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Introduction

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Au-delà du rien

Réflexions sur la méthodologie de la sociolinguistique historique On parle de sociolinguistique ou de sociologie de la linguistique lorsque la variation langagière est considérée comme un fait social. On va dès lors estimer qu’il existe plusieurs utilisations d’une même langue ; les règles du jeu changent selon la sphère sociale. Cela se traduit par un changement de registre ou de niveau de langage volontaire ou involontaire.

Les membres d’un même groupe se reconnaîtront selon l’usage qu’ils font du langage, selon leurs propres pratiques langagières et leurs propres représentations.

La sociolinguistique se trouve au carrefour de différentes disciplines appartenant aux sciences humaines. Le chercheur devra prendre en compte les aspects sociologiques, linguistiques, historiques, dialectologiques, ethnologiques et parfois même philosophiques du sujet et de son environnement. L’étude du langage comme fait social va donc se concentrer sur les locuteurs, la langue, le niveau et le registre utilisé, les variations langagières existantes, la position sociale du locuteur, son environnement géographique et politique ainsi que le cadre historique. D’où la difficulté de trouver des sources lorsque l’on s’intéresse à la sociolinguistique de locuteurs non contemporains.

Le chercheur devra débuter par la quête d’ouvrages concernant de près ou de loin son sujet. Ce travail de documentation est essentiel car il permet de voir d’une part, ce qui a été écrit sur le sujet et d’autre part, de prendre connaissance des sources qu’ont utilisés les auteurs. Cette démarche constitue un premier angle d’attaque. Il faudra privilégier les ouvrages scientifiques (mémoires de recherches, revues spécialisées, récits ethnographiques, etc.) plutôt que les romans, sauf si le chercheur souhaite mettre en évidence une vision romanesque d’un aspect de son sujet de recherche.

Il va tout naturellement falloir se tourner, par la suite, vers les différents services des archives (municipales et communautaires, départementales, nationales, religieuses, militaires). Ici, il sera question, avant toute chose, de déterminer un ou plusieurs angles de recherche précis, afin de ne pas se noyer dans la masse de documents à la disposition du chercheur. Mais alors, quels documents sont susceptibles de contenir des informations sociales et linguistiques ? Ceux qui ont un rapport avec la justice, l’instruction, la religion, les décrets et règlements municipaux et militaires, les journaux locaux ainsi que les communications publiques peuvent receler quelques informations linguistiques. Par exemple, l’autorisation ou l’interdiction d’utiliser tel langage dans telle situation, l’utilisation d’un langage spécifique pour un sujet précis, le besoin de traducteurs lors de procès, etc. En ce qui concerne les informations sociales, les documents sont plus aisés à trouver : les registres municipaux et les recensements de la population détiennent un bon nombre d’informations que le chercheur pourra traiter et traduire en évolution démographique, études patronymiques, analyse des corps de métiers représentés, etc.

Toutes ces difficultés, je les ai rencontrées lors de mes recherches. Après avoir eu accès et consulté un grand nombre de documents d’archives, j’ai tout de même pu trouver une minorité de documents utiles. Analysés et recoupés avec des ouvrages scientifiques, des travaux de recherches existants ou des découvertes récentes, ils se sont révélés concluants et pertinents pour la théorie abordée dans mon travail de recherche. Ces derniers sont développés dans ce mémoire de Master Dynamiques Identitaires.

Brest cité, Brest clichés

Au jour d’aujourd’hui, Brest est perçue de différentes manières. Je ne fait pas référence à l’image maritime ou militaire de la ville, celle-ci étant un fait objectif. Je veux plutôt aborder les représentations que se font les individus, Brestois ou non, de la cité. Il y en a plusieurs : la couleur grise, accordée aussi bien à la ville elle-même qu’au ciel qui la surplombe ; « Brest la Blanche », surnom de la cité après sa reconstruction, que d’autres peuvent appeler « Brest la Rouge » lorsqu’il est question de politique. Je me suis tout particulièrement intéressé à « Brest la Française » car c’est bien connu, tout ce qui touche de près ou de loin à la Basse-Bretagne n’est pas Brestois, puisque la ville est perçue comme une « colonie française en terre bretonne(1) ». Cet adage s’est intégré à l’imaginaire populaire brestois, et plus largement Bas-Breton. Il est repris et très largement diffusé dans différents domaines. Il suffit de se rendre sur Internet et les réseaux sociaux pour s’en rendre compte.

En voici quelques exemples :

Le journal gratuit Côté Brest, à l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage sur le Ti Zef ou le parler brestois(2), a publié une interview d’Annie Le Berre, auteur de recherches et d’ouvrages sur le sujet(3), dont voici un extrait :

« Quelles sont les origines de ce parler ?
C’est un parler français, en rupture avec les environs de la ville totalement bretonnants. Ville de la Marine, Brest était une enclave française, qui accueillait une importante population francophone, étrangère à la ville (ingénieurs, techniciens…). Le parler brestois était donc un marqueur identitaire, une preuve qu’on était pas un « lourdeau de breton ». C’était le temps de la rivalité où on se méprisait des deux côtés. Il y avait Brest la rouge et le Léon blanc. Mais, cela n’empêchait pas les interpénétrations entre les tournures bretonnes et le parler français, beaucoup de bretons venants travailler à Brest.(4) »

La Redadeg, association organisatrice d’une course qui a pour but de récolter des fonds pour la langue bretonne, indique à propos de Brest(5) sur son site Internet que « Comme dans beaucoup de grandes agglomérations bretonnes, le développement de la langue bretonne est une tâche difficile (prédominance de la langue française, brassage des populations) et notamment pour Brest, enclave historique de langue française au milieu d’un océan de breton.(6) »

Il ne s’agit plus uniquement ici d’une enclave française mais aussi d’une enclave francophone, un îlot linguistique en Basse-Bretagne. Raymond Quentric, premier Greeter(7) de Brest, reprend cette théorie linguistique en indiquant que « Au XVIIe siècle, Brest est une création d’Etat, une colonie française dans un pays bretonnant, longtemps étrangère à son milieu(8) ». De plus, la page Wikipédia(9) traitant de la frontière linguistique bretonne met aussi en évidence cette enclave française et l’aborde d’un côté linguistique : « Cette frontière n’était toutefois pas aussi nettement tranchée puisqu’il y avait quelques enclaves francophones à l’Ouest et de tout aussi rares enclaves bretonnantes à l’Est. Par ailleurs, les villes de Bretagne occidentales étaient déjà partiellement francisées au XIXe siècle, voire presque totalement étrangères au breton comme Brest.(10) ». Aussi, France Inter, radio nationale, à l’occasion d’une journée spéciale consacrée à la ville de Brest le 15 novembre 2012, consacre sa première rubrique à la langue bretonne dans « l’enclave française en Bretagne que constitue Brest(11) ». Toutefois, un article publié sur le site Internet de Sked, fédération d’associations culturelles bretonnes, nuance quelque peut ces propos, parlant d’une stigmatisation : « Brest, enclave française en Bretagne. Tous, bretons de souche ou nouveaux arrivants, avons entendu cette phrase qui stigmatisait cette ville et les liens qu’elle entretenait avec l’Etat.(12)».

Ces différentes sources numériques proviennent de journaux, d’organisations ou d’associations culturelles bretonnes, d’encyclopédies collaboratives ou encore de radios nationales. Il est plus étonnant de constater que ce sujet est également abordé sur certains sites Internet. En effet, le blog Suisse de la FNAC(13), célèbre enseigne spécialisée dans la distribution de produits culturels et électroniques, publie une interview de l’artiste Christophe Miossec où il est question de Brest :

« Brest est une ville magnifique fortifiée par Vauban, une base militaire française depuis la nuit des temps, une enclave linguistique. Tous mes ancêtres travaillaient dans l’arsenal et personne ne parlait breton. Il y a une vraie frontière avec les bretons, et du coup ça ne me vaut pas que des amis.(14) ».

Il est aussi question du statut de Brest sur certains forums, tel que celui des supporters du Stade Brestois 29(15) , où un internaute signale que « […] Brest historiquement c’est pas tout à fait la Bretagne (enclave française dans une région bretonne et catholique) » et où un autre s’indigne : « Arrêtez de nous bassiner avec cette langue bretonne laissez ça aux rennais qui ont besoin de se convaincre d’être breton, ici y’a le parler bressoa, au lieu d’allez tout dreuze dans vos ribins comme si vous aviez pris des louzous (sic) ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, le sujet est apparu sur le forum d’un site consacré aux jeux vidéos, dans la catégorie « 15-18 ans », où un internaute indique que « Brest […] ça fait pas assez breton (j’y habite), de plus c’est plus ou moins une enclave Française.(16) ».

Ces quelques exemples – il y en a une quantité d’autres – illustrent bien que l’image de Brest perçue comme une ville française qui n’est et n’a jamais été bretonne est fortement intégrée dans l’imaginaire populaire, et qu’elle concerne tous les âges et toutes les couches de la société, du chercheur en linguistique à l’adolescent adepte de jeux vidéo, en passant par les milieux artistiques, culturels et sportifs. Cette image n’a jamais été discutée ni remise en question depuis les années 1970 et la théorie d’Yves Le Gallo, affirmant que Brest est une colonie française en terre bretonne.

Cette façon de définir la citée du Ponant ne mériterait-elle pas d’être quelque peu nuancée ? A vrai dire, Brest ville française et francophone est une idée reçue qui ne résiste pas à l’observation de la sociolinguistique historique.

Afin d’en faire la démonstration, nous allons, dans un premier temps, nous intéresser à cette image de Brest, ville coloniale, et déterminer si c’est un cliché ou une réalité en faisant un bref rappel de l’histoire de la ville, en étudiant l’utilisation du mot « colonie » par les auteurs du XIXe, en présentant les principaux arguments d’Yves Le Gallo en y portant un regard critique. Dans un second temps, nous nous efforcerons d’étudier et analyser le breton dans la vie publique brestoise du XIXe, grâce aux documents inédits découverts aux archives municipales et communautaires de Brest. Ici, nous nous intéresserons à l’affichage administratif, la presse, l’édition en langue bretonne ainsi que l’instruction et la religion. Enfin, nous déterminerons plus particulièrement le visage des bretonnants Brestois en définissant, tout d’abord, l’environnement social des locuteurs à l’aide de recensements, en évaluant la provenance de la domesticité et les rapports qu’elle pouvait entretenir avec la bourgeoisie, en évoquant la métamorphose de Brest à la deuxième moitié du XIXe siècle et quels en ont été les conséquences au niveau social et, enfin, en étudiant les diversités langagière découlant de cette diversité sociale en abordant la langue bretonne au sein de l’élite brestoise et en s’intéressant au parler des ouvriers de l’arsenal.

1 Largement popularisé par Yves Le Gallo dans sa thèse de troisième cycle Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, publiée avec le concours du CNRS, imprimerie de Cornouaille, Quimper, 1968.
2 G. Cabon, Y’a Skiff, Le Télégramme, Brest, 2012
3 A. Le Berre, Joli… comme à Brest, Le Télégramme, Brest, 2001
4 Hebdomadaire gratuit Côté Brest, publication du 07 novembre 2012, article complet disponible sur http://www.cotebrest.fr/2012/11/07/vous-avez-dit-bressoa
5 Ville de départ de l’édition 2012.
6 Site internet de la Redadeg, http://www.ar-redadeg.org/la-fete-du-depart-a-brest
7 Passionné par sa ville et son histoire, un Greeter guide les touristes ou les locaux de façon volontaire.
8 Interview disponible sur le site internet En Liens, comprendre les enjeux du développement durable en Finistère, http://www.en-liens.fr/2012/07/17/brest-racontee-par-les-greeters
9 Encyclopédie collaborative où tout un chacun peu écrire un article.
10 Article complet sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Frontière_linguistique_bretonne
11 Écouter la rubrique complète sur http://www.franceinter.fr/emission-le-zoom-de-la-redaction-parle-t-on-encore-breton-a-brest
12 Article complet sur http://sked.infini.fr/article.php3?id_article=66
13 Fédération Nationale d’AChats, anciennement Fédération Nationale d’Achat des Cadres
14 Interview complète sur http://blog.fnac.ch/tag/brest/
15 Équipe de football professionnelle de Brest. Articles complets sur http://www.allez-brest.com/nantest2387-15.html
16 http://www.jeuxvideo.com/forums/1-50-125694809-1-0-1-0-bretagne-independante.htm

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