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III) Angoisse, peur, effroi

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Abordons la notion de « maîtrise » sur un mode plus « économique », c’est-à-dire par une approche en termes de variation de la quantité d’excitation. Nous avons dit au début que la sensation de plaisir vient d’une diminution de la quantité d’excitation dans l’appareil psychique, et le déplaisir d’une élévation.

Le trauma, causé par une agression extérieure, source de déplaisir, entraîne donc une augmentation de la quantité d’excitation dans l’appareil, une intrusion dans le moi, comme lorsque les pulsions refoulées, en provenance de l’intérieur, parviennent à se frayer un chemin et entrainent elles aussi une sensation de déplaisir ressentie par le moi. Quels sont les mécanismes de défense du moi vis-à-vis du danger extérieur ? Et comment réagit l’appareil lorsqu’il est agressé ?

Freud procède à une analogie avec la science du vivant, comparant l’appareil psychique à une vésicule, composé en substance excitable, doté d’un pare-excitations comme système de protection vis-à-vis de l’extérieur, qui sert à limiter la quantité d’excitation qui aborde l’organisme, et d’un organe de réception des excitations qui sert à les identifier. En reprenant les découvertes de Breuer, Freud rappelle que deux types d’énergie circulent dans l’appareil : l’énergie quiescente (liée), qui correspond aux excitations domptées, maîtrisées en quelque sorte, et l’énergie d’investissement librement mobile, « sauvage », comme celle présente dans les couches plus profondes de l’appareil. Ainsi on pourrait représenter un trauma comme une effraction du pare-excitations entrainant un bouleversement énergétique dans l’appareil.

Comment réagit alors l’appareil face à ce sur-investissement énergétique ? Les excitations extérieures étant déjà rentrées, les pare-excitations ne servent plus ; le but est plutôt de parvenir à maîtriser ces excitations perturbatrices par la liaison. Nous retrouvons la fonction de maîtrise de l’appareil comme fonction mettant à l’écart le principe de plaisir. Il ne s’agit plus de suivre ce principe, mais de maîtriser les excitations perturbatrices avant tout : « Mais ici le principe de plaisir est tout d’abord mis hors d’action. Il n’est plus question d’empêcher l’appareil psychique d’être submergé par de grandes sommes d’excitation ; c’est bien plutôt une autre tâche qui apparait : maitriser l’excitation, lier psychiquement les sommes d’excitations qui ont pénétré par effraction pour les amener ensuite à la liquidation. »(1).

Peut-on voir dans le « soulagement » dont parlent les rescapés lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs entre eux, la manifestation du deuxième temps de ce processus, la liquidation, sous la domination du principe de plaisir, comme si les mots qu’ils mettent pour raconter leurs souvenirs, l’exercice de remémoration, manifestaient la liaison psychique effectuée et permettaient la liquidation des excitations du trauma ? Une autre propriété de l’appareil est essentielle pour mieux comprendre sa réaction face à l’effraction, établie par le fait que tous les systèmes de l’appareil psychique sont affaiblis, vidés de leur énergie lors de la tentative de maîtrise : « un système, s’il est lui-même fortement investi, est capable d’admettre un afflux supplémentaire d’énergie, de la transformer en investissement quiescent, c’est-à-dire de la lier psychiquement.

Plus son propre investissement quiescent est élevé, plus forte doit être aussi sa capacité de liaison ; et inversement, plus son investissement est bas, moins le système sera capable de recevoir un afflux d’énergie et plus les effets de cette effraction du pare-excitations seront violents. »(2). Autrement dit, plus un système se prépare au danger, plus l’appareil le sur-investit en énergie, donc plus il est capable de lier, donc de maîtriser la quantité d’excitation qui lui arriverait par effraction. C’est pour cela que Freud distingue l‘angoisse de la peur et de l’effroi, trois états différents. L’angoisse se caractérise par l’attente du danger et donc la préparation face à celui-ci. La peur se fixe sur un objet précis. Et l’effroi est l’état inverse de l’angoisse, c’est-à-dire qu’il survient quand on n’est pas préparé au danger.

Ainsi peut-on dire que c’est dans un état d’effroi dans lequel les Tutsis se sont retrouvés face au génocide, sur plusieurs plans. Non seulement c’est véritablement du jour au lendemain que l’extermination a commencé, les milices interahamwe entrant en action aussitôt après le crash de l’avion du président Habyarimana ; mais le plus grand effroi, le danger extérieur auquel les Tutsis n’étaient absolument pas préparés, vient du fait que leurs proches hutus sont devenus en l’espace de quelques heures ou de quelques jours selon les endroits, leurs bourreaux. Depuis le début des années 1990, les Tutsis vivaient dans la peur des milices prônant le génocide et qui étaient déjà passées à l’acte de massacres, dans un contexte de guerre civile. Il y avait bien une certaine préparation face à ce danger extérieur. Préparation psychique qui a abouti à quelques résistances de Tutsis qui s’organisaient à quelques endroits au tout début face aux interahamwe, en pensant que la police, les voisins, les proches viendraient les aider.

C’est le cas du père de Pauline, qui, le premier jour où les interahamwe arrivent dans son village pour achever des Tutsis qui s’y étaient réfugiés, se lance dans une tentative de défense des Tutsis: « Par radio talkie-walkie, la préfecture appelle tous les hommes de la ville à se rassembler pour protéger les Tutsis. Papa décide d’y aller. Il travaille dans l’administration fiscale, mais il a bénéficié d’une formation militaire. »(3). Bien sûre, cet appel de la préfecture était un piège, mais l’affrontement entre Tutsis et interahamwe a duré toute la matinée, jusqu’à ce que la police rejoigne ouvertement le camp des interahamwe. De même, nombre de Tutsis avaient pris l’habitude de se réfugier dans les églises lorsque les massacres grondaient, qui jusqu’alors leur assuraient protection car les miliciens n’osaient pas encore entrer dans la maison de Dieu. C’est pour cela que des dizaines de milliers de Tutsis se sont réfugiés dans des églises les premiers jours du génocide, croyant que cela les sauverait comme auparavant. L’objet défini de la peur était les milices. C’est à ce danger là que les Tutsis disposaient d’une certaine préparation psychique qui les avait déjà conduits à prendre certaines habitudes pour se protéger, ou qui les disposait à s’engager dans une résistance.

Mais pas les voisins avec qui ils s’entraidaient et partageaient du bon temps ; pas les collègues de travail : pas les amis de longue date ; pas les coéquipiers de foot ; pas le conjoint. Je ne sais pas si on peut imaginer le choc que cela à dû être chez les rescapés de voir ses proches tuer ses autres proches et les poursuivre à leur tour ; la trahison dont ils parlent ; l’effroi dans lequel ils se sont retrouvés. Pour Freud, la différence entre l’angoisse et l’effroi, c’est-à-dire entre la préparation d’un système face un danger extérieur, déjà prêt à lier les sommes d’excitations qui afflueraient, et la non-préparation, mettant le système faiblement investi face au danger lorsque celui-ci se présente, est un facteur fondamental quant à l’issue des traumatismes. Ainsi il n’y a pas de névrose d’angoisse, seulement des névroses d’effroi dans les névroses traumatiques. Quel lien peut-on tisser avec nos rêves sous domination de la compulsion de répétition ? Nous avons déjà établi la fonction de maîtrise de cette compulsion, qui cherche alors à faire revivre l’évènement pour trouver l’issue qui n’a pas été trouvée à l’époque de l’effraction. C’est comme si l’organisme cherchait à résoudre l’erreur de non-préparation qui avait été faite, en faisant revivre à nouveau la scène pour amener l’angoisse : « Ces rêves ont pour but la maîtrise rétroactive de l’excitation sous développement d’angoisse, cette angoisse dont l’omission a été la cause de la névrose traumatique. »(4). Mais pourtant, cette répétition semble sans issue, car la personne traumatisée revit la scène dans son rêve avec le même effroi.

1 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 78.
2 Ibid., p. 79.
3 Pauline Kayitare, Tu leur diras que tu es Hutue, A 13 ans, une Tutsie au coeur du génocide rwandais, André Versaille éditeur, 2011, p. 24.
4 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 83.

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