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Introduction

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La remise du rapport Nisand(1) à la secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et de la vie associative Jeannette Bougrab, le 16 février 2012, concernant l’avortement et la contraception chez les jeunes, a créé un débat public dans les colonnes du quotidien généraliste Libération. Par tribunes interposées(2), les auteurs du rapport ont débattu avec des sociologues et des médecins. L’objet du débat n’était pas directement relatif aux dix-huit propositions que présente ce rapport, mais aux conséquences de l’acte en lui-même. La position d’Israël Nisand et son équipe est qu’un avortement est forcément difficile à vivre psychologiquement, ce que réfutent les sociologues Nathalie Bajos et Michèle Ferrand. Pour elles, certaines femmes peuvent être perturbées par cet acte, d’autres non et certaines même peuvent le vivre comme un évènement constructif. Ce que les sociologues reprochent aux auteurs de ce rapport, c’est l’utilisation d’une étude aux résultats controversés, selon laquelle les femmes ayant avorté présenteraient plus de troubles psychiques que les autres. Pour les contradicteurs du rapport, c’est le premier pas vers une remise en cause de l’avortement. Ce point de vue a été également relayé par un collectif de médecins (Nul n’a le monopole de la parole des femmes)(3) et par le collectif Les filles des 343, qui signent un texte affirmant que leur avortement a été pour elles une liberté et non un drame(4).

Ainsi, plus de 35 ans après sa légalisation, l’IVG ne cesse pas de provoquer des débats. Ses conditions de réalisation sont elles aussi régulièrement remises en question, comme, par exemple, le déremboursement par la Sécurité sociale proposé par une candidate d’extrême droite à l’élection présidentielle 2012 ou encore les délais d’attente dans les maternités dénoncés par des associations citoyennes.

Loin des polémiques, le but de ce mémoire n’est pas partisan. Il s’agit de comprendre les mécanismes de décision dans le cadre légal français de l’IVG.

Ce mémoire a été réalisé dans le cadre du Master Changements Institutionnels, Risques et Vulnérabilités Sociales (CIREVS) de l’Université de Caen, sous la direction de Didier Le Gall. Ce sociologue de la famille, de l’intimité et de la sexualité, professeur à l’Université de Caen et directeur du laboratoire de recherche CERReV (Centre d’Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités), a coécrit notamment La première fois(5) et a contribué à l’ouvrage collectif Maternité et Parentalité(6).

La recherche présentée ici fait suite à celle effectuée dans le cadre du Master de 1ère année, Sociologie des Mutations Contemporaines : Institutions, Espaces, Cultures, de l’Université de Provence. Le mémoire, réalisé sous la direction de Michèle Pagès(7) et soutenu à Aix-en-Provence, portait sur le rapport des femmes à la maternité(8). Cette recherche avait pour but de recenser et comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la maternité. Nous avons pu établir certains résultats :

– la question de la maternité se pose à toutes les femmes, qu’elles aient ou non des enfants ;
– il y a une période de la vie, caractérisée par la stabilité (au niveau du couple, du travail et du logement, notamment), qui est considérée comme propice à la venue d’un enfant, au détriment de la période précédente caractérisée, elle, par les expériences amoureuses, la vie étudiante et les petits boulots ;
– le couple a une importance particulière dans le discours des femmes car cet aspect se trouve aux confluent de deux logiques, celle de la stabilité conjugale, que nous venons de mentionner, mais nous avons également mis à jour une logique interne au couple, dont l’objectif serait d’avoir des enfants ;
– la modalité de la « décision » est fortement mise en avant dans les discours ;
– les pratiques et les représentations de l’IVG révèlent des « règles d’usage » de cette possibilité de technique médicale légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en France).

Nous reviendrons plus en détails sur les résultats du travail de M1, dans la première partie de ce mémoire.

Comme annoncé ci-dessus, le questionnement à l’oeuvre ici fait suite à la recherche menée pour le mémoire de M1. Lors de ce premier mémoire en effet, des remarques souvent entendues au cours des entretiens nous ont interpelée. Cela pouvait être « c’était décidé (la grossesse), c’était un projet et c’était désiré» ou « c’est une décision qu’on a pris tous les deux », mais aussi « c’était une évidence, ça s’est fait naturellement ». Quelquefois la modalité « décision », comme acte conscient et rationnel, était fortement mise en avant dans les discours, dans la manière de présenter sa vie(9), et en même temps, à d’autres moments concernant plutôt la réflexion rétrospective, la décision semblait insaisissable. La quatrième partie avait d’ailleurs été consacrée à l’importance de la décision dans les discours recueillis, sur le principe de choisir sa vie.

Continuons sur le thème du contrôle de la fécondité : le nombre à peu près constant d’IVG en France interpelle professionnels de la santé et grand public : puisque la contraception est très répandue et qu’il existe des dispositifs d’urgence comme la pilule du lendemain, il ne devrait pas y avoir autant d’IVG ! Ainsi, les faits vont à l’encontre de la théorie qui voudrait qu’une bonne « gestion » de la contraception évite les IVG. Il nous a semblé qu’il y avait là quelque chose à creuser, à approfondir. La recherche présentée dans ce mémoire se trouve axée sur l’étude du processus décisionnel menant à une IVG. Bien que la femme concernée par la grossesse et l’IVG soit au coeur de ce travail, nous avons également voulu prendre en compte les différents acteurs qui prennent part à la décision, perçue comme processus complexe amené à évoluer en fonction d’interactions.

Ce mémoire a pour objet le processus de décision aboutissant à une IVG, les interactions qui le font évoluer et les rapports interpersonnels qu’il révèle. Si la décision est étudiée dans d’autres domaines des sciences sociales, force est de constater qu’en sociologie de la sphère privée elle n’est guère prise en compte ni étudiée en tant que telle. C’est véritablement le domaine de l’action publique qui a vu se développer les théories concernant la décision. Deux ouvrages les recensent(10). Ainsi, d’une première définition de la décision comme étant une action résultant d’un choix, où donc la décision est le produit d’un choix individuel et libre, on passe à des théories beaucoup plus complexes où la décision s’inscrit dans un ensemble de représentations et déborde du cadre. La difficulté et l’importance de l’analyse du processus décisionnel viennent du fait qu’elle est souvent mise en scène pour la faire correspondre à cette image valorisée où le sujet est créateur. Nous pouvons citer d’un côté la théorie de décision rationnelle, née en économie à la fin du XIXème siècle, qui se réfère à la rationalité instrumentale, ainsi que la théorie des jeux, et à l’autre extrême le modèle de la poubelle (Cohen, March et Olsen, 1972) qui met radicalement en cause la rationalité de l’action, en passant par la notion de processus (Laswell, 1951) avec des séquences définies (Jones, 1970), mais aussi par la « rationalité limitée » de Simon (1957) et l’incrémentalisme de Lindblom (1959) qui met l’accent sur la multiplicité des acteurs. Il s’agit donc d’adapter à la sphère privée, la famille, la parentalité des outils empruntés aux politiques publiques. Dans la partie de ce mémoire consacrée à la méthodologie, nous développerons les emprunts théoriques et méthodologiques faits à Lucien Sfez(11), notamment la méthode du surcode. Nous nous appuierons sur sa théorie de « l’homme aléatoire », qui n’est certes pas la plus connue ou diffusée mais qui se révèle comme étant la plus adaptée ici. La théorie de « l’homme aléatoire » a été créée pour remplacer celles de « l’homme certain » et de « l’homme probable » qui, si elles continuent à être utilisées en sciences sociales, ne permettent pas de saisir la complexité du processus de décision. Ce concept de « l’homme aléatoire » (homo erraticus) est basé sur la multi-rationalité (qui est beaucoup plus qu’une juxtaposition des rationalités puisqu’elle prend en compte les interactions) et l’influence des rationalités les unes sur les autres dans le processus global de décision.

Maintenant, pourquoi choisir justement l’IVG comme champ restreint pour cette recherche sur le processus de décision dans la sphère privée ?

Ce que cette recherche peut apporter au champ, c’est une remise en cause des présupposés relatifs à la décision. En effet, comme nous le verrons dans la première partie de ce mémoire, il semblerait que les recherches en sociologie restent troubles en ce qui concerne la décision. Parfois, les termes employés laissent penser que ces recherches ont adopté la vision « gestionnaire » de la vie privée, alors même que dans l’analyse fine de leur corpus cela est remis en cause.

Mais aussi, l’interruption volontaire de grossesse – étant un choix négativement connoté parce qu’il se prend en contrepied de la maternité, qui, elle, est survalorisée – nous permet d’échapper au phénomène de naturalisation. C’est-à- dire que nous évitons les discours de justification du type « j’ai toujours voulu avoir des enfants », permis, justement, par la survalorisation de la maternité dans notre société. Autrement dit, il s’agit, dans la perspective du chercheur, de choisir une situation où il a quelque chose à dire, à raconter, à expliquer. De plus, le processus décisionnel menant à une IVG présente quelques caractéristiques homogènes qui facilitent le travail du chercheur. Ces caractéristiques sont, d’une part, l’issue (ici l’acte de l’interruption de grossesse), d’autre part, un cadrage temporel avec des limites clairement définies. Le processus de décision se déroule entre le moment où la femme pense être enceinte et l’acte en lui-même, qu’il s’agisse d’une IVG médicamenteuse ou chirurgicale.

Ce mémoire est composé de quatre parties. Dans la première, consacrée au champ, nous contextualiserons précisément l’IVG pour l’insérer dans son temps, son historicité. Ce contexte large fait partie du sens que l’on pourra attribuer aux situations analysées. Nous aborderons les champs de la famille et de l’individualisme et la question de la domination masculine. Nous reviendrons sur les résultats du mémoire de M1 et nous dessinerons un panorama, que nous espérons complet, de l’IVG en France actuellement. Ce panorama comprendra une chronologie des lois et des événements marquants ; les points de vue exprimés par plusieurs courants de pensée, au sujet de l’avortement, au fil de l’histoire ; et le cadre légal et les démarches nécessaires pour faire une IVG. Toujours dans cette première partie, nous présenterons le travail d’une anthropologue brésilienne, dans le but d’effectuer une comparaison entre les représentations françaises et brésiliennes au sujet de l’avortement. Nous terminerons par la prise en compte du traitement sociologique de l’IVG en France et les questions soulevées par celui-ci, ce qui nous amènera, dans une seconde partie, à poser précisément le cadre de cette recherche.

Dans cette seconde partie, nous aborderons en détail la méthodologie à l’oeuvre dans ce mémoire. Il sera question de problématique, de théorie, de méthode de recueil des données et de méthode d’analyse. Ainsi, cette recherche portant sur le processus de décision d’une IVG, nous nous focaliserons sur une période définie par deux marqueurs temporels : au début, par la suspicion d’une grossesse, à la fin, par l’acte d’interruption de celle-ci. L’IVG offre la particularité suivante : même si la femme est instituée (par la loi) à prendre la décision d’avorter, d’autres personnes peuvent prendre part à ce processus. C’est le cas notamment du partenaire. Dans ce travail, nous chercherons à prendre en compte autant que possible la parole des personnes qui ont pris part à la décision. Ainsi, pour une même situation, que nous traiterons en études de cas, nous pourrons avoir des entretiens avec plusieurs des actants.

La théorie sur laquelle nous nous basons pour ce travail est celle de Lucien Sfez, qui met en cause la décision cartésienne et ses caractéristiques de linéarité, de monorationalité et de liberté. Nous terminerons cette deuxième partie en détaillant l’accès au terrain et le déroulement de la recherche. Les troisième et quatrième parties développeront les résultats d’analyse. L’une sera plus axée sur le processus de décision et l’autre sur les spécificités de l’interruption volontaire de grossesse. Dans la troisième partie nous présenterons deux des études de cas que nous avons réalisées pour ce travail et nous nous interrogerons sur la notion d’anticipation. Dans la quatrième partie, nous ferons une ébauche de typologie concernant les rôles qui se mettent en place dans une situation qui va vers l’IVG, et les enjeux pour chacun de ceux que nous avons pu percevoir. Ensuite, nous répertorierons les aspects dans lesquels l’IVG peut être un acte lourd, tout en prenant en compte les spécificités des représentations françaises (par rapport aux représentations brésiliennes) et la question de la domination masculine.

Pour conclure ce travail nous reprendrons les hypothèses de départ. Il sera question d’indiquer en quoi elles ont été confirmées ou infirmées. Nous reviendrons également sur les limites de cette enquête et indiquerons quelques pistes de travail complémentaires. Pour l’heure, commençons par cerner le champ de cette recherche.

1 Nisand I., Letombe B., Marinopoulos S., 2012, Et si on parlait de sexe à nos ados, Paris, Odile Jacob.
2 « Faut-il s’inquiéter du recours à l’avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N., sociologue-démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer L., médecin épidémiologiste (université Paris-Sud), Moreau C., médecin épidémiologiste (Inserm), Warszawski J., médecin épidémiologiste (université Paris- Sud), Libération, 1er mars 2012. « Faut-il s’inquiéter du recours à l’avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B., gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste, Libération, 9 mars 2012. “IVG : le retour des entrepreneurs de morale”, Par Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J., Libération, 20 mars 2012. « La meilleure IVG est celle qu’on peut éviter », Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S., Libération, 22 mars 2012.
3 « Nul n’a le monopole de la parole des femmes ! » Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens, Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David Danielle Gaudry gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie Eyraud médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue, chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen gynécologue, Claire de Truchis médecin, Libération, 20 mars 2012.
4 « Nous avons avorté, nous allons bien, merci !” Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011 à l’occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343), Libération, 20 mars 2012.
5 Le Gall D., Le Van C., 2007, La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Paris, éditions Payot.
6 Le Gall D., 2004, « Paroles de femmes en situation pluriparentale », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, éditions de l’ENSP, p. 127-144.
7 Michèle Pagès est maître de conférence à l’Université de Provence et membre du Laboratoire Méditerranéen de sociologie (LAMES).
8 Zysman da Silveira S., juin 2010, Décider de devenir mère : Enjeux normatifs du rapport des femmes à la maternité, mémoire de Master 1 : sociologie, Université de Provence.
9 D’où le titre du mémoire.
10 Hassenteufel P., 2008, Sociologie politique, l’action publique, Paris, Armand Colin, chapitre 3 L’analyse décisionnelle. Lascoumes P., Le Galès P., 2012, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, collection « 128 ».
11 Sfez L., 1984, La décision, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? » et Sfez L., 1981, Critique de la décision (1974), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques.

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