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La pré-enquête

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L’entretien de pré-enquête mérite d’être abordé en profondeur car c’est, de toutes les situations étudiées pour cette recherche, celle qui fait intervenir le plus d’interlocuteurs pendant le processus de décision. Si cette richesse nous a permis de percevoir des ressorts cachés, le foisonnement d’éléments nous a laissée quelque peu désarçonnée.

Présentation et résumé (extraits de cahiers de recherche, ce qui explique l’usage de la première personne du singulier)

Sophie est une amie de longue date. Son IVG a eu lieu environ un an et demi avant l’entretien. Déjà à l’époque de cet épisode de sa biographie, j’avais été très proche car choisie comme confidente. Très souvent en contact avec elle, dans une posture à la fois distante et proche. Distante physiquement car nous ne nous voyions pas (éloignement géographique). Distante aussi car je ne connaissais pas les autres protagonistes de cette histoire. Proche car nous abordions des sujets intimes. J’avais un rôle de soutien et d’écoute.

C’est lors de cette période que mon questionnement au sujet de l’IVG s’est affiné. Sophie a donc un rôle particulier dans cette recherche car j’ai pu observer tout le processus au moment des faits ainsi que les évolutions dans le temps. Elle a donné son accord pour que je « dissèque » son histoire et pour servir de « cobaye » pour affiner le guide d’entretien. Il y avait donc, dans les conditions de réalisation de cet entretien, une marge acceptable de maladresses.

Il était important de formaliser son vécu au moyen de l’entretien, de la retranscription, du résumé. Cette formalisation m’a permis de m’approprier son récit pour pouvoir travailler avec. Il faut ajouter que Sophie est familière des techniques de l’enquête, elle a étudié la sociologie (et auto-analyse son parcours de ce point de vue). Lors du traitement de l’entretien je ne prendrai pas en considération ma propre participation, qui n’apporte pas d’éléments significatifs.

La structure de l’entretien a été la suivante: une consigne très vague, laisser parler en essayant de repérer les éléments importants. Puis reprendre les points un par un et consacrer du temps pour chaque personne mentionnée, interroger sur les rapports à l’institution médicale, sur le corps. Il n’a jamais été question que je puisse interroger les autres protagonistes.

Résumé de l’entretien :

A l’époque où Sophie tombe enceinte, elle est étudiante et vit en colocation. Elle vit une relation tumultueuse avec un garçon, Alexandre. Lors d’une rupture, elle avait fait la connaissance d’un autre garçon, Gabriel, et elle a repris sa relation avec Alexandre tout en poursuivant celle entamée avec Gabriel. Comme contraception, elle compte les jours et utilise la méthode du retrait, ne voulant pas prendre la pilule (pour des raisons médicales, Sophie est une grosse fumeuse) et ayant renoncé à imposer le préservatif une fois levée toute inquiétude sur les maladies sexuellement transmissibles.

Un léger retard l’inquiète. Un copain l’emmène acheter un test de grossesse en pharmacie. Il se révèle positif. Elle ressent physiquement des symptômes de grossesse. L’émotion est très forte et se traduit par des pleurs. L’idée de l’avortement ne s’exprime pas verbalement dans l’immédiat, bien qu’elle ait eu très rapidement une idée de ce qu’elle allait faire.

Elle en parle à sa mère qui, catastrophée, réagit fortement, lui demandant si elle veut une « vie de merde ».

Tout de suite après, elle en parle à Alexandre qu’elle désigne à cette période-là comme étant le géniteur, bien qu’elle n’en ait aucune certitude. Lui ne veut pas d’enfant. Il lui demande froidement ce qu’elle envisage de faire.

Elle en parle à son père qui lui parle de projet de vie, de projet d’enfant et de capacité d’accueil. Il est lui aussi en faveur d’un avortement.

Les quelques amis proches à qui elle en a parlé (son colocataire et 3 autres garçons) trouvent que c’est très bien qu’elle fasse une IVG. Elle ressent de l’agacement car ils le lui disent souvent.

Elle en parle à sa grande soeur qui vit à l’étranger avec sa famille et qui lui demande de se projeter huit mois plus tard, de peser sa décision pour ne pas avoir de regrets.

Une de ses amies, Lisa, tombe enceinte à la même période. Ensemble, elles vont vivre un moment de rêve éveillé où les deux jeunes femmes envisagent de poursuivre leur grossesse : elles plaqueraient leurs mecs, habiteraient ensemble, travaillant l’une la journée, l’autre de nuit, et élèveraient les enfants toutes les deux. Une fois passé ce moment de délire, les contraintes de la réalité sociale les amènent à retourner à leur vie. Lisa décide dans un premier temps d’avorter, puis de garder l’enfant et finit par faire une fausse couche le jour où Sophie a son IVG.

Gabriel pirate son compte Facebook et découvre la situation. Il pense que l’enfant est de lui et veut fonder une famille. Comme elle dément, il lui dit qu’Alexandre est tellement moche qu’elle a raison d’avorter.

Médicalement, Sophie a opté pour une IVG médicamenteuse. Elle veut qu’on lui fasse le minimum et ne pas aller à l’hôpital. Elle voit une jeune généraliste qui prend le temps de la rassurer et une gynécologue débordée qui a fait son travail sans véritable accompagnement, ce qui l’a déçue et blessée. Sophie a été surprise et choquée par les manifestations d’ordre physique engendrées par l’IVG médicamenteuse : beaucoup de douleur et de sang, une longue convalescence.

Un autre aspect difficile est que ce choix d’avorter l’a renvoyée à un sentiment de culpabilité de ne pas être en mesure d’accueillir un enfant. Et une remise en question de sa vie dans un peu tous les domaines. Elle affirme que la décision d’avorter a été la sienne mais elle constate que les autres avaient déjà décidé pour elle.

Cet épisode a marqué un tournant dans sa façon de considérer et de traiter son corps, qu’elle perçoit désormais comme un corps fertile. Elle est vigilante quant à la contraception. Elle cherche aussi, de façon peut-être paradoxale, à construire une situation de vie (au niveau du couple et du travail) qui lui permette d’avoir l’enfant si elle devait retomber enceinte accidentellement.

Les pistes ouvertes ou confirmées par cet entretien sont nombreuses car l’entretien est très riche. D’une part, parce que Sophie était dans une situation de vie qui fait intervenir beaucoup de « personnages secondaires ». D’autre part, parce que beaucoup de personnes significatives ont pris part aux interactions.

Listons ces « personnages secondaires » :

• Les copains (celui qui l’emmène acheter le test, celui avec qui elle échange des messages sur internet, son colocataire, …)
• Alexandre
• Gabriel
• Sa mère
• Son père
• Sa soeur
• Lisa
• Sans oublier le personnel médical : l’échographe, la jeune généraliste et la gynécologue « débordée »

Dans cette liste, revenons sur les rôles des personnes significatives dans la décision. N’oublions pas que nous nous basons uniquement sur le récit de Sophie et que les autres personnes n’ont pas été interviewées.

Alexandre, investi comme père potentiel. C’est d’ailleurs lui qui joue un des rôles les plus importants dans cette décision d’IVG car Sophie admet qu’elle n’aurait 60 pas pu prendre la décision d’avoir cet enfant sans son accord. Pourtant, Alexandre se désinvestit de la situation. D’un côté, il laisse clair son refus d’avoir un enfant. De l’autre, il laisse à Sophie la main sur la décision. C’est lui qui paiera la part de l’intervention qui n’est pas prise en charge par la Sécurité sociale. Dans le récit de cette IVG, le flou autour du géniteur, avec la présence de deux hommes, permet de mettre en évidence un fait qui aurait pu rester dans l’ombre autrement. Pour Sophie, bien qu’il y ait deux hommes, il n’y a qu’un seul couple dans lequel elle s’investit. Le potentiel futur père (d’un point de vue social, envers qui les attentes sont très fortes) ne peut que faire partie de celui- ci.

Ainsi, c’est la femme concernée par la grossesse qui qualifie le « père ». Les parents sont également très importants pour Sophie vis-à-vis de cette décision. Elle sent bien qu’ils sont hostiles à la venue d’un enfant dans sa vie à ce moment-là, dans ces conditions-là. Et notamment, avec ce compagnon-là. On perçoit que ses parents réagissent aussi par rapport à l’image du couple que forment Sophie et Alexandre. Le couple n’était pas très stable et avait connu de récentes ruptures, Alexandre n’inspire pas confiance à l’entourage en tant que père potentiel. Les parents, qui connaissent l’attachement de Sophie pour cet homme, craignent que cela soit une raison qui la pousse à poursuivre la grossesse. Elle pense qu’ils l’auraient soutenue quelle que soit sa décision mais il semblerait qu’elle attend plus que ça de ses parents. La venue d’un enfant se place alors dans un contexte social élargi au-delà de la femme, au-delà du couple et englobe également les futurs grands-parents. Nous pouvons percevoir les logiques à l’oeuvre: la logique du parcours de vie, où il faut être à un certain moment de sa vie, il ne faudrait pas avoir un enfant trop tôt pour ne pas gâcher sa vie. Il faut une stabilité dans sa vie avant de prétendre à avoir un enfant.

C’est le discours de la mère, qui a peur pour sa fille, peur qu’elle ne sombre dans la précarité en ayant un enfant sans avoir pu établir un certain confort économique. Il y a également la logique de l’enfant projet, où l’enfant doit être voulu et ne pas arriver comme un cheveu sur la soupe. C’est le discours porté par le père, dans une vision gestionnaire de la vie privée. Avoir un enfant, c’est quelque chose qui se décide à deux, c’est un projet qui mûrit.

Les autres personnes de la liste des « personnages secondaires » citées dans l’entretien ont un rôle d’accompagnement. Il s’agit d’être là physiquement pour les amis sur place qui l’accompagnent aux différents rendez-vous. Ainsi, même si elle est énervée par le fait que ses amis lui rappellent souvent que l’IVG est la meilleure solution, elle ne leur en veut pas car elle sait qu’ils veulent qu’elle souffre le moins possible. C’est aussi une écoute particulière, notamment de la part de sa soeur, qui lui permet de se sentir bien avec sa décision. Lisa, quant à elle, a un rôle de miroir et d’alliée contre les hommes et leur importance dans la décision. On notera que les deux jeunes femmes expriment une certaine violence à l’égard des hommes impliqués (« on jette nos mecs »). La présence de Lisa dans ce récit permet de prendre en compte une manifestation de la domination masculine.

Examinons les éléments qui nous permettent de comprendre comment Sophie a vécu cet événement. Dans ce récit, la jeune femme qui vit un avortement n’est pas une mère. C’est-à-dire qu’elle n’a pas (ou pas encore) d’enfant. Ce fait paraît important à souligner car entrer dans la maternité, c’est accéder à un statut particulier, qui représente une réussite. Etre mère est très positivement connoté.

Si la maternité, et particulièrement la grossesse, favorise une réflexivité positive, un travail sur soi(82), en revanche l’expérience de l’IVG, ce « refus de maternité », renvoie une image négative de soi. De plus, lorsque les lieux médicaux sont les mêmes (ici la salle d’attente d’un cabinet de gynécologie, avec des dames « qui étaient toutes plus enceintes les unes que les autres »), Sophie est sans cesse confrontée au fait qu’elle fait un choix qui va dans le sens contraire de ce qui se passe là. Les codes de l’examen médical sont aussi inversés : ainsi, un embryon « bien implanté » représente une mauvaise nouvelle.

Il y a dans l’IVG un double mouvement de la femme qui refuse la maternité et de la maternité qui se refuse à elle. Avorter renvoie à un échec, à une incapacité, et touche à l’image de soi. Ici, dans l’entretien, nous voyons Sophie qui jette un regard critique sur sa situation de vie, qu’elle décrit avec des termes négatifs. Il semblerait qu’elle déplore de ne pas être en mesure d’accueillir cet enfant. Par ailleurs, elle semble aussi porter un jugement négatif sur le fait qu’elle n’ait pas évité cette grossesse.

L’intervention en elle-même était par médicaments. Sophie a été choquée par les réactions de son corps : la douleur, le sang, la durée de l’événement lui ont fait regretter d’avoir choisi cette méthode.

Ainsi cet entretien de pré-enquête a ouvert de nombreuses pistes et, par sa richesse même, a créé un certain chaos qui bloquait toute progression.

82 Menuel J., 2011, Devenir enceinte, Socialisation et normalisation pendant la grossesse : Processus, réceptions, effets, mémoire de Master 2 : sociologie, EHESS : « Le devenir mère est également devenu un objet de travail sur soi, une expérience marquante qui doit être source de réflexion personnelle ».

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