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INTRODUCTION

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L’art des fous peut nous toucher; il ne nous enrichit que parce que nous retrouvons en nous-mêmes de ses étrangetés.

P.J Jouve.

Souvent considéré comme un thème policier, le crime, en littérature, invite à une analyse psychologique des personnages qui le commettent. De Thérèse Raquin à Raskolnikov, de Julien Sorel à Meursault, les personnages romanesques portent de plus en plus en eux les germes de la folie. Lequel de ces « héros » ou antihéros n’a pas attiré, intrigué par sa singularité ? Le crime apparaît comme un acte « à part », fruit des méandres de l’inconscient et de la déraison. Est-il le résultat d’une perte de contrôle, le symbole d’un esprit tordu, le fruit du hasard ? Dans Le Tunnel et dans Paulina 1880, le crime n’est pas seulement un élément du roman, ni même son aboutissement : il en est le point central, le thème. C’est l’importance donnée à l’acte criminel qui nous a poussés à nous intéresser à ces deux œuvres en particulier, et à les rapprocher. Bien souvent, c’est dans le roman policier que le crime, intervenant au début, est au cœur de l’intrigue. Il s’agit alors d’enquêter sur les traces du criminel sans savoir qui il est. Or, les deux romans que nous étudions, bien que le crime soit central, ne sont pas des romans policiers, pour plusieurs raisons. Dans Le Tunnel, nous sommes prévenus dès les premières lignes du roman de l’existence d’un crime et de l’identité du « criminel », et pour cause : il s’agit du narrateur. Dans la plupart des éditions de Paulina 1880, le crime est annoncé dans le résumé du roman. Le crime intervient, dans ces deux œuvres, à la fin, et ne fait absolument pas l’objet d’une enquête policière. Le « suspense » tel qu’il existe dans le roman policier est absent. En fait, l’intérêt de ces deux romans réside plutôt dans le cheminement, extérieur et intérieur, des deux personnages principaux, sur lesquels se focalise la narration : Juan et Paulina. Nous suivons l’évolution de leurs pensées, de leur vie et de leurs sensations, pour chercher à comprendre une fin, le crime, que nous connaissons déjà. Ces deux œuvres ont ce point en commun qu’elles sont des œuvres de l’introspection, des œuvres de la complexité du moi, des œuvres du questionnement, mais aussi de l’amour et de la haine. Nous suivons l’évolution des deux couples, de la raison à la folie, jusqu’à la scission finale : le crime passionnel, acte central dont les causes exactes semblent rester, même après la lecture, particulièrement floues.

Jouve et Sábato ont tous deux été intéressés et influencés, dans leur vie et dans leur œuvre, par Freud et la psychanalyse. Les deux romans ont en commun l’exploitation plus ou moins directe de la question de l’inconscient. Ernesto Sábato, dans une interview accordée à une chaîne argentine en 1984, fait mine de s’étonner :

Se termina la novela y no se sabe bien exactamente por qué Castel mata a son amante […] a veces la gente me lo pregunta en la calle como si yo tuviera el secreto(1).

Sábato insinue à travers ces propos que personne, même l’auteur, ne peut accéder à la vérité profonde du personnage de Castel. De même, Lauriane Sablé, critique de Jouve, considère Paulina 1880 comme un roman « du secret », de l’inconnu, de l’énigme du Moi. La psychanalyse a cette particularité de s’intéresser de près à l’individu, à la singularité de chacun. Dans cette optique, les deux romans peuvent être lus comme romans de l’intime, des romans du « cas particulier ». Juan et Paulina seraient deux personnages « uniques », exceptionnels, acteurs d’un fait divers : le crime passionnel.

En apparence, il n’y a dans les deux romans aucune critique sociale ni politique. Les références historiques sont très peu nombreuses, la situation politique contemporaine à l’action n’est jamais évoquée, il n’y a aucune critique du pouvoir, ni même d’allusion cette autorité. Dans Paulina 1880, Jouve se contente de situer la famille Pandolfini dans la hiérarchie sociale :

Mario Giuseppe Pandolfini âgé de cinquante-quatre ans administrait une lourde fortune dans son palazzo de Milan et ses cinq villas de la campagne munies de cascine nombreuses, qu’il avait pu sauvegarder au temps de sa jeunesse contre les exigences de l’occupant autrichien.(2)

De son frère Bruno, on sait qu’il est armateur à Gênes, d’Attilio, qu’il est bureaucrate, et de Cirillo, qu’il conspire contre l’Autriche et se préoccupe d’« histoires politiques » qui ne seront pas explicitées dans la suite du roman. Dans Le Tunnel, si l’on met de côté des détails de l’œuvre tels que la présence de l’automobile, du téléphone et de l’ascenseur, l’intrigue est atemporelle : les thèmes « phares » de l’art et de l’amour sont pluriséculaires et universels. De plus, les idées politiques, sociales de Juan restent inconnues, tout comme sa situation dans la société. Est-il riche, pauvre ? Juan-narrateur ne fait aucune allusion au pouvoir en place, ne cite aucun nom et semble ignorer les figures de sa propre société. L’absence d’allusions au contexte contemporain à l’écriture est manifeste, dans Le Tunnel comme dans Paulina 1880. Les deux romans semblent bien loin de d’œuvres historiques. Faut-il pour autant ne considérer ces deux œuvres que comme des œuvres « de l’intime » ? Le drame qui se joue dans chacune des deux intrigues ne figure-t-il rien d’autre qu’un simple fait divers ?

Sábato déclare à propos des personnages de ses romans : « Los personages de mis novelas son personages de nuestro tiempo […] Son personajes de una época de crisis, todos ». Si Sábato reconnaît que Juan est un personnage « extrême », il le définit surtout comme un être de papier éminemment « moderne », un contemporain. L’histoire de Juan et Maria est datée, dépendante de son contexte. Juan ne s’érige plus seulement en personnage mais devient figure, représentant de l’homme des années 1950. L’intrigue du Tunnel commence en 1946, date à laquelle Juan rencontre Maria, lors de l’exposition de ses œuvres. Par la suite, le narrateur ne donne plus aucun point de repère: la durée de l’histoire d’amour de Juan et Maria reste inconnue du lecteur, tout comme la date du crime. Mais l’essentiel est que Juan et Maria se rencontrent donc dans un monde qui est celui de l’auteur, le Buenos Aires quotidien des années 1950. L’époque de l‘intrigue du roman est similaire à celle de sa rédaction et de sa publication, en 1959. Juan est un contemporain de Sábato : ce fait ne doit pas être négligé. Dans Paulina 1880, le temps de l’action est on ne peut plus précis, et pour cause, le titre l’énonce : la passion de Michele et Paulina court dans les années 1880. L’œuvre fourmille des dates clés qui structurent une chronologie très précise. On apprend dès le début du roman(3), que Paulina part de Milan pour arriver à Turin en 1869. Cette date correspond à la fin de l’enfance et, du même coup, au commencement de l’intrigue à proprement parler. A la fin, nous sommes en 1896, à « l’été qui commençait(4) ». L’intrigue s’étale donc sur trente années qui s’achèvent juste avant la date à laquelle Jouve commence à écrire. Paulina appartient à la « génération » de Jouve, et surtout elle vit en Italie, pays auquel Jouve est tout particulièrement attaché. Kurt Schärer(5) attribue à l’œuvre de Jouve trois centres d’intérêt : le lien fatal entre l’amour et la faute, le souci d’un renouvellement poétique, et enfin la crise de l’homme et de la civilisation moderne. Ce dernier point est essentiel pour l’étude de Paulina 1880. Comme Sábato, Jouve étend le particulier au général. La préoccupation de l’homme moderne et des crises qu’il traverse unissent Sábato et Jouve, et semble se matérialiser dans les deux personnages de Juan et de Paulina.

La situation des deux écrivains en ce début de vingtième siècle doit également être prise en compte. Jouve écrit son roman dans les années 1920, alors qu’il vit en France, et situe l’action en Italie. Sábato écrit trente ans plus tard, il habite Buenos Aires et c’est là qu’il mène son action. Les deux contextes d’écriture sont donc différents, mais ils ont un point commun essentiel : l’instabilité politique et sociale connue par les auteurs. Sábato n’est pas qu’écrivain, il est aussi homme politique, souvent décrit comme un homme de « morale » par ses contemporains, considéré comme un fin analyste des partis politiques et de leurs dérives. Il déclare que son pessimisme envers la société et le péronisme, régime contemporain de son écriture, explique ses œuvres.

Comme lui, Jouve a lutté contre les fascismes européens et en particulier contre celui de Mussolini. Profondément marqué par la politique menée en Italie à l’heure où il écrit, l’auteur considère l’art comme une arme farouche contre les fascismes et en particulier le nazisme. Jouve est considéré comme l’un des plus influents « écrivains de la résistance ». L’intérêt pour la « crise de l’homme moderne » et l’implication politique de Jouve et de Sábato doivent être mises en lien avec Le Tunnel et Paulina 1880. Ces deux ouvres sont effectivement des romans du secret, de l’intime, mais pas seulement : le cas particulier dit aussi quelque chose de l’Homme moderne.

Ainsi le « moi » est en perpétuelle tension, chez Jouve et Sábato, avec le « nous ». Ces deux romans se situent quelque part entre le particulier et le général, entre l’intime et le social. Il est indiscutable que les deux personnages de Juan et de Paulina, auteurs du crime passionnel, ne sont pas des individus d’exception : quoiqu’« extrêmes », ils représentent la situation de l’homme moderne dans le monde contemporain en crise. Il convient donc d’étudier cette « folie » qui vient les animer, en s’interrogeant sur ses origines et ses caractéristiques. Elle pourrait bien dire quelque chose de celle de l’homme ordinaire, à travers deux écritures indissociables de leur contexte. Quel sens donner au crime passionnel s’il n’est pas le résultat d’une folie « d’exception »?

Il nous faudra analyser dans un premier temps l’origine de la folie de Juan et de Paulina, en se concentrant sur leur personnalité et leur rapport à la société. Quelles sont les causes de leur mal-être ? C’est dans le motif (à la fois intime et social) de la solitude qu’il faut les chercher. Cette étude nous conduira à étudier, dans un second mouvement, la question du couple. Le thème du « crime passionnel » implique a priori deux personnes qui s’aiment : Quelle sont les caractéristiques du « couple » dans les deux romans ? Est-ce son dysfonctionnement qui conduit l’un des deux amants à l’assassinat ? Enfin, nous nous pencherons sur le motif de la folie, en nous interrogeant sur ses « symptômes » et sur les formes qu’elle prend. Comment définir cette « crise » qui traverse les personnages principaux ? Comment peut-elle être assez forte pour aboutir au crime passionnel ?

1 « Le roman se termine sans que l’on sache vraiment pourquoi Castel tue son amante […] parfois, les gens me le demandent dans la rue, comme si j’en connaissais le secret. »
2 ibid. p. 22.
3 JOUVE Pierre Jean, Paulina 1880, Folio, Mercure de France, 1959, p.45
4 ibid. p. 240.
5 SCHÄRER Kurt, Thématique et poétique du mal dans l’oeuvre de P. J. Jouve, Bibliothèque des lettres modernes n° 261, Lettres modernes, Minard, 1984, p. 5

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