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Chapitre III : Narcissisme et introspection : La disparition de l’Autre au profit d’un Je égocentré

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L’Autre, cet Autre qui fait naître au début l’intrigue l’espoir d’une union avec le personnage principal, existe-t-il réellement ? L’amant peut-il compenser la solitude absolue de Juan et Paulina au sein de la société ? Il semble qu’au lieu de réconcilier les personnages avec le monde réel, les amants, malgré eux, ne font que les en éloigner, allant jusqu’à les pousser un peu plus dans leur isolement. Dès lors que l’Autre s’éloigne, l’individu ne peut que revenir vers lui-même, et s’attacher à regarder sa propre personne. Puisque l’amant reste inaccessible, le dialogue avec l’Autre, impossible, se mue en un dialogue avec soi-même. Tout dans les pensées des deux personnages parait égocentré : Aussi, on peut se demander ce que représenterait le crime passionnel, qui ne dépend apparemment pas uniquement de problématiques relatives à un couple banal, comme la jalousie, la haine ou la crainte. L’assassinat semble avoir des racines plus profondes. Quel pourrait être le sens du meurtre de l’amant, seul « Autre » valable dans une société ennemie?

III – 1 – Le narcissisme exacerbé

La conclusion de la précédente analyse notait que le questionnement sur le couple devient, au fil des pages, un questionnement sur soi-même. En effet, Juan demande dans un premier temps à Maria ce qu’il pense de sa peinture : il y a donc, au début, une sorte d’intermédiaire qui est le tableau. Par la suite les questions de Juan se tourneront davantage vers lui : Que pense Maria de lui ? L’aime-t-elle vraiment ? Comment l’aime-telle ? Le raisonnement devient introspectif. Il en est de même pour Paulina : la jeune fille qui recherche dans un premier temps l’union, l’amour « véritable » comme Juan, finit par se retourner vers son unique péché, quitte à s’éloigner de son amant. L’incompréhension finale du côté de Michele émane en fait du refus de Paulina de l’épouser alors même qu’elle est libre. Michele cherche encore à s’unir à la jeune fille, à la comprendre ; Paulina en revanche ne cherche plus à comprendre qu’elle-même.

Cet égocentrisme qui s’accroît au fil des œuvres ne se présente pas sous la même forme dans Le Tunnel et dans Paulina 1880 : Aussi s’il prend la silhouette du narcissisme et de l’égoïsme chez Juan, il s’illustre chez Paulina par une culpabilité poussée à l’extrême, une remise en cause de soi qui ne permet pas l’inclusion de l’Autre dans son questionnement intérieur.

Le motif de la culpabilité est l’un de ceux qui ont été le plus étudiés dans le roman de Jouve. Aussi, si cette étude s’attache à problématiser le rapport de Paulina au monde, il ne faudrait pas négliger le thème de la culpabilité, qui a aussi sa place dans cette analyse. C’est le corps de Paulina, aussi bien que sa pensée, qui est coupable d’aimer Michele et la met ainsi en désaccord avec sa religion. Michele doit tout simplement se taire pour permettre à Paulina s’adoucir sa culpabilité, on peut à ce titre citer de nouveau ce passage : « Plus un mot, Michele. Ici est le devoir, ici est donc la vie. Votre travail est ici, ma famille, et ma religion. Je suis déjà bien assez coupable »(138). Le désir de Michele envers Paulina doit ainsi céder entièrement aux angoisses coupables de la jeune femme. L’amant n’a plus sa place dans les raisonnements intérieurs de sa maîtresse, qui dit ne plus avoir besoin de lui :

[…] Elle ne songeait pas à prendre appui sur son amour […] D’ailleurs son amour lui eût refusé l’aide. Il se poursuivait autre part, il ne pouvait être touché par aucune injure, aucune angoisse, mais aussi il ne descendrait jamais jusqu’à lutter contre la tristesse du péché.(139)

En outre, on peut citer à titre d’exemple la mort de Zina, épouse de Michele : au moment où elle l’apprend, Paulina ne voit même pas dans cet événement la douleur de Michele, ni même sa propre jalousie : elle fait fleurir une culpabilité intérieure qui vient s’ajouter à celle ressentie lors de la mort de son père, en imaginant qu’elle est responsable de la mort de Zina : « Tu as moralement tué Zina, tu as fait mourir Zina »(140), dit à Paulina une voix intérieure. La culpabilité de Paulina évince l’amant. Celui-ci n’a plus de rôle, il n’existe plus réellement ; son existence sert seulement, bien malgré lui, à plonger un peu plus la jeune femme dans ses raisonnements égocentrés.

Cette mort symbolique de l’Autre s’illustre également dans Le Tunnel, à travers les raisonnements égoïstes de Juan. Juan-narrateur le confesse lui-même, à plusieurs moments. Il fait de nombreuses allusions à son propre orgueil, lors de « victoires » contre Maria : « J’étais en proie à un sentiment d’infinie solitude mêlée à un sentiment d’orgueil : l’orgueil de ne m’être pas trompé » (141). Il est très fréquent que lors des « conversations » absurdes avec sa maîtresse, Juan oublie ou ignore la réponse de Maria. Les questions qu’il pose ne servent pas à analyser les effets qu’il produit, mais à sonder sa propre identité. A propos des tableaux par exemple, la réponse de Maria « Ce n’est pas qu’ils soient plus superficiels » fait l’objet de ce commentaire : « Non, ce n’est pas qu’ils soient superficiels, ajoutai-je comme pour moi-même ». Puis sans attendre l’opinion de Maria, il poursuit sa réflexion intérieurement : « Est-ce que c’était bien cela ? Je restai à réfléchir sur cette idée que rien n’a de sens »(142). De plus, chaque doute sur son couple porte Juan à douter de sa personne, comme l’illustre le récit par Maria du suicide de Richard. Au début, Juan désire simplement en savoir plus sur cet ancien ami. Mais quand Maria dit à propos de Richard qu’il ressemble à Juan et ajoute qu’elle n’a jamais été vraiment amoureuse de lui, c’est l’occasion pour Juan de l’interroger sur les sentiments de Maria envers lui-même (143). Une scène semblable se déroule à l’annonce de la simulation sexuelle de Maria lors de ses rapports avec Allende : tout est prétexte, pour Juan, à s’interroger sur son propre pouvoir sur Maria. Les conversations des personnages ne portent plus sur le couple, mais deviennent l’occasion de réflexions sur soi.

L’Autre, qui était au départ idéalisé, meurt, en ce sens qu’il n’a pas sa place au sein des réflexions de Juan et Paulina, qui se tournent toujours inévitablement vers eux-mêmes. L’amant n’est, dans l’intrigue, que le détonateur d’une introspection dans laquelle il n’existe plus : culpabilité et égocentrisme semblent être les maîtres mots d’un échec du duo, d’une mort de l’Autre que représente l’amant, à travers un couple qui n’en n’est pas vraiment
un. Alors surgit le crime passionnel et son récit. La mort physique de l’amant suit inévitablement sa mort symbolique.

III – 2 – Le meurtre de soi-même par la suppression de l’Autre

L’étude du meurtre, dans les deux romans, peut se prêter à de nombreuses analyses. La première question qui se pose est celle-ci : le crime est il réellement commis contre l’Autre ? Est-ce de la haine de l’amant que naît l’idée du crime ? Les raisons concrètes du crime sont pour Paulina, le message reçu par Dieu sur le mur de la chambre bleue :

Et comme il prononçait « quelques heures » la vision se produisit. Angoissée Paulina s’assit sur son lit. Au milieu du mur, là, en face, en lettres de lumière, une phrase était écrite et bougeait légèrement, mais Paulina avait bien le temps de la lire. « Dans quelques heures… Dans quelques heures… » […] C’était un ordre qui était écrit sur le mur.144

Quant à Juan, l’idée du crime lui vient réellement lors de son coup de téléphone à la domestique de Maria, qui lui annonce que Hunter vient d’appeler à Buenos Aires. Juan tire alors la conclusion hâtive que Hunter est bien l’amant de Maria et qu’elle a accouru à l’estancia alors qu’elle devait rencontrer Juan. Mais entre ce moment et le moment du crime, Juan aurait eu le temps de se désister. Or, ce qui le pousse à agir concrètement est une lumière : la chambre éclairée de Hunter à côté de la chambre éteinte de Maria – Juan est alors persuadé que Maria est dans la chambre de Hunter.

Debout au milieu des arbres agités par la tempête, trempé de pluie, je sentais que le temps passait inexorablement. Jusqu’au moment où, à travers la pluie et mes larmes, je vis qu’on allumait dans l’autre chambre. Ce qui s’est passé ensuite, je m’en souviens comme d’un cauchemar. Luttant contre la tourmente […](145)

Mais ces deux motivations n’apparaissent que comme les éléments déclencheurs d’une décision en fait bien plus complexe. Elles ne semblent être qu’une bonne occasion. Les deux romans fourmillent en effet d’indices qui peuvent permettre d’anticiper le crime : « Que dois-je faire ? Donne-moi un ordre »(146) écrit Paulina à Dieu à sa sortie du couvent. La jeune femme fait également le rêve de Michele mort sur la place de Milan, et le nomme plusieurs fois « diable » ou « démon ». De la même manière, on peut lire dans Le Tunnel plusieurs indices du crime à venir contre Maria : « Si un jour je te soupçonne de m’avoir trompé, lui disais-je, je te tuerai comme un chien »(147) . On peut aussi évoquer ses pulsions de violence qui s’apparentent à de la torture, lorsque Juan essaie de soutirer à son amante les preuves d’un « véritable amour » en lui tordant les bras.

Il faut rappeler que Juan et Paulina ont tous deux été tentés par le suicide. Au couvent, Paulina se scarifie : « Cette fois j’ai pu enfoncer profondément, le
sang a coulé, je suis heureuse » (148) écrit-elle. La tradition catholique interdisant le suicide, la jeune femme ne peut pas confesser qu’elle veut mourir, mais certains indices ne trompent pas. Paulina, sans cesse, se voit morte : « L’orgue, je vais mourir, je suis Paulina » (149) ; « N’est-ce pas que toi tu veux aussi mon sang ? » (150) écrit-elle. Juan quant à lui relate aussi précisément qu’il peut la nuit où il a voulu mourir : « Le suicide séduit par sa facilité d’anéantissement : en une seconde, tout cet univers absurde s’effondre comme un gigantesque simulacre »(151) écrit-il. Juan et Paulina, avant de tuer l’Autre, songent à se tuer eux-mêmes, ce qui est loin d’être anodin. Le caractère masochiste des deux personnages amène à reconsidérer le crime passionnel : commettent-ils un crime contre la personne de Maria et de Michele ?

Les deux meurtriers, en effet, ne tuent pas l’autre pour ce qu’il est. Juan dit à Maria, avant d’enfoncer le couteau dans son ventre : « Je dois te tuer, Maria. Tu m’as laissé seul. »(152). Faut-il, dans ce cas, faire de l’ « égoïsme » de Maria la seule cause du crime ? La raison donnée par Juan n’illustre-t-elle pas, au contraire, le caractère égoïste de son acte? Dans Paulina 1880, la haine de l’autre peut également être discutée. Paulina ne sait pas si elle a tué Michele par haine. A l’issue du coup de feu, ses pensées virevoltent :

De nouveau la question : est-ce que je le hais ? […] Oui, je le hais. […] Je l’ai aimé. Je l’ai toujours aimé. L’amour pour cet homme fut le sentiment unique de toute ma vie. […] Je l’ai tué, pourquoi ? Est-ce que l’on peut savoir ? (153)

Des critiques ont vu dans la volonté d’assassinat de chacun des protagonistes une identification de l’Autre à soi-même, et donc un meurtre de soi-même par le biais du meurtre de l’Autre. Cette analyse semble particulièrement pertinente dans le cas de Juan : il arrive en effet souvent au jeune homme d’analyser sa haine de l’Autre comme une haine de lui-même.

Plusieurs passages corroborent cette hypothèse : « Ma haine contre Maria se changea en haine contre moi-même », « Je ressentais une haine sourde et imprécise. Aujourd’hui, je crois que c’était contre moi-même » (154) écrit Juan avant de raconter le moment où il est passé à l’acte. L’identification profonde, dès la scène du tableau, à Maria ferait de l’amante une sorte de « double » de l’artiste, double qu’il tuerait au lieu de se tuer lui-même. C’est ce qui expliquerait l’attitude de Paulina après son meurtre. En effet à l’issue du crime, la jeune femme se réjouit d’avoir « délivré » Michele et se hâte d’essayer de se tuer de la même façon : le crime agit bien, comme dans Le Tunnel, comme une tentative de libération de soi par celle de l’Autre.

Profondément égocentré, le crime n’a pas pour origine première la volonté de supprimer une personne pour ce qu’elle est. Le crime est un acte égoïste. Dans les deux cas, la haine de l’autre n’est pas la cause première du crime. La jalousie non plus. C’est de la haine de soi que naît la volonté du meurtre de l’Autre. Le crime passionnel n’est pas, à proprement parler, un crime envers l’Autre, mais un crime envers soi-même, un acte masochiste. La victime peut apparaître à la fois comme la cause du mal-être, mais également comme un « double » des héros, un double dont l’élimination serait bénéfique. On peut émettre l’hypothèse que Juan et Maria tuent leur amant pour résoudre quelque chose, pour « se délivrer », en quelque sorte.

« Insensé ! »(155) sera le cri qui résonnera dans les oreilles de Juan tout au long de son incarcération. Un cri d’Allende, à propos du meurtre de Maria. Un
cri qui traduit la route qu’ont suivie les deux couples au fil du roman, de leur rencontre au meurtre. L’isolement de Juan et de Paulina par rapport à la société ne sera pas sauvé par la naissance du couple. L’espoir d’une communion est en effet bien vite réduit à néant. Le mal-être de l’homme contemporain se poursuit jusque dans sa volonté de s’unir à l’Autre, à cet Autre qui lui ressemble et dont il a pourtant tant besoin. La connaissance de l’amant meurt à petit feu, à mesure que les deux héros cherchent à l’enrichir – tantôt Paulina se tait, tantôt Maria refuse de répondre. Paulina et Maria sont celles qui demeurent les plus mystérieuses au sein du couple. Cependant, ce sont Juan et Paulina qui abandonnent l’idée d’être compris par l’Autre. L’individu demeure seul, éternellement et absolument seul. Les moments d’union sont si ténus que leur existence ne fait qu’accentuer la sensation du manque de communion.

L’incommunicabilité langagière et sexuelle met à mal le désir de posséder l’Autre. Le refuge est tout trouvé : les deux personnages ne peuvent que s’enfermer dans des réflexions égocentrées qui ne provoquent que torture et haine de soi. L’Autre ne fait que complexifier davantage un esprit un peu plus complexe. Inaccessible, chaque jour plus lointain, l’Autre devient la cause et la cible de raisonnements paranoïaques chez Juan, et le tenant d’une culpabilité chez Paulina. La déchéance apparait ainsi comme l’aboutissement d’un échec « fatal » du couple, d’une désunion fondamentale : l’Autre n’est pas haï pour sa personne, mais pour ce qu’il crée chez le héros : une véritable torture. L’Autre, en tant qu’individu, meurt tant symboliquement que et physiquement au profit de l’individu égocentré. Que reste-t-il alors à Juan et à Paulina ? Il s’agira d’analyser les mécanismes de cette introspection masochiste, sans laquelle le crime passionnel n’aurait pas lieu. Le drame est-il celui du couple ou celui de l’individu ?

138 Paulina 1880, ed. cit. p. 103.
139 ibid, p. 107.
140 ibid, p. 127.
141 Le Tunnel, ed. cit. p. 131.
142 ibid. p. 42.
143 Conversation sur Richard dans Le tunnel, p. 74 à 76.
144 Paulina 1880, ed. cit. p. 220.
145 Le tunnel, ed. cit. p. 138.
146 Paulina 1880, ed. cit. p. 154.
147 Le tunnel, ed. cit. p. 71.
148 Paulina 1880, ed. cit. p. 146.
149 ibid. p. 139.
150 ibid. p. 157.
151 Le tunnel, ed. cit. p. 84.
152 ibid. p. 138.
153 ibid. après le meurtre, p. 226 à 231
154 ibid., p. 123.
155 Le tunnel, ed. cit. p. 139.

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