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Deuxième chapitre : L’action protestataire

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Introduction

Le travail mené sur le terrain depuis 2006 aux côtés des militants associatifs et partisans de la gauche m’a permis à la fois de constater de près la crise civilisationnelle de mon pays et mesurer l’évolution de la conscience critique chez les citoyens que je fréquente dans différentes occasions. Par crise civilisationnelle, j’entends le sous-développement technique, matériel et intellectuel qui caractérise une société incapable d’abandonner un lourd héritage traditionnel, agraire, tribal et clanique. J’entends également par là le déficit de la citoyenneté, c’est-à-dire que la culture des droits humains et la mise en place de lois assurant l’égalité entre citoyens et la veille citoyenne au respect de ces lois sont des pratiques qui font défaut.

Bref, j’entends par là l’incapacité de l’évolution vers une société technologique au sens Comtien, c’est-à-dire industrielle, organisée par une bureaucratie et une rationalisation de la gestion de la chose publique ; une société évoluée débouchant sur un régime politique permettant une large participation politique des citoyennes et citoyens à travers une démocratie représentative ou encore directe et participative.

Par conscience critique, j’entends cette évolution de l’aspiration des groupes et des individus pour un changement social progressiste. Une aspiration qui nécessite des études qualitatives et ethnographique pour en rendre compte. Cette conscience ne peut être mesurée par les seules études quantitatives affirmant la montée des manifestations sectorielles protestataires, locales et corporatives(13).

Certes, il ne s’agit pas d’un esprit révolutionnaire qui s’est installé soudainement dans la société, ni d’une fièvre de dénonciation qui a regagné les foules et encore moins la naissance d’une conscience populaire accompagnée d’une vision politique et portée par des structures politiques, des élites et des intellectuels engagés. Il s’agit plutôt d’une défiance de plus en plus exprimée des franges populaires non-constituées en corps vis-à-vis des institutions publiques, des structures politiques de médiation entre le peuple et le pouvoir, vis-à-vis du pouvoir lui-même et de l’appartenance même au pays et à la collectivité. La peur des « années de plomb »(14) a cédé la place à des formes de dénonciation inorganisée, un refus de la « hogra »(15), du pouvoir, des représentants de l’Etat, notamment la police.

Cette défiance est signifiée aussi par les chiffres témoignant de l’abstention massive face aux élections, notamment lors des législatives de 2007 et les communales de 2009 qui ont enregistré des taux record d’abstention malgré les appels répétitives du chef de l’Etat, du ministère de l’intérieur qui n’avait jamais gardé sa neutralité et des partis politiques en crise permanente, notamment les partis de gauche qui ont perdu leur électorat après l’échec du gouvernement de l’alternance. Il est à noter que l’absentéisme a atteint 63 % lors des législatives de 2007, et seulement 52,4 % des 13 millions inscrits sur les listes électorales se sont présentés aux urnes en 2009 selon les autorités, tandis que des villages et des tributs entiers– comme le cas du village Ahl-El-Oued (commune Arfala) à azilal et la tribu Aït Ahmed Ousaïd vers Errachidia – ont boycotté. Le pouvoir central n’est pas épargné par cette défiance et a dû céder face à plusieurs formes de résistances et de révoltes symboliques.

Parmi ces révoltes symboliques qui ne peuvent échapper à l’oeil, on cite la prolifération de l’économie informelle, de l’habitat insalubre, des bidonvilles, l’empiètement sur la propriété publique ayant transformé les villes en monstres explosifs. Les autorités sont restées incapables de faire face aux milliers de vendeurs ambulants et aux activités commerciales et aux marchés informels dans les grandes villes et les avenues centrales par exemple. Combien de fois ces vendeurs se révoltent violemment face à la police qui finit par céder sous des menaces de suicide. Avant le suicide de Mohamed Bouazizi en Tunisie qui a déclenché toute une révolte, la menace du suicide ainsi que les tentatives de suicide collectives étaient routinières au Maroc : des diplômés chômeurs se sont immolés par le feu en 2010. Des suicides et tentatives de suicide sont devenus des actes courant ; En janvier 2012, Abdelwahab Zeidoun, un jeune de 27 ans, titulaire d’un master en documentation de l’université de Fès s’est donné la mort en s’immolant par le feu tandis que quatre de ses camarades ont été sauvés après l’intervention des équipes médicales. Encore le 13 mai 2013, un vendeur ambulant est décédé à Marrakech à l’âge de 32 ans suite à une immolation par le feu.

La fragilité de l’autorité se manifeste également par l’exemple des diplômés chômeurs. Ces derniers ont créé plusieurs associations depuis le début des années 1990. La plus active d’entre elles est l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) créée en 1991. Depuis lors, elle a multiplié les manifestations. Des milliers de diplômés chômeurs viennent de toutes les régions du Maroc transformer l’avenue Mohamed V à Rabat (l’avenue principale ou se trouve le parlement) en un lieu de mobilisations permanentes. L’investissement de la rue va devenir depuis lors une pratique courante. De même, les associations des diplômés chômeurs vont rassembler islamistes et socialistes entamant alors un processus de rapprochement qui sera repris par les sections locales du M20. Ces associations, lors des années 2000, vont se concentrer sur une seule revendication : l’intégration de la fonction publique. Depuis lors, elles laisseront de côté toutes les revendications politiques et se contenteront de ce qui sera appelé par les militants politiques « des revendications de pain ».

Cette tendance sera critiquée au sein du M20. Les composantes politiques du mouvement considèrent que cette revendication est d’ordre « opportuniste » puisqu’elle ne tend pas à articuler revendications matérielles et politiques. C’est ce qui va constituer par la suite une ligne de discordance. Les associations des diplômés chômeurs vont être à un moment donné (lors des premiers mois des mobilisations et avant que l’Etat ne recrute lors de l’année 2011 plusieurs milliers d’entre les diplômés) une composante essentielle du M20. Le pouvoir va procéder à l’achat de la paix sociale en procédant, en dehors de la loi et des concours publics, à l’intégration des diplômés dans la fonction publique déjà saturée.

a) Déroulement des manifestations : descriptions et retour sur les faits et l’organisation des actions durant l’année 2011

Le mois de février 2011 était un mois de dynamisme permanent et de débat public sans précédent. La manipulation étatique et la propagande gouvernementale ont contribué à médiatiser la date de 20 février. Dans les cafés, certains quartiers, des mosquées et même dans les stades de football, une partie de la société était divisée entre les sympathisants et les anti-20 février. Sur les réseaux sociaux des vidéos appelant aux manifestations sont réalisées et donnent, dorénavant, des visages à ce mouvement : des jeunes provenant des partis et dynamiques de gauche ainsi que des islamistes et des indépendants non-affiliés.

Des figures politiques militantes vont déclarer très tôt le soutien à ce mouvement et exprimeront leur intention de sortir le jour du 20 février. Des intellectuels, bien que leur nombre fut minime, sont venus apporter leur soutien au mouvement et participer à sa légitimation.

Tout d’un coup, les différences idéologiques vont être mises entre parenthèses pour s’identifier à la seule charte de 20 février. La mise entre parenthèse des différences idéologiques ne signifie pas, comme le prétendent M. Bennani-Chraïbi et M. Jeghllaly dans leur étude, la construction d’un « « nous » vingt-févriériste face à un « eux » makhzénien ».(16) (Voir la dernière partie de ce chapitre intitulée : Le gouvernement d’Abdelilah Benkiran et l’essoufflement du 20 février)

La charte du M20, suite à un débat sur la page officielle du 20 février, a été conçue et adoptée fin janvier 2011. Sur le internet, le débat s’est étendu à l’ensemble des groupes qui étaient sensés débattre des questions sportives, culturelles ou les groupes d’amitiés simplement. Par crainte de division précoce, une tendance unificatrice a motivé la rédaction de la charte : elle comporte 20 revendications dénuées, souvent, de teinte idéologique.

Parmi ces revendications on peut citer : la dissolution du gouvernement et du parlement de 2007, le changement de la constitution et la mise en place d’une constituante élue qui aura pour tâche la rédaction d’une nouvelle constitution, l’instauration d’une monarchie parlementaire dans laquelle la souveraineté reviendra au peuple et les pouvoirs du roi seront limités, la hausse des salaires des petits fonctionnaires, employés, salariés et les soldats, la suppression de la privatisation de l’enseignement et de la loi sur le terrorisme, la hausse et la généralisation des bourses estudiantines, la création d’un fond d’aide à la jeunesse, l’indépendance de la justice, la libération des prisonniers politiques, la création d’un fond national d’allocations de chômage, la reconnaissance de la langue amazigh comme une langue constitutionnelle, la nationalisation des grandes entreprises stratégiques, le respect des droits et libertés collectives, etc.

Il s’agit ici de revendications à la fois matérialistes et culturelles. Il s’agit d’un dépassement des mouvements traditionnels que le Maroc a connu lors de la lutte pour l’indépendance, un dépassement des mouvements syndicaux et socialistes revendiquant des droits économiques et sociaux ou encore les mouvements récents de reconnaissance des identités culturelles portées par la mouvance amazigh ou des nouvelles associations créées lors des années 2000. On ne trouve de parallèle à ce mouvement combinant des revendications socio-économiques et culturelles que dans les organisations clandestines actives lors des années 1960, 1970 et 1980 (Servir le peuple, 23 mars, et Ila Al Amam). Ces organisations inspirées de mai 1968, savaient articuler entre les deux types de luttes, c’est pourquoi elles étaient réprimées avec une main de fer. Pour les deux sociologues Geoffrey Pleyers et Marlies Glasius, cette combinaison de deux types de revendications sera la caractéristique de l’ensemble des mouvements de 2011 à travers le monde(17).

Au fur et à mesure que la date du 20 février approche, des communiqués et des appels d’associations, des syndicats et des partis politiques sont lancés pour rejoindre le mouvement. Loin du stéréotype indiquant que le déclenchement du M20 n’était possible qu’à travers les réseaux sociaux ou à travers l’émergence spontanée d’une génération de nouveaux acteurs « indépendants » et autonomes des structures politiques, ces appels vont montrer que le mouvement est, en réalité, constitué d’organisations, de structures militantes porteuses de visions, de programmes et de projets sociétaux. Un travail et des dynamiques oeuvrant sur le terrain depuis longue date sont à la source du mouvement tel qu’il voit le jour le 20 février 2011 et pendant plus d’un an et demi de manifestations. Les militants virtuels ayant appelé aux manifestations et pris comme espace de dialogue et d’échange les réseaux sociaux, sont avant tout des militants qui sont initiés à la politique et la contestation dans le cadre des organisations déjà actives.

Ils ont acquis leur « légitimité » et leur formation politique au sein des structures associatives et autres organisations sociales. Les figures médiatiques du mouvement et les militants qui se réunissent en vue de participer à l’organisation et la prise des décisions quant aux lieux et dates des manifestations sont en majorité des militants engagés depuis plusieurs années. Ils ont été rejoints, lors des premiers mois des manifestations du M20 par de nouveaux militants. Ces derniers, sont en majorité des fils d’anciens militantes et militants. La transmission des valeurs d’engagement par les anciens militants à leurs enfants a assuré une reproduction. Ainsi, au niveau de Rabat par exemple, la plupart des leaders du M20 dits « indépendants » sont des fils de militants ou d’anciens militants lors des « années de plomb ».

Autrement dit, si les mobilisations du 20 février ont bénéficié de la conjoncture régionale pour favoriser l’union des militants des différentes orientations politiques et le dépassement des différends idéologiques, elles n’ont en aucun cas été spontanées ni ne sont venues répondre aux révolutions déclenchées dans les pays voisins par un « effet domino »(18) qui court-circuite les aspects structurels et culturels régissant les changements et les mouvements sociaux. Les acteurs étaient préparés à descendre dans la rue, ils étaient en attente d’un élément déclencheur légitimant l’installation d’un processus protestataire.

Avant qu’une partie de la jeunesse marocaine ne bénéficie des réseaux sociaux et d’internet, elle avait conçu des espaces publics, bien que limités et restreints, qui ont contribué à son éducation et à la formation d’un certain esprit et conscience critique. Pourrait-on dire que les réseaux sociaux ont joué le rôle d’amplificateur des espaces publics constitués auparavant ? Ou encore, internet et ces réseaux ont-ils favorisé la création de nouveaux espaces ? Ces questions sont liées à une autre question plus générale : internet constitue-t-il aujourd’hui une institution de socialisation qui pallie le manque d’espaces de débat politique ? La réponse ne peut être définitive. Si l’expérience du M20 montre quelque chose à ce niveau, elle assure qu’une « fièvre Facebook » s’est déclenchée depuis que les manifestants en Tunisie et en Egypte se sont élevés contre les régimes en place. Selon le rapport de l’Arab Social Media publié en mai 2011 par la Dubaï School of Government, le Maroc a enregistré la quatrième plus grande progression en nombre d’utilisateurs Facebook depuis le début des révolutions fin 2010. Il a connu une progression de + 590 360 derrière la Turquie (+ 3 645 649), l’Égypte (+1 951 690) et l’Arabie Saoudite (+ 845 620)(19).

Ainsi, le nombre des marocains ayant un compte facebook s’est élevé à plus de 5 millions fin 2012, soit 10% de la population. 80% des utilisateurs ont moins de 30 ans(20).

Ainsi, des centaines de pages ont été créées, des appels à manifestations ont été lancés et des militants s’y sont engagés pour « convaincre les gens, communiquer avec eux et exploiter leur présence et mobilisation sur internet pour diffuser nos articles qui étaient sur des blogs» comme affirme un interviewé(21). Cette « prolifération » du débat sur facebook liée à une conjoncture régionale n’est pas une première. La blogosphère a connu son apogée au Maroc suite à la guerre contre l’Irak en 2003. Après l’invasion américaine, et dans l’effervescence de mouvements contre la guerre, plusieurs jeunes avaient fondé des blogs qui, très vite, se sont détachés de l’actualité de la guerre en Irak pour débattre de la chose publique et la politique au Maroc.

Facebook, à travers les « options » développées qu’il offre à ses utilisateurs, a constitué un dépassement des blogs traditionnels. Non seulement il offre à son utilisateur la possibilité de publier ses articles, opinions et illustrations, mais il permet également d’échanger publiquement sur « les murs », de constituer des « pages » et des « groupes » de dialogues thématiques et d’organiser des « campagnes » de mobilisation tout en « invitant »/recrutant de nouveaux adhérents.

Mais, dans ce cadre, il est nécessaire de signaler que les débats se déroulent souvent, dans le cadre des « groupes » créés, entre les militants qui se connaissent déjà entre eux. Bien que quelques « profils » anonymes ont participé aux débats, les groupes de débats sont en réalité gérés et influencés principalement par des militants « concrets » ayant investi Facebook pour dépasser la bureaucratie des organisations verticales et dans l’intention de fluidifier la prise des décisions quant à l’organisation des manifestations, le timing et les slogans. Devant les restrictions et l’accaparement des espaces publics officiels dominés par les dominants, les jeunes du M20 ont constitué leur propres arènes de débat publics.

Si le débat sur la toile a fixé et décidé de la date et des lieux de la tenue des manifestations et s’il a participé à la diffusion de l’appel du M20, les personnes qui se sont jointes aux sit-in et marches organisées sont principalement des militants et sympathisants d’organisations politiques, syndicales ou associatives. Ajoutons à cela des personnes ayant évolué dans des milieux politisés : jeunes appartenant aux familles militants, étudiants, jeunes salariés évoluant dans la fonction publique ou des nouveaux métiers de services, journalistes, etc. A la base des jeunes d’une tranche d’âge de 16 à 30 ans, ils seront épaulés par des anciens militants. Dans la rue, les femmes étaient presque au même nombre que les hommes. Cet équilibre de la représentativité des deux sexes contraste avec la présence au niveau du leadership puisqu’on trouve plus souvent des hommes aux postes de commandement et de décision au sein du mouvement (comme on va le voir dans un prochain chapitre). Par ailleurs, l’homogénéité se faisait sentir dans le mouvement au niveau des diplômes des manifestants. La majorité des jeunes qui se sont joints aux manifestations ont un niveau de baccalauréat au moins.

Pourrait-on imaginer des mobilisations sans que des structures politiques appellent leurs militants à se joindre au mouvement en le cautionnant à travers des communiqués ? A la mi-décembre 2012, dans une volonté désespérée de relancer le M20 déjà essoufflé, des Facebookers et cyber-activistes anonymes ont multiplié les pages et groupes facebook appelant à descendre dans les rues du Maroc le dimanche 13 janvier 2013 pour la « révolution marocaine ». Aucun communiqué des associations ou des syndicats ni des appels de leaders d’opinions et « personnes de confiance » ne sont venus soutenir la tenue de cette manifestation. Ainsi, personne n’est descendu dans les rues et les places publiques sont restées vides ce jour-ci.

Si le M20 a bénéficié de l’apport considérable des structures organisées (jeunesses des partis et groupes politiques, syndicats, associations, etc.) ses leaders médiatiques et ceux oeuvrant dans le terrain ont très vite pris l’initiative de l’organiser. Deux structures principales se sont constituées : Les Assemblées Générales Locales et le Conseil National de Soutien au M20. Ces deux structures ont généré de nombreuses commissions et comités : comité de communication, des slogans, comité technique, politique, budgétaire, conseils de soutien locaux, etc.

J’ai participé à la création de certaines de ces structures notamment à Rabat et Salé. Des débats duraient plusieurs heures et au fur-et-à-mesure le rôle organisateur de ces structures va se transformer en un rôle politique. C’est-à-dire que les assemblées générales ne vont plus être des lieux de prise de décisions techniques et organisationnelles mais plus tôt des lieux de débats politiques et idéologiques entre les composantes du M20. Très vite, cette transformation aboutit à des confrontations parfois violentes et menaçant l’union du mouvement et sa pérennité. Face à l’exclusion de l’espace public monopolisé par le régime et sa classe politique, ces assemblées générales se sont substituées aux arènes de débat officielles. Les jeunes ont exprimé le besoin de discuter autour de toutes les questions sociétales. Cela a facilité dans un deuxième temps la montée des divergences idéologiques en surface.

b) L’Etat face au M20

Au Maroc, la répression de l’Etat était souvent « invisible ». Le recours à la violence était limité bien que le jour même du 20 février, 6 jeunes ont été tués à Hoceima (ville située au nord du Maroc). Ces cas ont été présentés dans les médias officiels comme des faits divers ou encore des « règlements de comptes entre des bandes » n’ayant pas de liens avec les protestations pacifiques. Ces mêmes médias ont tous couvert les manifestations et ont « salué le caractère pacifique » et « la maturité de la jeunesse marocaine » qui a appelé « aux réformes de l’Etat »(22). Au tout début, les interventions de police ont été restreintes et les manifestations sont restées tolérées. Cette ouverture a facilité l’effondrement du « mur de la peur », c’est-à-dire ce barrage invisible qui maintenait les populations dans une souffrance silencieuse et rendait impossible la tenue de toute manifestation pour des droits collectifs.

Par la suite, la mouvance s’est étendue à plusieurs secteurs et catégories sociales. Ainsi, des centaines de mobilisations ont eu lieu au niveau de tout le pays. Elles se sont étendues jusqu’au ministère de l’intérieur, puisque les fonctionnaires de ce dernier ont manifesté publiquement pour la première fois dans l’histoire du Maroc pour l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail. De leur côté, des institutions étatiques considérées comme les bras administratif, idéologique et propagandiste du régime ont connu à cette période la mobilisation de mouvements syndicaux et une explosion des revendications (notamment au sein de l’agence officielle de l’information – Maghreb Arabe Presse (la MAP)- et la chaîne publique de la radio et télévision – la Société Nationale de Radio et Télévision- (La SNRT)).

Cette ouverture va se consolider avec le discours du roi du 9 mars 2011, première réponse directe de l’Etat face aux revendications du M20. Ce discours reprend une grande partie des revendications du M20 (sans jamais citer le nom du mouvement). Le chef de l’Etat, tout en affirmant que la volonté de réforme s’inscrit dans une dynamique lancée depuis longue date, a proposé le changement de la constitution et a dessiné les grandes lignes de cette réforme qui devait aboutir à une démocratie dans le cadre d’une monarchie parlementaire.

Jugé « historique », voire inattendu, par la partie dominante de la classe politique marocaine (l’ensemble des partis politiques de la majorité et de l’opposition instituée), ce discours va diviser le mouvement. Lors des longs débats au sein des assemblées générales, des groupes de jeunes soutenaient la thèse postulant qu’il s’agit d’une tentative d’acheter la paix de la rue, tromper le mouvement, rassembler les forces politiques et dépasser le mouvement.

D’autres voyaient dans ce discours une réponse tardive semblable à celle des présidents tunisien, égyptien et libyen déchus. Alors qu’une troisième partie considérait le discours comme une autocritique de l’Etat et une volonté assumée de réforme structurelle.

Pourtant, personne, au moins parmi les jeunes du 20 février actifs dans les sections et sur le terrain, n’a appelé au repli ou au report des mobilisations. Les plus modérés d’entre les jeunes affirmaient que si le roi a promis la démocratie et l’ouverture, il faut tester cette même ouverture et sortir dans les rues pour peser sur les orientations des réformes. Ils pensaient que la démocratie, le respect du droit de manifester pacifiquement et le respect des droits humains devraient être une pratique courante au Maroc post-20 février.

Cette vision va très vite se dissiper puisque quelques jours après ce discours (le 13 mai 2011), une manifestation organisée par la section du M20 de Casablanca sera réprimée faisant nombre de blessés, parmi lesquels figurent certains membres du bureau exécutif du Parti Socialiste Unifié (PSU) bénéficiant d’un capital symbolique important dans l’opposition. Face à cette répression, le gouvernement et la classe politique marocaine plongeront dans la confusion : qui a donné l’ordre de frapper les manifestants quelques jours seulement après un discours jugé historique et transitionnel ?

Les choses vont s’éclaircir davantage dans les jours suivants. De nouveaux acteurs vont entrer dans le jeu politique. Dorénavant, les manifestants du 20 février ne sont plus les seuls dans la rue. Des mobilisations massives de manifestants contre le 20 février et « pour la monarchie exécutive » vont partager la place publique et revendiquer « la chute du 20 février » et « la stabilité du Maroc et de son roi »(23).

Appelés « les Baltagias » (mot Othoman qui réapparut sur la scène en Egypte pour désigner les pro-Moubarak qui ont attaqué les manifestants et les révolutionnaires à place Tahrir), ces nouveaux acteurs vont s’opposer aux manifestations et attaqueront violemment les membres du M20. Ils seront des milliers à investir les rues du Maroc et appeler à manifester contre le 20 février. Constitués sous forme de collectifs d’associations « pour la protection du roi », « les jeunes du 9 mars » ou encore sous forme de groupes « pour la monarchie contre 20 février », ils seront mobilisés à chaque fois que le M20 février appelle à manifester.

Le phénomène des « Baltagia », sans aucun doute, cache derrière lui des choix politiques, des dissidences ou au moins une tactique adoptée par l’Etat ou une partie de l’Etat et du pouvoir en place. Ce phénomène a fini par étouffer le débat public autour du mouvement et instaurer une dichotomie : les revendications n’ont dorénavant plus le droit de se présenter comme revendications « du peuple marocain » puisqu’une partie du peuple-même s’élève contre les acteurs qui se présentent dans la rue comme les défenseurs des droits des marocains. Il a pris de l’extension dans l’espace public. D’un côté des populations mobilisées contre le 20 février alors qu’elles vivent dans la misère et partagent des conditions de vie précaires, de l’autre la police qui ne réprime que rarement les manifestations et se contente de se dresser au milieu des manifestants des deux bords. Qui sont donc ces baltagia qui manifestent contre des sit-in autorisés ?

Ma propre expérience était significative : j’ai été neutralisé et tabassé par un groupe de jeunes Baltagis devant des policiers qui, au lieu d’intervenir, ont détourné les yeux et quitté la place. Je me suis sauvé grâce seulement à des gens de passage qui m’ont libéré avec beaucoup de difficulté. Cette expérience seule ne peut apporter de clarification quant à l’origine de ces groupes et ne peut affirmer s’il s’agit de groupes ayant des liens étroits avec la police et les autorités. Le phénomène des Baltagia vient s’ajouter à celui de la divergence au sein de la police et du pouvoir. Peut-être qu’il vient même d’affirmer cette dualité du régime et interroger tout observateur autour des questions cruciales : qui gouverne ? Qui donne les ordres ? Mais aussi, à qui profite le système politique marocain et à qui ne profitent pas les engagements formulés par le discours du roi.

Un changement politique entraine nécessairement des changements de positions et de jeux. Ceux qui voient leurs intérêts menacés sont en mesure de riposter en dehors des institutions. Ils savent très bien que le discours du roi est dicté par un nouvel équilibre. Celui de la rue qui se mobilise et ose revendiquer le changement. Cette partie bénéficiaire du système dénoncé s’est vue contrainte à s’organiser, « peser sur la rue » et manifester son « existence » matérielle afin de maintenir l’équilibre initial. Cette partie, constituée de dominants profitant du statuquo serait à l’origine de ce « mouvement » anti-20 février. Sa présence ne s’est pas seulement manifestée à travers l’organisation de manifestations contre le 20 février en corrompant des citoyens de la sphère sociale inférieure pour sortir dans la rue, mais elle va jusqu’à menacer la stabilité même du régime et de l’Etat.

Combien de villages lointains, où les sections du 20 février ne sont même pas constituées, se sont révoltés contre l’Etat pendant la période de 2011 et 2012 ! En particulier des marginaux, sous-prolétaires et populations mal-logées des quartiers défavorisés et des bidonvilles, en l’absence de structures d’encadrement, de partis politiques et de syndicats, se sont employés pour s’insurger contre l’autorité en mettant en avant des revendications présentées souvent sous l’angle social. A Taza, Khouribga, Safi, au Sahara ou encore dans des petits villages, des tribus et des personnes se sont mobilisées avec l’aide des bénéficiaires du système (notamment des notables, oligarques et parlementaires) dans l’objectif de faire valoir leur position dominante. Ainsi, ils ont recouru à menacer de diviser l’autorité et ont poussé cette dernière à renoncer aux promesses formulées par le roi dans le discours du 9 mars.

C’est ainsi que des élus locaux, chefs de tribus, hauts fonctionnaires, généraux et hauts responsables militaires, des parlementaires, etc. ont participé à stimuler ces émeutes et à la mobilisation des « baltagia » pour peser sur l’équilibre politique. Il ne s’agit pas ici d’une conclusion marxiste prétendant que des « alliances de classes » ou des acteurs partageant les mêmes intérêts ont eu lieu pour faire face à ceux et celles qui revendiquent le changement, encore moins d’une conclusion toquevillienne qui veut croire que des forces de résistance appartenant à l’ancien régime théocratique et traditionnel se sont dressées face à des démocrates ou des forces de progrès qui revendiquent la liberté.

Il s’agit tout simplement de décrire des luttes et des prises de positions collectives qui, lors du processus protestataire, ont marqué l’espace social et politique marocain. Cela rejoint une conclusion formulée par P. Bourdieu dans son analyse de l’action sociale quand il écrit que « la position occupée dans l’espace social, c’est-à-dire dans la structure de la distribution des différents espèces de capital, qui sont aussi des armes, commande les représentations de cet espace et les prises de position dans les luttes pour le conserver ou le transformer »(24).

Encore plus explicitement, Norbert Elias le souligne dans son étude socio-historique de la société de cour française sous Louis XIV « la moindre tentative de réforme, la moindre modification de structures aussi précaires que tendues aurait infailliblement entrainé la mise en question, la diminution ou même l’abolition des droits et des privilèges d’individus ou de familles (…) toute tentative dans ce sens aurait mobilisé contre elle de larges couches de privilégiés, qui craignaient, peut-être pas à tort, que les structures du pouvoir qui leur conféraient ces privilèges ne fussent en danger de céder ou de s’effondrer si l’on touchait au moindre détail de l’ordre établi. Ainsi rien ne fut changé(25)».

Cela était éminent dans le cas marocain, puisque des acteurs vont défendre collectivement leurs positions, leur « différence », « traits distinctifs » et leur « distinction » (pour utiliser un langage bourdieusien) afin de maintenir la barrière et « la distinction » ou encore préserver leurs intérêts contre des réformes susceptibles de renverser l’ordre dominant et les positions sociales. De l’autre côté, c’est cette même logique qui a fluidifié l’alliance temporaire entre les islamistes et les militants de gauche mobilisés puisqu’ils appartiennent au même espace social (origines sociales similaires, appartenance au même territoire, fréquentation des mêmes écoles publiques, souffrance des mêmes problèmes et difficultés sociales, etc.).

Face à un discours prometteur du roi, considéré comme le chef de l’Etat, des résistances se sont levées partout au Maroc. Des institutions étatiques telles les Wilalyas(26) et les préfectures ont mobilisé leur pouvoir et leurs ressources pour contraindre le roi à renoncer à ses promesses de réforme. Cela ne veut pas dire que l’institution monarchique n’appartient pas à un espace social ni qu’elle n’a pas des intérêts assurées par le statuquo. Or, dans le cadre de cette institution centrale dans le pouvoir politique, il y a d’autres dimensions qui rentrent en jeu. Sa pérennité comme sa légitimité ne peuvent être garanties en s’opposant complètement aux intérêts de l’opposition, des contestataires ou encore des populations défavorisées. Sa position lui impose de composer avec différentes forces sociales et, dans les moments critiques, choisir le camp qui domine. C’est ainsi qu’elle a choisi le camp des « vainqueurs », c’est-à-dire de ceux qui ont réussi à menacer la stabilité du régime et de mener une « contre-révolution » qui a fini par diviser le mouvement protestataire et l’affaiblir.

Il s’agit, lors de cette période de développement du M20, d’un jeu d’acteurs au sein d’un quasi-champ. Ces acteurs ont réalisé des alliances dictées par des intérêts. J’ai été moi-même témoin de l’organisation de plusieurs rencontres dans les sièges des wilayas rassemblant des associations de quartiers bénéficiaires des fonds d’initiatives gouvernementales à destination du développement de la société civile et de la lutte contre la pauvreté tels l’Initiative Nationale du Développement Humain (l’INDH) pour mobiliser des populations des quartiers défavorisées contre le M20 et les inciter à sortir dans la rue pour dénoncer ce mouvement. Des campagnes de diabolisation du M20 se sont accentuées : dans les médias publics et privés comme dans les panneaux d’affichage réservés à la publicité et aux annonceurs privés, le slogan principal était « Ne touche pas à mon pays ».

Dans le « champ » de l’art, des chanteurs (dans le cadre du festival Mawazine Rythmes du Monde par exemple – l’un des grands rendez-vous de musique au niveau mondial, bénéficiant d’un appui financier considérable, il attire des stars internationales) ont composé des chansons appelant à « ne pas toucher la stabilité du Maroc »(27).

Le monde du sport, quant à lui, n’a pas échappé à ces mobilisations contre le M20 : lors des matchs du championnat du Maroc, les joueurs comme les associations de supporters ont multiplié les déclarations dans les médias pour dénoncer « les jeunes traitres qui cherchent l’instabilité du pays » et confirmer leur mobilisation « derrière sa majesté le roi » (propos d’un célèbre joueur de football marocain). Lors d’un match amical contre l’Algérie (ce match était prévu spécialement pendant la période marquée par les manifestations du M20), la victoire de l’équipe nationale marocaine a permis de dévier l’attention publique : les autorités ont saisi cette occasion pour relancer le débat autour du patriotisme en organisant des festivités à l’occasion de la victoire. Ces deux événements sont des exemples parmi d’autres qui ont participé à la diabolisation du M20. Les acteurs du M20 seront étiquetés chez des millions de gens, cibles de la propagande de l’idéologie dominante, comme des personnes déviantes ou encore des excommuniés et « traitres de la nation ».

Ce processus a fini par pousser la monarchie à renoncer aux promesses initiales. Ces dernières étaient principalement d’ordre politique et rejoignaient la majorité des revendications du M20 : réforme constitutionnelle permettant l’élargissement des prérogatives du premier ministre et des institutions représentatives, l’élargissement du champ des libertés individuelles et collectives et la garantie de leur exercice, la constitutionnalisation des engagements internationaux du Maroc en matière des droits humains, une régionalisation avancée renforçant la décentralisation et les pouvoirs des conseils régionaux, ériger la Justice au rang de pouvoir indépendant, conforter la prééminence de la Constitution et consolider la suprématie de la loi et l’égalité de tous devant elle, la constitutionnalisation du principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs et l’approfondissement de la démocratisation, de la modernisation et la rationalisation des institutions, « la consolidation des mécanismes de moralisation de la vie publique et la nécessité de lier l’exercice de l’autorité et de toute responsabilité ou mandat publics aux impératifs de contrôle et de reddition des comptes ».

Comme on va le voir dans une partie suivante, seul un projet constitutionnel, n’apportant que des modifications marginales et incapables de répondre favorablement aux revendications du M20, a émergé de ces promesses après la « contre-révolution ».

Ainsi, le roi était incapable d’assumer un rôle historique favorable au changement. Il s’est contenté de gérer les équilibres imposés, et s’est plié face à un système menaçant le régime de déstabilisation ou d’effondrement au lieu de se positionner en faveur du changement et de la confrontation au système dominant.

c) Les jeunes et acteurs du 20 février face au processus constitutionnel

Ce réalisme trivial de l’institution monarchique est passé inaperçu dans le débat public puisque la classe politique était prête à justifier l’attitude royale. Ainsi, devant une opposition institutionnelle encadrée et contrôlée et devant une opposition de la rue incertaine, dispersée et traversée par une multitude de différences et d’hétérogénéité, la monarchie a joué sur le facteur temps afin d’atténuer le débat public et l’orienter sur la forme et le contenu de la constitution. En plus de ce facteur, la monarchie a fixé l’agenda du débat public qui s’est limité aux dispositifs de la constitution et des élections. Concentrer le débat sur ces deux dimensions d’ordre technique et spécialisé a vidé la notion-même du changement social de tout sens puisque le débat a été étouffé pour qu’il ne puisse pas s’ouvrir sur le plan idéel, c’est-à-dire celui de la confrontation des visions et des projets politiques et sociétaux.

Nous-mêmes, jeunes du mouvement 20 février, étions incapables de mettre en place un agenda de débat public alternatif, opposé et différent de celui décidé par les acteurs étatiques et gouvernementaux disposant du soutien des médias. Sur les réseaux sociaux comme dans les assemblées générales et les places de la tenue des manifestations, nous traitions et évoquions les mêmes questions relatives à la constitution tout en effectuant de temps à autre des ouvertures forcées (c’est-à-dire ne bénéficiant pas du consensus des acteurs du M20) sur des questions générales politiques et sociales (la pauvreté, le chômage, les détenus politiques et la condition des femmes par exemple). Or, si le débat au sein du M20, au moment du processus constitutionnel, a porté sur la constitution, c’était pour s’opposer à ce processus, appeler à boycotter le vote, proposer publiquement des mécanismes constitutionnels susceptibles d’initier le pays à la démocratie, etc. Il s’agissait de se positionner quant à la constitution en assurant un rôle d’une force d’opposition, et cela devant le consensus quasi-total de la classe politique instituée qui s’est limitée à engager une campagne précoce approuvant la position de la monarchie.

Pourtant, il serait injuste de considérer que seule la monarchie avait décidé de l’agenda du débat public. La question de la réforme constitutionnelle ne pouvait, d’ailleurs, se poser sans le déclenchement du M20 et la pression contestataire. Mais, une fois que l’agenda de la réforme de constitution a été fixé par les contestataires et le pouvoir, le rôle de ce dernier est devenu déterminant dans la gestion du débat en bénéficiant du consentement des médias et en recourant à la mobilisation de la classe politique instituée et des populations qui, jusque-là, n’étaient pas impliquées dans le débat ni dans le processus protestataire. Les acteurs sociaux, quant à eux, étaient incapables de dépasser le seuil de la constitution et orienter le débat vers d’autres horizons au risque de passer pour un mouvement radical, révolutionnaire ou encore utopique.

Dans les sections locales du mouvement, les discussions ont porté activement sur la position que doit adopter le mouvement quant à la constitution et le processus constitutionnel. Une fois introduite au débat en interne, la question constitutionnelle a commencé à diviser les composantes du M20. Certains acteurs du mouvement ont défendu la constitution puisque leurs partis politiques avaient appelé à voter « oui » (les jeunes du PJD, du PPS et quelques jeunes de l’USFP), d’autres ont défendu le « Non » et une majorité a appelé au boycott. Personnellement, je me suis retrouvé dans cette dernière option.

Ici, pourtant, il faut mentionner la vitalité du débat non seulement au sein du M20 mais aussi dans une bonne partie de la société civile. L’écrivain engagé et ancien détenu politique marocain, Abdelatif LAABI, l’avait décrite par ces mots : « Des centaines de militants politiques, associatifs, et de simple citoyens se sont découverts constitutionnalistes ! (…) plusieurs collectifs citoyens se sont créés pour organiser ce vaste chantier d’études et de réflexions, élaborer des propositions (…) dans ces semaines où la pensée politique a connu un éveil sans précédent, je garde un merveilleux souvenir : la découverte d’un autre Maroc, celui de l’intelligence et de l’ancrage dans la modernité, celui des jeunes et des moins jeunes à la conscience citoyenne accomplie, aux idées novatrices et percutantes, compétents dans multiples disciplines, patriotes et universalistes »(28). L’auteur va conclure que le processus constitutionnel comme il a été mené a finit par « fracasser les rêves ou les faux-espoirs (du M20) sur « le roc d’une réalité que nous avions presque oublié : l’institution qui détient chez nous les rênes du pouvoir a toujours pratiqué l’endogamie politique »(29).

Face à une classe politique quasi-unanime dans sa position favorable envers la constitution, le mouvement s’est retrouvé dans l’obligation de formuler un avis d’opposition. En adoptant la position du boycott, les assemblées générales ont transformé le M20 à un acteur politique presqu’institutionnel. Le mouvement est entré alors dans une interaction directe avec l’Etat qui a invité ses acteurs à prendre part aux négociations. Par ailleurs, certains jeunes du mouvement ont été reçus par le comité chargé de la préparation et la rédaction du texte constitutionnel afin qu’ils formulent leurs avis et propositions.

Malgré les grandes mobilisations organisées par le M20 à un rythme accru dans tout le Maroc avec pour thème principal le boycott de la constitution, le mouvement a échoué à évoluer vers davantage de popularité et à gagner de visibilité dans la société. Pire encore, il a servi à légitimer aux yeux de certains citoyens le débat constitutionnel et le caractère « démocratique » d’un Etat où seule une classe dominante décide des orientations politiques. A côté des manifestants du 20 février, défilaient des dizaines de milliers de gens mobilisés par l’Etat et ses rouages et organisations. L’image véhiculée à l’extérieur du pays était celle d’un Maroc où l’espace public est divisé entre deux forces : l’une conservatrice, patriotique, nationaliste mais attachée au choix démocratique (comme l’a formulé le roi dans son discours du 9 mars) l’autre révolutionnaire et extrémiste (combinant islamistes radicaux et extrême gauche !).

Or, en réalité, il ne s’agit que d’une image fausse et trompeuse puisqu’il n’y avait pas de « forces » traduisant des aspirations politiques et de conscience des différentes composantes de la société. Il s’agit d’un côté d’une classe politique bureaucratique et de décideurs de l’Etat central détenant le pouvoir et employant des manifestants qui défilent en soutien à la constitution contre des avantages et de la corruption. Des pro-constitution, souvent des marginaux et pauvres ont défilé contre des sommes d’argent et ont été mobilisés par les représentants du ministère de l’intérieur suite à des pressions ou à l’usage de la corruption – les chauffeurs de taxis, par exemple, ont presque tous été contraints de coller la photo du roi avec le slogan « tous pour un Oui » sur la lunette-arrière de leurs véhicules.

De l’autre côté, il s’agit d’un Mouvement constitué d’opposants d’idéologies différentes (mais d’un espace social proche) afin de dénoncer le pouvoir politique sans capacité de rassembler un grand nombre de personnes autour d’un projet de société clair. Par espace social proche, j’entends la définition bourdieusienne. C’est-à-dire des opposants rapprochés par un capital culturel et un capital économique semblables et exclus politiquement. Cette ressemblance les différencie et les distingue des autres détenteurs de capitaux économique, culturel et politique plus élevés et cela malgré leurs différences idéologiques (gauchistes/islamistes). Dans la continuité de ce travail, un chapitre spécifique sera dédié à l’étude « de l’espace social marocain » en lien avec les mouvements sociaux et les luttes sociales.

Tout en sentant le décalage existant entre le mouvement et les différentes classes et groupes sociaux, le pouvoir central a précipité le processus constitutionnel. Le projet de la constitution comme le deuxième discours du roi soumettant la nouvelle constitution au vote étaient en déphasage avec le discours premier. Le projet constitutionnel est venu remettre les choses en ordre et affirmer que le 9 mars ne visait en fin de compte que tempérer les revendications. Le processus constitutionnel, quant à lui, a servi pour gagner du temps au profit de la classe dominante. La fraude lors des élections référendaires, l’interventionnisme du ministère de l’intérieur dans la campagne référendaire comme le score dépassant les 97% par lequel la constitution a été approuvée sont venues rappeler les pires années de la dictature de Hassan II.

d) Progressions et conservatismes de la « nouvelle constitution »

Une constitution reflète bien entendu les équilibres politiques dans un pays. La constitution de 2011 a été conçue par le pouvoir central au Maroc comme une réponse à une situation « normale » et non pas « révolutionnaire ». Ainsi, seule la monarchie a décidé des nominations des membres du comité chargé de la rédaction de cette nouvelle constitution au lieu de faire appel à des élections transparentes pour élire les membres de la constituante.

Le débat sur la nature de la constituante a été, ainsi, contourné. Si la révision de la constitution a été imposée par le mouvement contrairement à ce que postulent certains politologues(30), le M20 n’était pas capable de peser sur le pouvoir central jusqu’à changer la forme des processus constitutionnels précédents. Comme lors de la première constitution de 1962 ou encore les révisions de 1970, 1972, 1992 et 1996, l’institution monarchique est au coeur de la préparation du texte.

Ce dernier, après avoir été conçu au sein de la cour royale et en dehors du débat public, il est soumis à un référendum et adopté après une campagne référendaire où seule la voix du « oui » est autorisée dans les médias publics. L’action contestataire, quant à elle, n’a remis que partiellement le pouvoir dans un Etat où le régime bicéphale (opérant à travers deux types d’institutions : modernes et traditionnelles) a réussi à intégrer des masses entières dans un système institutionnel dualiste, c’est-à-dire un système reposant à la fois sur des institutions de l’Etat moderne (constitution, parlement, gouvernement, conseils communaux, etc.) et des anciennes institutions traditionnelles non-élues (les Wilayates, les agents du ministère de l’intérieur – considéré depuis l’indépendance par l’opposition comme étant le véritable ministère de la souveraineté et le véritable gouvernement-, les conseillers du roi et la cour royale).

Lors du processus constitutionnel, pour faire face à une élite revendicative, le régime a permis une liberté d’expression et de presse relative dans un pays connaissant un déficit de son éducation nationale, un taux élevé d’analphabétisme et une absence de la culture de presse(31). Le mouvement du 20 février, tenant compte de l’incompétence et l’aliénation de la classe politique et du manque d’organisation des dynamiques politiques aspirant au changement, a adopté un discours réformiste d’opposition institutionnelle réaliste au lieu de revendiquer une chute du régime monarchique.

Si le rejet de la constitution n’a pas eu un écho considérable qui pourrait menacer les institutions de l’Etat, c’est que la position (du rejet) adoptée par le mouvement n’a pas été relayée au niveau de toute la société. L’espace public a été exclusif et contrôlé par le pouvoir. Les médias publics se sont transformés en organes de propagande pour le texte constitutionnel. Les partis politiques dans l’ensemble étaient une voix complémentaire de celle de l’Etat (à l’exception des partis engagés au sein du mouvement : PSU, CNI, Nahj Addimocrati, PADS, Albadil Alhadari, Parti Al Oumma et le groupe islamiste Justice et Bienfaisance). L’incapacité du mouvement à s’enraciner dans la société pour renforcer sa position de rejet de la constitution vient confirmer le creuset entre les forces qui le composent et le reste de la société. De même, l’incapacité de larges fractions de la société marocaine à s’approprier le débat politique et se saisir de la chose publique vient confirmer que la phase historique n’était en aucun cas révolutionnaire. Il s’agissait d’un jeu sur une scène assez étroite en marge même de la société, malgré des discours et des slogans de la part de l’ensemble des acteurs revendiquant « le peuple » et parlant au nom « des marocains ».

L’analyse de la constitution ne peut être éclairante en dehors d’une analyse des pratiques politiques et des jeux d’acteurs politiques en lien avec la société (ou les sociétés) et comment cette dernière conçoit et intériorise le pouvoir, le légitime ou lui résiste. Si ce cadre posé mérite des recherches et des analyses longues et approfondies, nous nous contentons ici de proposer quelques brèves observations.

e) La « nouvelle » constitution

Bien que le texte ajoute dans son premier article le « choix démocratique » comme constante fondatrice du Maroc à côté des autres constantes qui figuraient dans les anciennes constitutions (la religion musulmane modéré, l’unité nationale et la monarchie constitutionnelle), et bien que le préambule stipule la primauté du droit international sur le droit interne, les articles relatifs à la répartition et l’exercice du pouvoir restent intacts en comparaison avec l’ancienne constitution qui a fait objet de dénonciation par le M20. Ainsi, l’article 47 précise que le Roi, Chef de l’Etat, son Représentant suprême, Symbole de l’unité de la Nation, Garant de la pérennité et de la continuité de l’Etat et Arbitre suprême entre ses institutions, etc. Le roi « nomme le Chef du gouvernement » et, sur proposition de ce dernier, « il nomme les membres du gouvernement ». Le roi encore, « à Son initiative, et après consultation du Chef du Gouvernement, peut mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs membres du gouvernement ».

Par ailleurs, l’article 48 continue à affirmer la suprématie de l’institution royale : Le roi « préside le Conseil des ministres composé du chef du Gouvernement et des ministres. Le Conseil des ministres se réunit à l’initiative du Roi ou à la demande du Chef du Gouvernement ». Le conseil des ministres présidé par le roi (et connaissant dans la pratique la présence de l’ensemble de ses conseillers considérés comme le véritable gouvernement par l’opposition) statue autour des décisions principales : « des orientations stratégiques de la politique de l’Etat, des projets de révision de la Constitution, des projets de lois organiques, des orientations générales du projet de loi de finances, des projets de loi-cadre, du projet de loi d’amnistie, des projets de textes relatifs au domaine militaire, de la déclaration de l’état de siège, de la déclaration de guerre, du projet de décret de la dissolution de la chambre des représentants, de la nomination, sur proposition du Chef du Gouvernement et à l’initiative du ministre concerné, aux emplois civils de wali de Bank Al Maghrib, d’ambassadeur, de wali et de gouverneur, et des responsables des administrations chargées de la sécurité intérieure du Royaume, ainsi que des responsables des établissements et entreprises publics stratégiques. Une loi organique précise la liste de ces établissements et entreprises stratégiques »(32).

En réalité, la nomination au sein de ces fameuses « entreprises stratégiques » détenue par le roi concerne 37 grandes établissements et institutions financières, économiques, artistiques, culturelles, sportives, médiatiques : Il nomme les directeurs de la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), l’Agence Maghreb Arabe Presse (MAP), la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), l’Office national de l’électricité et de l’eau potable, etc. comme il nomme les directeurs de Fondation nationale des musées ou encore la Société Royale d’encouragement du cheval ! Ainsi, le roi continue à avoir une main basse sur l’ensemble de l’administration marocaine et ses décisions touchent l’ensemble des secteurs : l’information, l’enseignement, l’eau potable, l’électricité, les sports, les transports et communication, l’histoire officielle, etc.

f) Le gouvernement d’Abdelilah Benkiran et l’essoufflement du 20 février

Après le processus constitutionnel est venu celui des élections. Le débat est saturé et tourne dorénavant autour de mécanismes de démocratie dite représentative. Mené par le jeu de l’Etat, et face à une classe politique acceptant sans contestation les règles de jeu prédéfinies, le M20 s’est retrouvé dans la nécessité de s’exprimer autour de ces élections. C’est ainsi qu’a été formulé le choix du boycott. Les manifestations comptent de moins en moins de militants mais la mobilisation se maintient dans l’ensemble des territoires. Face à cela, et devant les menaces des leaders du PJD de rejoindre le M20 et les manifestations déclenchées dans la rue, le ministère de l’intérieur lève sa main sur ces élections et permet une transparence sans précédent. Pourtant le nombre des votants est resté limité en comparaison avec les élections postrévolutionnaires en Tunisie ou en Egypte. Cette faible participation témoigne du maintien de la défiance vis-à-vis de la scène politique. Tant que le changement politique n’est pas palpable, les populations n’ont pas procédé à changer leurs comportements politiques.

Ces élections ont permis aux islamistes modérés du Parti Justice et Développement (PJD) d’occuper la première place en obtenant un million et demi des voix, équivalent à 109 sièges parlementaires. Ces résultats n’étaient pas possibles sans le M20 qui s’est élevé contre l’interventionnisme de l’Etat dans les échéances électorales, telle était au moins l’affirmation du chef du PJD et actuel premier ministre.

L’accès de ce parti au gouvernement plonge le pays dans une phase d’attente. Les appels du 20 février n’ont plus le même écho qu’avant. Les gens ayant cautionné le parti sont en majorité une classe moyenne qui votait à gauche pendant les années de plomb ou quand la gauche s’opposait au régime, c’est-à-dire avant 1998. Cette classe moyenne qui supportait le M20 dans ses débuts propose de donner une marge de temps pour le gouvernement islamique. C’est ce qui ressort au moins de l’étude des forums de discussions sur les réseaux sociaux ou sur des journaux électroniques. Telle est la conclusion formulée par plusieurs citoyens avec qui je me suis entretenu : « Il faut leur donner du temps », « ils sont nouveaux au pouvoir », écrivent certains sur leur blogs.

La période d’attente s’explique par d’autres événements. Il faut signaler, dans ce cadre, les mesures essentielles prises par l’ancien gouvernement lors de la négociation avec les centrales syndicales. Entre autres, il y a l’augmentation des salaires des fonctionnaires de 600 dh (55 Eur) pour les échelles moyennes. Cet achat de la paix sociale abouti à ce que les syndicats ne participent plus comme avant aux mobilisations du M20.

A ces éléments s’ajoutent les évolutions régionales, notamment la guerre civile en Syrie, la crise en Egypte et l’instabilité politique en Tunisie. Des facteurs parmi d’autres qui participent à l’épuisement de la vague de contestation que le Maroc a connu en 2011 et plongent le M20 dans une période d’attente.

Arrivé à cette phase, le M20 a laissé des traces profondes sans aucun doute dans la société et au niveau des institutions. Il a favorisé des changements considérables sur les relations sociales, les organisations et les jeux des différents acteurs. Le mouvement s’est transformé en un événement marqueur dans le sens où il a favorisé une dynamique et un nouveau souffle au sein de l’espace public et la seine politique. Sans arriver jusqu’à s’infiltrer au sein d’un large tissu social, faute d’incapacité des organisations à encadrer une société dualiste (comme on va l’analyser dans un prochain chapitre), il a montré au moins que la mobilisation est possible contre les groupes qui dominent l’espace social. La dynamique du 20 février se manifeste dans le débat public instauré dans la société.

Au-delà des participants directs aux manifestations, d’autres citoyens ont vu des perspectives s’ouvrir devant eux et leur « expression » s’est libérée. Il s’agit de l’instauration des espaces publics qui n’existaient pas auparavant. Ainsi, des centaines de mobilisations et sit-in sectoriels sont déclenchés dans toutes les régions, des centaines de pages et groupes de débats ainsi que des journaux électroniques se sont créés, etc. ces espaces ont permis la discussion publique de plusieurs questions politiques, sociales, économiques et culturelles qui étaient occultées. Ce bilan sera analysé dans les dernières parties de cette recherche.

Au début, lors de l’élaboration de la charte du M20 et la tenue des premières réunions, les différences idéologiques qui ont été mises entre parenthèse pour s’identifier à la seule plateforme virtuelle du 20 février n’ont pas participé à la constitution d’une « Nous » collective face à un « eux » makhzanien comme le souligne M. Bennani-Chraïbi et M. Jeghllaly dans leur étude33. Je ne pense pas pour ma part que cette vision tourainienne des mouvements sociaux soit adaptée au cas du M20. Le sociologue français Alain Touraine considère qu’un mouvement social, pour se former, se fonde sur un mécanisme tripartite : Identité, opposition et totalité(34).

Ainsi un mouvement doit parler au nom d’un groupe, d’une nation, d’un peuple, d’une catégorie sociale partageant des intérêts, etc. afin de constituer son identité qu’on retrouve dans les revendications ou le discours de ses acteurs. Or, nous l’avons vu dans le cas du M20 (comme celui des mouvements de 2011 en général, les mouvements arabes en particulier) les acteurs ont maintenu une charte de revendication ouverte et vague.

Dans un souci de convaincre le plus grand nombre d’adhérents ou encore pour éviter des divisions précoces, le M20 ne s’est pas identifié à un groupe social ou une classe donnée. Les acteurs le savent très bien : il n’y a pas de travail organisé au préalable capable de leur permettre de ratisser largement en recourant à une idéologie unificatrice ou en assumant un modèle particulier. Même le Mouvement puissant d’Al Adl wal Ihssan n’a affirmé que rarement sa position islamiste par des slogans et a été souvent rappelé à l’ordre par d’autres acteurs qui menaçaient de se retirer.

Par ailleurs, « l’opposition », qui signifie chez Touraine la désignation de « l’adversaire et la nature du conflit »(35) n’était pas assumée et claire pour le mouvement. Cet adversaire était multiple et ne cessait d’évoluer et changer au fil du temps. Entre Makhzen, monarchie, roi, les amis du roi, la classe politique instituée, les caciques des partis politiques, Israël ou encore la France et les Etats-Unis (des sit-in ont été organisés par les sections du M20 Paris et Rabat contre « l’intervention de la France dans les affaires du M20 »), les adversaires n’ont pas été clairement identifiés encore une fois dans un souci de consensus et dans l’objectif d’éviter une explosion précoce du mouvement.

Enfin, « la totalité », par laquelle A. Touraine entend les « valeurs supérieurs, grands idéaux, philosophie ou théologie, etc. »(36), était multiple et les revendications formulées dans l’un des slogans centraux « Dignité, liberté, justice sociale » tendaient à exclure toute teinte idéologique ou encore tendait à réconcilier entre trois tendances majoritaires au sein du mouvement : islamistes (le mot de dignité est porté par plusieurs associations islamistes, il est un signifiant dominant dans le langage des acteurs islamistes) ; la gauche (la justice sociale fait référence à l’Etat social ou encore la sociale-démocratie, c’est l’une des revendications centrales dans les textes de la gauche des années de plomb) ; liberté (les associations des droits humains comme les indépendants emploient un registre où les libertés, notamment individuelles, sont dominantes).

Ce « Nous » n’a pas été construit en réalité. Le mouvement ne peut être photographié comme un groupe homogène contre un régime homogène pendant les moments forts des mobilisations et avant son essoufflement. Cet essoufflement était dès le début prévu par ses acteurs même qui ne cessaient de relever dans leurs interventions lors des assemblées générales les différences et le caractère hétérogènes des revendications et des visions et valeurs politiques. De son côté, le régime savait très bien comme les jeunes du M20 que l’adhésion au mouvement ne peut être considérable tant que les organisations syndicales, les partis politiques et les associations qui composent et soutiennent le mouvement sont coupés des populations. Ainsi, ce sont les structures organisées qui comptaient pour le régime et le travail de négociation et de récupération a bien été mené auprès de ces structures.

Pourtant, il ne faut pas entendre par cela que l’homogénéité faisait complètement défaut au sein du mouvement. Sans un minimum de consensus, les manifestations n’auraient pas eu lieu. Les militants étaient conscients de la nécessité de faire valoir leurs revendications et d’affronter, avec le peu qu’ils puissent mobiliser, le régime. Ils savent très bien, à travers leurs expériences sur le terrain comme à travers l’exemple de l’effondrement des régimes égyptien et tunisien dans un laps de temps record, que le régime marocain est fragile et que lui aussi ne bénéficie pas d’un soutien absolu de larges parties des populations. Ils savent par leurs pratiques que l’Etat-nation n’est pas solide et que son processus est resté inachevé laissant la place à une dépendance démesurée. Ainsi, la conjoncture régionale a facilité le rassemblement des acteurs appartenant à différentes organisations. Elle a légitimé leur action et leur a présenté une occasion inédite pour publiciser leurs revendications politiques.

Le minimum d’homogénéité nécessaire pour le déclenchement et le maintien des mobilisations a été assuré : Il a été reformulé par les slogans du M20. Chaque révolution a besoin d’identité et de « dieux » au sens durkheimien. C’est-à-dire des « dieux » qui s’érigent par l’enthousiasme des foules. Si les mots d’ordre de la bourgeoisie française en 1848 étaient la liberté et l’égalité, les jeunes du 20 février pendant les premiers jours des manifestations : 20 février, 20 mars, 24 avril, ont scandé « le changement », « la dignité », « la liberté » et « la justice sociale ». Or, encore, ces mots sont dénués d’idéologie et ne correspondent pas forcément à des intérêts de groupes et de classes constituées.

Au contraire, l’Egalité scandée par les foules lors de la révolution de 1848 permettait à la bourgeoisie de réaliser sa mobilité sociale et dominer par la suite, puisque le règne et les hautes positions dans l’hiérarchie sociale ne seraient plus contrôlés par l’appartenance à l’aristocratie. Sans vouloir faire une quelconque comparaison inutile (on le sait depuis Durkheim, expliquer et comprendre les faits sociaux passent par la comparaison) l’idée est de souligner que les acteurs du M20 étaient conscients de trouver des éléments fédérateurs.

Or, ces éléments et ces mots d’ordre n’ont pas eu effet de rupture avec l’idéologie dominante et ils étaient incapables de séduire davantage de populations ou de classes sociales et de les entrainer dans une sorte de rêve et d’enthousiasme jusqu’au changement revendiqué. Pire encore, les médias officiels et le roi lui-même dans son discours du 9 mars 2011, vont reprendre ces mêmes mots d’ordre et concurrencer le mouvement. Pour les citoyens ordinaires, ils entendaient les mêmes mots relayés par les médias officiels et la classe politique instituée que quand on les approchait par le mouvement.

13 Le journal économique marocain ‘La vie éco’ signale que « 356 grèves syndicales effectives rien que pour les neuf premiers mois de 2011 ont été organisé contre 241 pour toute l’année 2010 ». La vie éco, 2012-02-21
14 Les années noires du règne de Hassan II, notamment entre 1962 et la fin des années 1980. Des années marquées par la dictature, la torture, les enlèvements, détentions secrêtes et violations massives et graves des droits humains. Voir le rapport final de l’Instance Equité et Réconciliation.
15 Terme utilisé par les marocains pour signifier « l’humiliation ».
16 Bennani-Chraïbi Mounia et Jeghllaly Mohamed, « La dynamique protestataire du Mouvement du 20 février à Casablanca », Revue française de science politique, 2012/5 Vol. 62, p. 887
17 Marlies Glasius & Geoffrey Pleyers, MOVEMENTS OF 2011: BROKERS, COMONALITIES AND SHARED LIMITS, University of Amsterdam – FNRS/U.C. Louvain, ECPR Joint Sessions, Mainz 2013 Workshop 8 – The Transnational Dimension of Protest: From the Arab Spring to Occupy Wall Street
18 Voir Mounia Benani Chraibi et Mohamed Jeghllaly, « La dynamique protestataire du Mouvement 20 février à Casablanca » Revue française de science politique, 2012/5 – Vol. 62, PP.867, 894
19 Arab Social Media Report, Mai 2011, Vol. 1, N° 2, www.dsg.ae/portals/0/ASMR2.pdf
20 Ibid
21 H.M, interview 20/12/2012
22 Propos du présentateur du JT du soir le jour du 20 février sur la 1ère chaine TV
23 Ce sont des slogans figurant dans les communiqués et les banderoles des opposants au M20
24 P. Bourdieu, Raisons pratiques – sur la théorie de l’action, Ed du Seuil, 1994, Paris. P. 28
25 Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985, P. 330.
26 Dans les collectivités territoriales, les Walis et les gouverneurs sont nommés par le roi et représentent le pouvoir central. Ils ont les larges prérogatives prévues par les articles 145 et 146 de la nouvelle constitution.
27 Lors de ce festival, le célèbre chanteur émirati Houssein El Jasmi a chanté une chanson « dédiée au roi du Maroc » intitulée « Touche pas à mon pays ». D’autre chanteurs internationaux étaient invités de ce festival financé par des fonds provenant des grandes sociétés publiques et privées marocaines. Ils ont tous appelé à « la stabilité » et la « nécessité de faire confiance au roi jeune qui, avec l’aide de dieu, fait du Maroc le meilleur pays du monde » (propos d’un chanteur).
28 Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, Ed La différence, 2013, Paris. P 84-85
29 Ibid, P 84
30 L’accès au pouvoir de Mohamed VI en 1999 et l’atonie politique, qui a marqué la scène politique de 2002 jusqu’à 2011, confirment que la révision constitutionnelle n’était pas dans l’ordre du jour. Avant le déclenchement du M20, le débat sur la nécessité de réformer la constitution était quasi-inexistant. Contraiment à ce fait, Jean-Noël Ferrié et Baudouin Dupret stipulent qu’il y a « une surévaluation du rôle joué par la pression et la rue et le M20 » dans la réforme constitutionnelle de 2011. Ils prétendent que ce n’est pas « à cause des manifestations du 20 février qu’est intervenue la réforme de la Constitution » mais suite à « l’intégration gouvernementale des partis de l’opposition » depuis 1998 et suite à « l’attention portée par le nouveau souverain, dès son accession au trône, au développement humain ». Jean-Noël Ferrié et Baudouin Dupret, LA NOUVELLE ARCHITECTURE CONSTITUTIONNELLE ET LES TROIS DÉSAMORÇAGES DE LA VIE POLITIQUE MAROCAINE, Confluences Méditerranée, 2011/3 – N° 78
31 A croire les chiffres officiellement déclarés, l’ensemble du tirage de la presse marocaine arabophone et francophone est de 300.000, soit moins de 13 exemplaires pour 1000 habitants contre environ 300 exemplaires pour 1000 habitants en France par exemple.
32 Article 49 de la nouvelle constitution
33 Bennani-Chraïbi Mounia et Jeghllaly Mohamed, op. cité
34 A. Touraine, Sociologie de l’action, Paris, Editions du Seuil. 1965, P.176
35 Ibid
36 Cité par Guy Rocher, Introduction à la Sociologie générale – livre 3 : Le changement Social, Montréal, Editions HMH 1968, P. 149.

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