principes d´équité et de légitimité dans les contrats ou
Conventions qu´ils signent avec ces Sociétés. Une autre interrogation advient alors : quelle est la
capacité réelle de ces Etats sous-développés et très endettés à faire triompher une véritable équité
dans les contrats ou conventions qu’ils signent avec ces acteurs « planétaires » dont le « pouvoir
immense [est] capable de faire tomber et défaire les gouvernements […], de plier à leur volonté
les dirigeants […], de dominer le monde, lui imposer les prix fixés entre eux, se partager les
champs de production vastes comme des Etats, tourner aisément les réglementations nationales,
obtenir les fiscalités les plus favorables, pousser les Etats à intervenir militairement contre les
récalcitrants, imposer leurs conditions de paix, acheter à prix d´or les silences… »?(219)
A l’opposé, une approche différente de la notion d´intérêts fondée à la fois sur des
exigences de voisinage, de solidarité, mais également sur les nécessités de développement socioéconomique,
est lisible dans la conception que se font les autorités de transit de cette voie qui
n’en présente pas moins des avantages pour l´Etat camerounais.
205 Sixième principe de la Convention du 8 juillet 1965 mentionnée supra.
206 Ibid., Principe 4.
207 Ibid., Principe 7.
208 Roland POURTIER et Géraud Magrin, « L’exploitation pétrolière en Afrique entre réseaux et territoires »,
disponible dans http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2005/pourtier/article.htm
209 La loi camerounaise n°96/14 du 5 août 1996 portant régime du transport par pipeline des hydrocarbures en
provenance des pays tiers a voulu établir la distinction entre d´une part, l´exportation des hydrocarbures évacués par
pipeline à travers le territoire camerounais en soumettant une telle exportation au régime de transit prévu par les
Conventions internationales et les activités entreprises pour le transport des hydrocarbures (construction, exploitation
et entretien des pipelines) qu´elle rattache aux opérations pétrolières. Cette distinction nous semble dérisoire, en tout
cas difficile à réaliser dans la pratique. Car, autant il est facile de distinguer entre véhicules routiers et routes, ou
encore matériel ferroviaire roulant et rail, autant il est difficile de différencier le contenu transporté par le pipeline et
son contenant. Le caractère lié contenu/contenant dégage toute la problématique de la nature ambivalente de ce
moyen de transport. Etablir deux régimes distincts sur le pipeline (transit pour l´exportation et application de la loi
portant régime pétrolier pour l´exploitation) peut paraître comme l´idéal, mais les difficultés de la mise en pratique
d’une telle formule sont assez éloquentes. Par ailleurs, les Conventions établies dans le cadre du transit, notamment
celle du 8 juillet 1965, comportent elles-mêmes des lacunes dans la mesure où elles interpellent et visent uniquement
les Etats (particulièrement les Etats de transit) pour le transit libre et sans restriction des produits des Etats sans
littoral. L´on peut aisément comprendre une telle lacune au regard de la nature des parties signataires de cet
instrument et de la souveraineté dont elles jouissent sur leurs territoires. Mais face à la puissance des firmes et à leur
technologie incontournable pour la réalisation des investissements de la taille du pipeline, il est aujourd’hui´hui établi
la nécessité de leur interpellation sur les questions de
210 I. Ramonet, « Firmes géantes, Etats nains » in Le Monde diplomatique, n°531, juin 1998, p. 1.
211 C´est ou ce fut le cas avec, entre autres, la joint-venture SPIE – WILBROS pour la pose des tuyaux ; le consortium
KBC (KELLOG – BOUYGUES – CEGELEC) pour la réalisation des stations de pompage ; SDV pour le transport et
la logistique ; SOGEA/SATOM pour la réfection et la construction des routes ; MODEC pour l’installation des
structures offshore à Kribi ; CORRIS pour les télécommunications, etc.
212 J.A l´Intelligent, n°2076/2077, p. 34.
213 Il s´agit ici des prêts accordés par la BIRD (Filiale de la Banque Mondiale) aux Etats tchadien et camerounais
pour la réalisation de ce projet, soit respectivement 39,5 et 53,4 millions de dollars US. Voir dans ce sens The Loan
Agreement (Petroleum Development and Pipeline Project) between Republic of Cameroon and International Bank
for Reconstruction and Development, dated March 29, 2001.
214 Cf. J.A l´Intelligent, n°2076/2077 susmentionné.
215 JAE, du 1er au 14 juin 1998, p. 28.
216 Extrait du Rapport de la Mission Internationale d´Enquêtes de la FIDH susmentionné, in A. de RAVIGNAN, op.
cit.
217 Sauf s´il s´agit d´une politique d´attraction des investissements
218 Diétrich KAPPELER, « La Convention relative au commerce de transit des Etats sans littoral du 08 juillet 1965 »
in A.F.D.I., XIII, 1967, p. 679.
219 Sur ces pouvoirs exorbitants et redoutables des compagnies pétrolières, voir André NOUSCHI, Pétrole et relations
internationales depuis 1945, Paris, Armand Colin, 1999, p. 7.
