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La domination masculine

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Il faut aussi compter que l’avortement s’inscrit dans un rapport de genres. Ainsi, le choix de poursuivre ou d’interrompre une grossesse se fait souvent en considération de la place que pourrait prendre l’hypothétique futur père. Nous arrivons donc dans une dialectique homme/femme qui n’est pas neutre, qui est chargée d’un rapport de domination construit au fil du temps, comme l’explique P. Bourdieu dans son ouvrage La domination masculine(16).

Dans cet ouvrage, le sociologue analyse la société des Berbères de Kabylie, dans le but d’objectiver les mécanismes de la domination masculine, en (se) sortant de l’objet étudié. Cette stratégie est nécessaire car, étant homme ou femme, nous entrons dans ce rapport et avons incorporé les « structures historiques de l’ordre masculin ». Elle permet de comprendre les traces de cette domination dans notre société. Voici comment P. Bourdieu la présente : « La description ethnologique d’un monde social à la fois assez éloigné pour se prêter plus facilement à l’objectivation et tout entier construit autour de la domination masculine agit comme une sorte de “détecteur” des traces infinitésimales et des fragments épars de la vision androcentrique du monde (…) »(17).

Car si notre société change et que les femmes ont acquis beaucoup de droits, certains mécanismes et structures demeurent et peuvent ainsi être dévoilés. « Les changements visibles qui ont affecté la condition féminine masquent la permanence des structures invisibles (…) »(18).

Il y a donc un rapport de domination entre hommes et femmes, et il se perpétue sans même que nous en ayons conscience.

C’est par la formation des corps, le « dressage des corps » pour reprendre le terme de Bourdieu, qui se fait par mimétisme et par injonctions, que s’imposent les dispositions fondamentales de cette domination, rendant les hommes « enclins et aptes » à se comporter de façon virile et à vouloir dominer, notamment dans les champs de la politique et des affaires(19).

Si les femmes n’entrent pas directement dans ces jeux sociaux, elles y entrent toutefois par l’intermédiaire des hommes : le fils, le mari, « par procuration, c’est-à-dire dans une position à la fois extérieure et subordonnée »(20).

Mais si elles accèdent au pouvoir, elles subissent une double contrainte (double bind) : « si elles agissent comme des hommes, elles s’exposent à perdre les attributs obligés de la “féminité” (…) ; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation ».(21)

P. Bourdieu a une définition sévère de la féminité : « Etre “féminine”, c’est essentiellement éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent fonctionner comme des signes de virilité, et dire d’une femme de pouvoir qu’elle est “très féminine” n’est qu’une manière particulièrement subtile de lui dénier le droit à cet attribut proprement masculin qu’est le pouvoir »(22).

Donc par la formation des corps, nous apprenons à être des hommes virils ou des femmes féminines. Il y a ainsi une adéquation entre « disposition et position », c’est-à-dire que l’on aime faire ce que par notre place, ici d’homme ou de femme, on est censé faire. Bourdieu parle des « rencontres harmonieuses entre les dispositions et les positions qui font que les victimes de la domination symbolique peuvent accomplir avec bonheur (au double sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont assignées à leurs vertus de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d’abnégation. »(23)

La domination s’exerce par une violence symbolique qui est une violence douce, invisible pour ses victimes mêmes :

« La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c’est- à-dire avec une dépense extrêmement faible d’énergie, c’est qu’elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d’inculcation et d’incorporation a déposées en ceux et celles qui, de ce fait, lui donnent prise ».(24)

Rappeler cette étude du sociologue P. Bourdieu a ici une fonction de contextualisation, car, comme nous le verrons par la suite, les IVG prennent place au coeur des relations entre hommes et femmes. Pour les femmes, la disposition qui consiste à prendre en compte l’autre avant soi-même aura bien sûr de l’importance dans le processus de décision. Nous verrons également que la « force symbolique » qui agit « comme un déclic » prend des formes qu’il nous sera donné de rencontrer au cours des entretiens, et la lecture de P. Bourdieu nous incite à les considérer comme une manifestation de la domination masculine.

Ainsi ce pouvoir qui s’exerce a souvent pour effet diverses formes d’émotions. Bourdieu parle des « émotions corporelles », telles la honte, l’humiliation, la timidité, l’anxiété, la culpabilité, et des « passions et sentiments » comme l’amour, l’admiration et le respect : « émotions d’autant plus douloureuses parfois qu’elles se trahissent dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l’embarras verbal, la maladresse, le tremblement, la colère ou la rage impuissante, autant de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant de façons d’éprouver, parfois dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la complicité souterraine qu’un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec les censures inhérentes aux structures sociales ».(25)

Enfin, pour aller jusqu’au bout de la logique, et puisque notre étude s’intéresse également au point de vue masculin, notons que les hommes aussi peuvent être victimes de ce rapport de domination, étant en quelque sorte obligés d’être dominants : « Les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. Comme les dispositions à la soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être construites par un long travail de socialisation, c’est- à-dire, comme on l’a vu, de différenciation active par rapport au sexe opposé ».(26)

Ainsi « Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité ».(27)

16 Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, éditions du Seuil.
17 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 79.
18 Ibid., p. 145.
19 Ibid., p. 81.
20 Ibid., p. 111.
21 Ibid., p. 97.
22 Ibid., p. 136.
23 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 83.
24 Ibid., p. 59.
25 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 60.
26 Ibid., p. 74.
27 Ibid., p. 75.

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