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L’enquête GINé

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Lors du mémoire de première année, nous nous sommes appuyée en grande partie sur le travail des sociologues M. Ferrand et N. Bajos, notamment en ce qui concernait la norme procréative. C’est encore à ces auteures que nous ferons appel pour nourrir notre questionnement pour la présente recherche.

Nous disposons en sociologie d’une étude sur le phénomène des IVG. Publié en 2002, l’ouvrage De la contraception à l’avortement(50) restitue les résultats d’une grande enquête qualitative menée par N. Bajos, M. Ferrand et une équipe pluridisciplinaire (sociologie, démographie, psychosociologie ainsi qu’une gynécologue clinicienne). L’enquête GINé (Grossesses Interrompues, Non prévues, Evitées) portait sur 73 femmes qui avaient eu une grossesse « non prévue », parmi lesquelles 53 ont interrompu leur grossesse.

Résumé de “De la contraception a l’avortement ; sociologie des grossesses non prévues”

Une équipe composée de sociologues, d’une psychosociologue et d’une gynécologue a recueilli le témoignage de femmes confrontées à une grossesse non prévue, comme le sont chaque année en France des dizaines de milliers de femmes, qu’elles décident ou non de recourir à l’IVG. En tentant de rendre compte de la pratique quotidienne de la contraception, dans ses aléas et ses limites, en mettant en évidence les normes en matière de désir d’enfant, de vie de couple, de parentalité, mais aussi de sexualité, cet ouvrage pose trois séries de questions, qui, 35 ans après la légalisation de la contraception, et plus de 25 ans après la loi Veil, restent encore d’actualité. Pourquoi autant d’échecs de contraception ? Qu’est-ce qui se joue, d’un point de vue matériel mais aussi relationnel, dans le choix d’une méthode et de son observance ? Pourquoi certaines femmes, confrontées à une grossesse non prévue, choisissent-elles de la mener à terme tandis que d’autres l’interrompent ? Quel sens prend cette alternative dans la société française d’aujourd’hui ? Comment les femmes la vivent-elles ? De quelle manière les demandes d’IVG sont-elles prises en charge par le système de santé ? Faut-il encore parler aujourd’hui, comme aux premiers jours de la dépénalisation, de “véritable parcours du combattant” ? L’analyse s’appuie sur des entretiens effectués auprès de 73 femmes vivant en France, de tous âges, et se trouvant dans des situations sociales et familiales volontairement diversifiées. Une attention particulière est portée aux mineures, aux femmes issues de l’immigration maghrébine, ainsi qu’à la situation de celles qui ont dépassé les délais légaux de recours à l’IVG. L’ouvrage s’adresse à tous les chercheurs en sciences sociales et en santé publique qui travaillent sur les questions de sexualité, de contrôle de la fécondité et de constitution de la famille, des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi qu’aux professionnels de la santé qui interviennent dans le champ de la contraception et de l’avortement et aux responsables de l’action publique dans ce domaine.

Les questions de départ de cette enquête sont : « l’accessibilité et l’acceptabilité des différentes méthodes de contraception » et « les circonstances de recours à l’IVG »(51). L’ouvrage est composé de 8 chapitres qui traitent des échecs de contraception, de l’accès au système de soins, des avortements illégaux (tardifs, réalisés à l’étranger), des femmes jeunes, des femmes issues de l’immigration et des aspects psychologiques d’une grossesse non prévue.

Nous nous intéresserons principalement au chapitre 4, intitulé « Interrompre ou poursuivre la grossesse ? Construction de la décision »(52), coécrit par les sociologues P. Donati, D. Cèbe et N. Bajos. Les auteures y déterminent entre autres que la décision est prise rapidement, les membres de l’entourage familial et amical n’interviennent pas dans la décision, si ce n’est pour la conforter, et qu’en revanche, l’homme et la relation de couple jouent un grand rôle dans la décision : « Le contexte relationnel dans lequel survient la grossesse apparaît être la dimension la plus structurante de la décision ».(53) Dans leur enquête, les femmes vivant en dehors d’un couple stable ont, pour la très grande majorité, fait un avortement, mais l’inverse n’est pas vrai car des femmes en couple stable ont également avorté.

Différents thèmes sont passés en revue. A propos du « désir d’enfant », les auteures indiquent que « les aspirations personnelles en termes de désir ou non d’enfant ne sauraient préjuger de la décision finale »(54). A propos de l’activité professionnelle, les sociologues disent que cet aspect est rarement mis en avant par les femmes qui avortent. En ce qui concerne le contexte matériel : « à situations matérielles similaires, certaines femmes décideront une IVG et d’autres non »(55).

Le chapitre présente ensuite une interrogation à propos de la décision : est-elle individuelle ou conjugale ? Ce choix est ainsi justifié : « Si seul le couple a fait l’objet de cette analyse, c’est parce qu’il est apparu dans les entretiens que les proches du couple ne sont pas des intervenants majeurs dans la prise de décision ».(56) Observons que cette question est traitée uniquement à travers le discours de la femme. Pour les auteures, la décision de poursuivre ou d’interrompre la grossesse est quasiment toujours prise « en fonction de » l’homme concerné. Ce qui ne signifie qu’elle soit forcément prise « avec » lui. En cas de désaccord dans le couple, l’analyse tente de démontrer une corrélation entre l’autonomie décisionnelle de la femme et les différences de capital social, économique et culturel des partenaires pour aboutir au constat que, pour celles qui ont pris une décision allant à l’encontre de l’avis de l’homme et qui possédaient des capitaux sociaux, culturels ou économiques élevés équivalents ou supérieurs à ceux du partenaire, ce fait a joué un rôle. Alors que pour celles qui ont pris une décision suivant l’avis masculin il n’en a pas forcément joué. « Pour celles qui ont, finalement, renoncé à leur décision première pour se ranger à l’avis de leur compagnon et pratiquer un avortement, nous nous trouvons devant des situations sociales plus variées et des contextes plus ambigus sur le plan des motifs qui ont présidé à leur décision, certaines n’ayant pas pu et d’autres pas voulu s’opposer à leur partenaire. Cependant, si en matière de capitaux sociaux dont elles disposent les niveaux de ces femmes sont très hétérogènes, il n’en reste pas moins que, dans tous les cas de figure analysés, la position de l’homme, qu’il refuse son accord de principe, son soutien ou son aide financière, s’est révélée déterminante, et son influence maximale dans la décision finale prise. Devant cette situation, chacune de ces femmes a pris conscience du fait qu’elle se trouvait ou allait se trouver, selon les cas, confrontée à des problèmes financiers, matériels, psychologiques, ou idéologiques qu’elle n’était pas prête à assumer seule, et cela même dans des situations où ses capitaux sociaux n’étaient pas inférieurs à ceux de son compagnon ».(57)

Le chapitre est ainsi tout en nuances, et se termine en concluant : « Aussi est-il vain de tenter de repérer des contextes qui conduiraient à l’une ou l’autre décision, comme il est illusoire de penser que des aides matérielles, si elles restent nécessaires, pourraient éviter bien des décisions de recours à l’IVG ».(58)

Ce souci de la nuance ne se retrouve pourtant pas dans la conclusion générale de l’ouvrage, qui interprète les résultats de façon beaucoup plus tranchée :

« Lorsqu’un désaccord entre les partenaires se fait jour, les femmes apparaissent d’autant plus à même de faire valoir leur point de vue qu’elles détiennent des capitaux sociaux et culturels plus importants ».(59)

Cette conclusion générale explique « la non-pertinence de l’enjeu contraceptif »(60) par le fait que certaines femmes « ne parviennent pas à s’inscrire dans une démarche contraceptive », et par la « difficulté pour toutes de maintenir une “vigilance contraceptive” sur le long terme ». Dans l’introduction(61) les auteures reconnaissent que « l’idée même de prévoir une maternité présuppose une certaine maîtrise du cours de sa propre existence », ce qui aurait pu les inciter à remettre en question ou au moins à une certaine distance la vision rationaliste dans laquelle cette étude se situe.

Car l’enquête se situe dans une vision rationaliste de l’existence, mettant en lien la contraception et l’avortement, comme en témoigne le titre de l’ouvrage, et reprenant à son compte la norme sociale de la programmation d’une grossesse. En effet, le recrutement de l’échantillon s’est fait sur le caractère non prévu de la grossesse, critère discriminant à l’écart de la norme. S’appuyant également sur une norme de la contraception, élément central de cette logique de « bonne gestion » de sa vie, et sur la notion de « projet », l’enquête ne peut envisager la grossesse qualifiée de « non prévue » que comme un « échec » de la contraception.

De même, « Pour les femmes qui capitalisent les ressources nécessaires, la démarche contraceptive est celle d’une technique au service d’un projet »(62). Les raisons évoquées qui justifient cette « maîtrise de sa propre existence » sont la grande diversité de l’offre contraceptive, l’utilisation des méthodes médicales (pilule, stérilet), l’accessibilité et l’acceptabilité des différentes méthodes de contraception… Tout cet ensemble est appelé « la possibilité offerte aux femmes de maîtriser efficacement leur fécondité ». De la possibilité à la norme, avec le jugement de valeur (« efficacement ») un glissement se produit.

Il est vrai qu’avec la contraception moderne, les femmes (la contraception reste largement une affaire féminine) disposent de moyens suffisamment fiables pour avoir le sentiment de contrôler leur fertilité. La légalisation de l’IVG, en instituant le choix par le droit, a consolidé cette idée du contrôle. Cependant, aujourd’hui le contrôle est devenu une norme, comme nous l’avons vu dans notre mémoire de première année. Nous avions pu y établir le constat suivant : Le choix d’avoir un enfant ou pas s’est transformé, une norme s’est créée, qui institue la décision comme étant la manière d’avoir des enfants. Cette norme s’est forgée avec les techniques médicales de la fécondité (contraception, IVG, procréation médicalement assistée) et également avec l’essor de l’idéologie individualiste, pour laquelle il importe d’être « acteur de sa vie », dans de nombreux domaines de la vie et pas seulement dans la vie privée, que nous étudions ici. La normativité des rapports à la maternité dans ce contexte contemporain crée l’illusion d’une maîtrise totale des formes de reproduction et des rapports entre sexualité et reproduction, qui se retrouve fréquemment dans le discours des femmes enquêtées.

Au lieu d’être étudiée et analysée en tant que norme, cette logique de bonne « gestion » est naturalisée, c’est-à-dire reprise telle quelle sans être mise en question. Ainsi, faire la sociologie des grossesses « non prévues » laisse entrevoir une norme de la prévision, de la gestion, pour laquelle :

– Les grossesses devraient être prévues.
– Une grossesse prévue est une grossesse décidée.
– Une grossesse est décidée dans l’objectif d’avoir un enfant.

Il est important de distinguer les faits (par exemple une grossesse survient) et cette logique de la gestion que l’on retrouve aussi dans les paroles des femmes interviewées (le discours « j’ai décidé d’avoir un enfant »). Si l’on considère que depuis 40 ans maintenant cette norme est véhiculée (diffusion de la contraception orale et vote de la loi Veil), il n’est pas forcément étonnant de constater qu’une étude en sociologie la reprenne à son compte.

C’est précisément l’objet de ce mémoire que de remettre en cause ce présupposé.

50 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.
51 Ibid., introduction.
52 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.
53 Ibid., p. 125.
54 Ibid., p. 122.
55 Ibid., p. 131.
56 Ibid., p. 145.
57 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 159.
58 Ibid., p. 160.
59 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 341.
60 Ibid., p. 339.
61 Ibid., p. 26.
62 Ibid., p. 39. 41

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