Gagne de la cryptomonnaie GRATUITE en 5 clics et aide institut numérique à propager la connaissance universitaire >> CLIQUEZ ICI <<

Comparaison : Le Brésil

Non classé

Maintenant que nous avons fait un panorama de l’IVG en France, pratique médicalisée et encadrée par la loi, intéressons-nous à un autre contexte. Cette différence de législation, comme partie visible de la manière dont l’avortement est perçu par la société, nous permettra, dans l’analyse, de mettre en rapport ces deux contextes et de spécifier les représentations françaises.

Au Brésil, sauf rares exceptions qui le rendent possible, l’avortement est un crime pouvant être puni par la loi. La peine encourue va de un à trois ans d’emprisonnement. Les femmes qui avortent sont donc des criminelles, même si, dans les faits, l’avortement est rarement puni.

Fernanda Tussi est diplômée en Anthropologie Sociale par l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) où elle a travaillé pendant six ans dans le centre de recherche Núcleo de Antropologia do Corpo e da Saúde, qui a pour thèmes le corps et la santé. Son travail met en lumière les représentations de femmes ayant avorté. Majoritairement, elles ne sont pas féministes ou militantes. Très souvent, elles sont même contre l’avortement. Au fil des entretiens, elles livrent leurs contextes de vie et les motifs de leur choix. F. Tussi enquête également sur l’affaire de la clinique de Campo Grande (Mato Grosso do Sul) qui a défrayé la chronique en 2007. Il s’agit d’une clinique qui pratiquait des avortements illégaux et qui, suite à une dénonciation médiatique, s’est fait saisir les dossiers médicaux des patientes par la police. Un grand nombre de personnes ont été mises en examen.

Résumé du mémoire rédigé par l’auteure(38) :

Au Brésil, la question de l’avortement provoqué implique des discours d’ordres divers, caractérisant ainsi un contexte marqué par des divergences politiques qui s’expriment dans des débats polémiques. D’une part, la problématique de l’avortement présuppose un découpage par genre, puisqu’il se réfère immédiatement au corps de la femme. D’autre part, cette problématique fait référence à un ensemble de relations plus larges, centré en particulier sur le/s sens de la famille, en tant que dimension fondamentale de l’enquête pour comprendre les contextes de grossesse. A partir d’une méthodologie qualitative d’orientation ethnographique, un travail de terrain a été réalisé avec deux groupes. Pour l’un d’eux, des entretiens semi- directifs ont été réalisés avec treize femmes de la région de Porto Alegre (RS) qui ont interrompu leur grossesse dans des conditions illégales. Pour l’autre, des entretiens ont été faits avec différentes personnes impliquées dans un cas de mise en examen judiciaire d’une Clinique de Planning Familial à Campo Grande (MS). Des articles de presse ont également été analysés, traitant des débats sur l’avortement. On a pu se rendre compte que dans le cas de ces mises en examen, étaient en jeu des aspects politiques et sociaux, au-delà de la punition des femmes qui ont interrompu leur grossesse. Par ailleurs, ce travail a cherché à mettre en évidence le réseau familial ainsi que le contexte dans lequel est insérée la grossesse non planifiée et, également, les formes de punition corporifiées pour les femmes qui avortent. L’ensemble des données montre à la fois l’absence de connexion des discours légaux avec les mouvements sociaux et la réalité des interviewées, et l’interpénétration des sphères publique et privée dans le corps des femmes. Les résultats pointent la nécessité d’une approche qui assume de se centrer sur l’expérience des femmes, puisque la question de l’avortement est masquée par les ambivalences propres au champ légal et au champ moral.

Le travail d’anthropologie sociale de Fernanda Tussi sur l’avortement au Brésil va nous servir de point de comparaison. En effet, nous verrons que les caractéristiques des vécus ainsi que les représentations au sujet de l’avortement peuvent être éloignées de celles que nous rencontrons en France. Un intérêt majeur de la comparaison France / Brésil est que le contexte légal est différent. Au Brésil en effet, l’avortement est un crime passible de peine d’emprisonnement.

C’est l’article 124 du Code pénal brésilien, sur les crimes contre les personnes physiques, dans le chapitre des crimes contre la vie, qui régit l’avortement. Y est prévue une peine d’emprisonnement de un à trois ans pour la femme qui provoque un avortement sur elle-même ou qui consent qu’un tiers lui provoque un avortement. Il y a peu d’éléments dans la loi qui permettraient de prendre en compte la complicité ou la participation du conjoint. L’article 128 indique que la peine ne s’applique pas en cas de viol, ou si l’avortement est le seul moyen de sauver la vie de la femme. Néanmoins, très peu d’avortements donnent lieu à des condamnations effectives.

Le mémoire de F. Tussi(39) est construit en deux partie distinctes : d’une part un travail de terrain à Campo Grande, dans le Mato Grosso do Sul, où elle a interviewé les différents acteurs impliqués dans la fermeture de la clinique qui réalisait des avortements clandestins. D’autre part des entretiens avec des femmes ayant avorté (illégalement, donc) dans la région de Porto Alegre, dans le Rio Grande do Sul. Cette partie s’attache à démontrer que la décision d’avorter se prend en considération de l’entourage (le conjoint prêt à assumer ou non, et l’entourage familial, plus particulièrement les femmes de la famille de la mère potentielle). F. Tussi montre également que l’idée de punition face à l’avortement est intériorisée et incorporée par ces femmes qui évoquent de curieuses conséquences à leur(s) avortement(s). Les représentations, revendications et opinions sont aussi étudiées à travers les discours publics (loi, mouvements féministes, religion) et les discours privés des femmes qui avortent. La Clinique du Planning Familial de Campo Grande a été fermée en avril 2007, suite à une émission de télévision dénonçant ses pratiques illégales. Près de dix mille dossiers de patientes ont été saisis par la police et environ un millier de femmes ont été mises en examen (pour les autres, le délai de prescription – huit ans – était dépassé). Huit hommes ont également été mis en examen.

La clinique faisait payer les avortements environ 5000 réais, soit approximativement 1835 euros(40). Pour avoir une idée de ce que représente ce coût, nous pouvons le rapporter au salaire minimum brésilien qui, en 2007, était de 380 réais(41) (soit moins de 140 euros) ; dans l’Etat du Rio Grande do Sul, le salaire minimum était compris entre 430 et 470 réais (de 157 à 172,50 euros) selon les catégories professionnelles (les Etats fédérés ont le droit de décider d’un salaire minimum supérieur au national)(42).

La fermeture de cette clinique n’est pas un acte isolé. A Porto Alegre, de 2006 à 2010, au moins trois cliniques de ce type ont été fermées à cause de dénonciations semblables. Ici, c’est probablement le nombre de dossiers saisis qui a attiré l’attention des médias et donné un tel retentissement à l’affaire. La femme médecin mise en examen pour avoir pratiqué les avortements (également propriétaire de la clinique) a vu son autorisation de pratiquer la médecine révoquée en juillet 2007 avec interdiction de quitter la ville dans l’attente du procès. Elle s’est donné la mort en novembre 2007, sans avoir été jugée.

Les femmes qui ont été condamnées pour avoir avorté ont dû faire des travaux d’intérêt général : travailler dans une crèche pendant un an.

Des entretiens qu’elle a menés avec 13 femmes de la région de Porto Alegre, issues des classes populaire et moyenne, F. Tussi tire un certain nombre de remarques.

Tout d’abord il a été difficile pour elle de rencontrer ces femmes, il y a eu beaucoup de refus et de désistements. N’oublions pas que l’avortement est illégal et qu’il s’agit donc d’un « secret ». Néanmoins, aucune d’entre elles n’a été inquiétée par la justice. D’ailleurs, il est intéressant de constater que ces femmes avaient peu de connaissances juridiques en matière d’avortement. Beaucoup ignoraient la loi et les peines encourues, et, par conséquent, ne s’en inquiétaient pas.

F. Tussi remarque le rôle central de l’attitude de l’homme comme condition à la décision d’avorter. Néanmoins, les femmes interrogées déclarent que la décision a bien été la leur, ce qu’il faut comprendre comme une décision liée à un contexte dans lequel le rôle de l’homme est prédominant. Tout se joue autour du concept « d’assumer » la paternité.

Les femmes brésiliennes comptent également sur la présence de leur famille d’origine. Une des conditions de la maternité, dirons-nous, est d’avoir la présence d’une femme de sa famille (la mère, bien souvent) pour aider aussi bien comme soutien à la parentalité que comme aide concrète au quotidien. Ainsi, l’absence de famille, ou le refus de la part de celle-ci et la réprobation d’une grossesse, peuvent être évoqués comme motif d’interruption volontaire de la grossesse.

Comme spécificité de la classe moyenne, l’anthropologue constate que la reproduction est associée à la phase « adulte », plus mûre de la vie, c’est-à-dire après avoir fini ses études. Pour ce segment, les avortements ont lieu avant 22 ans.

La réprobation morale de l’avortement est très forte au Brésil et apparaît dans les discours des femmes interrogées. Par exemple, elles sont nombreuses à dire qu’elles savent avoir tué une personne, à jurer qu’elles ne recommenceraient pas, voire à regretter leur geste. En cela, elles reconnaissent la règle sociale de poursuivre à terme une grossesse, analyse F. Tussi. Une seule interviewée ne s’appesantit pas sur l’avortement qu’elle a vécu à 15 ans, convaincue d’avoir pris la bonne décision. Elle ressent néanmoins fortement le poids de la réprobation sociale liée à cet acte. Pour F. Tussi, l’expression des différentes manières dont les femmes interrogées ressentent ce poids prouve que c’est la question morale de l’avortement qui a une influence sur l’avortement, beaucoup plus que la notion de criminalité, qui la plupart du temps n’atteint pas les femmes ayant avorté. Ainsi la peine, vécue comme « punition », prend la forme de tourments personnels, souvent ancrés dans le corps, surtout en ce qui concerne les plus âgées du corpus. « La législation influe sur le corps de la femme, le transformant en “corps légiféré”, mais, au-delà, aussi en “corps moralisé”. La morale et la réalité sociale de l’avortement au Brésil mettent en évidence la superposition du corps social et du corps physique ».(43)

L’anthropologue cite ainsi les conséquences diverses (et surprenantes) que les femmes interrogées attribuent à l’avortement (ou aux avortements) vécu(s) : ne plus pouvoir avoir d’enfant, avoir eu un enfant mort quelques jours après sa naissance, avoir des problèmes de santé (un cancer, par exemple), avoir des enfants du sexe opposé à celui souhaité, et même mettre une assiette supplémentaire à table (acte manqué récurrent, qui a cessé lorsque la femme « a compris » le lien avec son avortement). En se basant sur ces données empiriques, l’auteure perçoit une « punition corporifiée » dans les femmes ayant vécu un avortement. Précisons toutefois que cet aspect ne se retrouve pas dans la totalité de l’échantillon.

En ce qui concerne les opinions véhiculées dans les discours de ces femmes, on constate qu’elles se déclarent souvent contre l’avortement. Elles tentent de justifier les raisons de leur acte, liant ces raisons à leur entourage et aux circonstances. F. Tussi met en évidence le décalage entre ces discours, cette parole privée, des femmes à propos de leur vécu, sans revendication aucune, et les discours publics, la loi d’une part, qui ouvre un espace pour la condamnation massive des femmes, et les mouvements féministes d’autre part, qui portent sur l’autonomie de la femme et sa capacité à prendre ses propres décisions et à disposer de son corps. Dans ces discours publics la présence masculine n’est quasiment pas mentionnée, alors que dans les discours des femmes elle constitue l’élément central de la prise de décision. L’anthropologue observe que l’idée « d’autonomie corporelle » véhiculée par l’idéologie individualiste ne se retrouve pas dans le discours des femmes au sujet de l’avortement.

Telles sont les conclusions de ce travail anthropologique sur l’avortement au Brésil. Ces conclusions nous seront utiles pour mettre en perspective nos propres résultats, et, par la comparaison, comprendre les spécificités de notre société. Nous allons maintenant revenir en France et voir comment l’IVG est traitée en sociologie, avec les questions que ce traitement soulève, ainsi que le positionnement que nous adopterons au cours de cette recherche.

38 Traduit par nos soins.
39 Tussi Pivato F., 2010, Aborto vivido, aborto pensado : aborto punido ? as (inter)faces entre as esferas publica e privada em casos de aborto no Brasil, dissertação : Antropologia, Universidade Federal do Rio Grande do Sul.
40 Tarif pratiqué en 2007, aussi avons-nous utilisé le taux de change de la même période, celui du 1er février 2007, soit 1 R$ = 0,367 €, d’après le site internet http://www.freecurrencyrates.com/fr/exchange-rate- history/BRL-EUR/2007, consulté le 15 août 2013.
41 http://www.portalbrasil.net/salariominimo.htm consulté le 15 août 2013
42 http://www.portalbrasil.net/salariominimo_riograndedosul_2007.htm consulté le 15 août 2013
43 Tussi Pivato F., 2010, op.cit., p. 99 : « A legislação influi no corpo da mulher, tornando-o um « corpo legislado », mas, mais do que isso, também um « corpo moralizado ». A moral junto com a realidade social sobre o aborto no Brasil, evidenciam a sobreposição do corpo social e do corpo físico ». Traduit par nos soins.

Page suivante : La sociologie de l’avortement et les questions de vocabulaire

Retour au menu : Etude sociologique du processus de décision dans le cas de figure d’une IVG