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CHAPITRE II : APPLICATIONS DES PRINCIPES DU MODELE JAPONAIS ET MODELE DE LANCASTER

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INTRODUCTION

Le modèle japonais de production, comme nous venons de le voir, repose sur des principes simples. Ces principes ont été mis en application de diverses manières, entre autres par des firmes telles que Toyota ou Sony. Ces firmes ont eu de nombreux succès par rapport à leurs concurrents occidentaux : accélération du développement de nouveaux produits, baisse des coûts de production, accroissement des gammes de produits offerts, etc… Ces firmes ont tenté de répondre au plus grand nombre de besoins qu’il leur était possible de produire – on prendra l’exemple de Sony qui en 1991 proposait plus de 250 modèles différents de baladeurs, dont un modèle pour les coureurs et un autre modèle étanche jusqu’à cinquante mètres.

Cette multiplication du nombre de modèles offerts par chaque producteur révèle leur tentative de se placer sur l’ensemble du diagramme de Lancaster, ou plus simplement la tentative d’individualiser la conception de la demande. Si le producteur considère les consommateurs comme un ensemble de segments socioculturels répondant aux impulsions types de leur segment, il pourra se contenter de proposer des gammes de biens allant en accord avec cette conception, c’est-à-dire un type de biens qui représente un ensemble de caractéristique par segment. Si désormais le producteur considère que chaque consommateur est unique, chaque consommateur doit pouvoir assouvir son propre besoin, donc obtenir un ensemble propre de caractéristiques. Le producteur doit donc pouvoir offrir les options de ses modèles en fonction de la demande, c’est-à-dire offrir un ensemble de biens combinant au maximum les caractéristiques techniques. C’est dans cet optique de diversité des goûts et de multiplication de modèles que s’est mise en place l’organisation japonaise.

Des firmes de toutes natures ont donc mis en place de telles structures de production. Dans ce chapitre, nous aborderons, dans le premier paragraphe, différents outils développés en suivant les principes présentés dans le chapitre précédent en faisant un lien avec le modèle de Lancaster, ensuite, dans un deuxième paragraphe, nous tenterons d’apporter une réponse aux problèmes décelés récemment par rapport aux exagérations du modèle, puis, dans une troisième partie, nous tenterons de reformuler le modèle de Lancaster en fonction de la nouvelle donne industrielle.

I – METHODE JAPONAISE ET MODELE DE LANCASTER

Le modèle de Lancaster pose un certain nombre de problèmes pour une firme ne se limitant pas à la production d’un seul bien. Un de ces problèmes se situe au niveau des transferts d’information liés à l’augmentation du nombre de modèles produits par la firme. Au niveau des transferts entre producteurs et consommateurs, on a vu que certaines firmes résolvaient ce problème en créant une “intimité(225)” avec les clients. Les firmes japonaises ont tenté de résoudre les problèmes de multiplication du nombre d’informations à transférer dans leur structure productive, par l’application des principes décrits avant.

A – Fluidité et flexibilité dans l’industrie d’assemblage

a – Le kanban comme une réponse aux distorsions de transferts d’informations

Le kanban a été mis au point par T. Ohno pour le système juste-à-temps, mais l’auteur s’est inspiré du système américain de supermarché, dans lequel le consommateur vient se servir en biens dont il a besoin. Le kanban est une fiche indiquant les pièces à fournir pour la production du modèle en cours de fabrication. Sur une chaîne de production, une boite vide munie du kanban ira de l’aval vers l’amont, puis la même boite reviendra contenant les pièces demandées. Ce ticket contient donc les caractéristiques du modèle qui sera produit.

Dans le modèle de Lancaster, une matrice met en relation les caractéristiques du modèle avec les biens disponibles sur le marché. Pour chaque bien, il est attribué un vecteur de coefficients techniques qui représente l’éventail de caractéristiques proposées par le bien. L’ensemble de ces vecteurs forme une matrice qui transforme l’espace C (des caractéristiques) vers l’espace G (des biens) et s’appelle la technologie de consommation. En considérant la définition du kanban, on peut estimer que celui-ci représente le support physique du vecteur de caractéristiques des biens. La somme des kanban d’une catégorie de bien – à supposer que cette pratique soit généralisée – représente le support physique de la technologie de consommation, au niveau de la production, bien entendu.

Avec la multiplication du nombre de modèles produits sur un marché(226), ainsi que du nombre de caractéristiques, la technologie de consommation s’accroit énormément, ce qui crée des problèmes de transferts d’informations dans le processus de production : comment techniquement transférer de plus en plus d’informations et comment être sûr d’être compris(227). L’avantage du kanban est qu’il propose une information normée, basée sur un langage technique. Le support est clair et limite le risque d’erreurs. C’est, en quelque sorte, un instrument destiné à l’imperfection de l’information, dans le cas du problème de déchiffrement du langage de l’interlocuteur.

Outre l’avantage normatif de l’information transmise par le kanban, celui-ci permet aussi de transmettre horizontalement les informations dans le processus de production, alors que les structures traditionnelles présentent des systèmes centralisés de transferts d’information par la hiérarchie(228).

b – Le système de production tiré par l’aval

Le kanban résout un problème de transfert d’informations lié à l’accroissement de la diversification des modèles de produits, mais aussi le problème de coordination des différents ateliers entre eux. Lors d’un pilotage de l’aval, les problèmes de coordination du système se posent. Ils peuvent être résolus par le Kanban en faisant partie la demande de l’aval vers l’amont et en faisant parvenir le bien en réponse de l’amont vers l’aval. Le système est coordonné par l'”appel synchrone”, qui commande un accessoire de telle manière que celui-ci le reçoive au moment de la réception. Par exemple, le donneur d’ordre d’un constructeur automobile passe la commande de sièges au moment de la peinture de la caisse et reçoit cette commande trois heures plus tard au moment de l’assembler. Le kanban et l’appel synchrone sont complémentaires ou supplétifs. L’appel synchrone, comme le kanban, peut être mis en relation avec la technologie de consommation, au moins avec le vecteur de caractéristiques du modèle en construction. Ohno explique la coordination entre l’appel synchrone et le kanban : “On voit que des lignes de sous-assemblage (ou lignes de montage de sousensembles) convergent vers la ligne principale. Des numéros d’identification permettent de repérer les voitures qui se succèdent sur la ligne principale. On voit que la voiture n° 1 est sur le point de quitter la ligne et que la n° 20 vient juste d’arriver dans la zone de montage des moteurs.

Synchronisation des montages

figure (31) Synchronisation des montages

Les informations de production (instruction d’assemblage) sont émises, pour chaque voiture, à l’entrée de cette zone moteur. Sur l’illustration, c’est l’instruction d’assemblage qui vient d’être émise, sous la forme d’un tableau qu’un opérateur attache à la voiture. Toutes les informations propres à la voiture à assembler y figurent, ainsi que la séquence des opérations à exécuter à chaque poste d’assemblage. Les opérateurs n’ont qu’à jeter un coup d’oeil à la feuille d’instructions pour savoir ce qu’ils ont à faire”(229).

En décomposant la production des accessoires en opérations de durées déterminées et précises, et en organisant les sous-ensembles de production de telle sorte que quelque soit le modèle de l’option choisie – par exemple, pour un moteur si celui-ci est un moteur diesel, normal ou turbo -, il nécessitera le même temps de production – c’est le nivellement ou lissage de la production – alors la ligne peut être organisée de sorte que l’opérateur en tête de ligne se procure l’information sur le modèle à produire à un endroit en amont sur la ligne de production afin que le sousensemble soit prêt lorsqu’il faudra l’assembler. Ainsi, sur l’exemple précédent, la tête de production des tableaux de bords commencera à produire le tableau de bords prévu pour la voiture 12, alors que le montage s’effectuera sur la voiture 8.

On peut faire la liaison entre ce type d’organisation et la technologie de consommation du modèle de Lancaster. L’organisation de la production est faite pour optimiser le temps d’attente en fin de chaîne de production des caractéristiques entre l’arrivée de la caractéristique finie et son montage sur le modèle. Le schéma qui suit compare les deux logiques fordiste et toyotiste – d’assemblage d’un produit :

deux logiques fordiste et toyotiste - d'assemblage d'un produit

figure 32(230)

L’organisation fordiste – partie supérieure du schéma – ne produit que de grosses quantités de modèles. L’information passe par la hiérarchie qui indique les changements à effectuer sur la chaîne de montage dans le cas d’un changement de modèle, ce qui accroit les coûts de stockage et de changements de modèles. Plus un produit est standardisé, moins ces coûts seront importants. Le modèle toyotiste – partie inférieure du schéma – annule les coûts de stockage des bien produits et des biens en cours de production. Un tel type d’organisation peut multiplier les modèles produits sur une même chaîne sous trois conditions : flexibilité des ateliers de production d’options – qui doivent pouvoir proposer les diverses options en un temps égal, sans accroître le coût de production -, lissage de la production – la production d’un type d’option doit toujours durer le même temps, ce qui entraîne la nécessité de diviser la production en séquences de temps équivalents – et qualité – la production des pièces doivent toujours prendre le même temps, le retard dû à une panne ou à l’élimination d’une pièce coûte cher, il doit donc être évité. Si la chaîne de production n’utilise que ce principe, le seul résultat obtenu par rapport au fordisme sera de limiter les coûts de stockage d’encours et de produits finis. L’utilisation conjointe des principes de fluidité, de flexibilité, de lissage de la production et de qualité permet d’accroître le degré de diversité des produits proposés sur une même chaîne d’assemblage.

c – Flexibilité et différenciation des produits

Comme nous l’avons indiqué dans le premier chapitre, la flexibilité et le lissage de la production permettent d’augmenter le nombre de modèles proposés sans trop accroître les coûts. Dans un modèle fordiste, lorsque la gamme s’élargissait, les problèmes d’organisation, de stock, etc… augmentaient plus que proportionnellement. Une organisation flexible permet d’éviter ce type de problèmes.

Si chaque atelier peut s’adapter rapidement à la production des divers modèles, et que la production des différents modèles de pièces conçues par les lignes de production de sous-ensembles, la production de biens divers sera facilitée. Pour réduire les stocks et produire des biens différenciés, la production des pièces se fait sur des machines non spécialisées dans des activités de base (découpage, soudure, fraisage, alésage, etc…) et positionnées en U afin de limiter les problèmes de place et de déplacements.

Le schéma ci-dessous montre l’organisation d’un atelier fabricant des pièces embouties. Avant amélioration, l’atelier produisait 3 200 pièces par jour, pour un temps de cycle de 9 secondes et une main d’oeuvre de 7 personnes. Après amélioration, une production équivalente et un même temps de cycle ne nécessitaient plus que 3 personnes. Les stocks intermédiaires sont passés de 1 800 pièces à 7 pièces. Outre les économies réalisées, l’organisation en U permet la production de pièces différenciées multiples. Imaginons que dans, une structure en ligne, on demande de produire différentes pièces, il sera alors nécessaire pour chaque poste de travail de disposer d’autant de boites qu’il y a de modèles différents. Si la production se fait en continu, la production pourra être aussi diversifiée que désirée. La ligne en U est donc une source d’économies de stocks et de main-d’oeuvre, mais aussi un facteur de diversification du produit.

Organiser la production

figure 33(231)

Organiser la production en U n’a pas de rapport direct avec le modèle de Lancaster, néanmoins, la production en U permet l’augmentation du nombre de modèles proposés, sans provoquer une augmentation des coûts trop importante pour l’exploitation des modèles ainsi développés. En créant une ligne de production composée d’ateliers organisés en U, le producteur peut diversifier toutes les étapes de la production et proposer sur une même chaîne toutes les options proposées pour chaque modèle. Cela aura donc une incidence sur la technologie de consommation, qui, à terme, ne pourra plus être appréhendée dans son ensemble, et aboutira à rendre la courbe continue(232).

B – Différenciation des produits dans les services

a – La fluidité de la production de services

Les problèmes de flux existent dans toutes les industries, y compris dans les services. L’exemple type de ce genre de problème est celui de la comparaison entre les structures organisationnelles des postes françaises et américaines. Le bureau de poste français type se caractérisait encore récemment par un ensemble de guichets spécialisés dans un nombre limité de tâches, aux clients de s’orienter vers le guichet qui lui convient. Il s’ensuit la possibilité de voir des guichets sous-exploités en raison de l’absence momentanée de clients intéressés par ce produit, alors que d’autres guichets sont envahis par les clients, ce qui a le double désavantage de créer un malaise chez les guichetiers ainsi que chez les clients(233). Dans les bureaux de poste américains, les guichetiers sont polyvalents et les clients reçoivent un ticket à l’entrée qui indique l’ordre de passage aux guichets. Ainsi, la poste a transféré la loi comptable FIFO qui permet d’éviter les problèmes cités précédemment.

De même, de plus en plus de sociétés de services – assurances, administrations, etc… – structurent la production par dossiers et non plus par fonction. Les employés ne sont plus spécialisés dans le règlement de tel type de litige ou dans l’exécution de telle tâche de la gestion du dossier, mais on leur confie le dossier dans son ensemble, ce qui permet au consommateur de n’avoir qu’un seul interlocuteur, donc de n’expliquer qu’une fois son problème en cas de problèmes. Le producteur quant-à lui limite les coûts de transferts de dossiers et différents gaspillages causés par ce type de situations.

Ces exemples montrent la nécessité d’une polyvalence des travailleurs dans les industries de services afin d’obtenir une fluidité de la production. Dans ce type de cas, il ne peut y avoir de fluidité s’il n’y a pas de flexibilité de la main d’oeuvre, qui est le principal facteur de production. La fluidité de la production passe donc par une élévation du niveau de formation de la main-d’oeuvre et par une simplification des procédés de production(234). Dans ces conditions, les services basés sur la main-d’oeuvre aura à choisir entre la fluidité de la production et la diversité des produits.

b – Le cas de la banque française

Les banques se sont fortement diversifiées au cours des années 70-80. Pour augmenter les parts de marché, elles devaient produire plus de services et chercher à élargir de plus en plus la clientèle. En considérant les résultats engendrés par ce système, elles se sont recentrées sur leur métier, c’est-à-dire les activités dans lesquelles elles excellaient. Le métier de base d’une banque est soit un type d’activité – banque commerciale, banque d’affaires, etc… – soit une concentration sur un segment particulier de clientèle – populaire, aisée, association, PME-PMI, professionnels, etc… – pour lequel elle augmente ses efforts. La banque propose des produits relativement encastrés dans la catégorie salariale du consommateur, aussi bien en raison des règlements qui régissent les produits qu’au niveau des prises de risques(235). Cette concentration sur les métiers de base s’est traduite soit par une reconcentration d’activité – avec abandons de produits ou cessation de filiales -, soit par une restructuration des clientèles(236).

Les produits de la banque commerciale sont ultra-standardisés. Les taux d’emprunts sont quasi-identiques, les produits financiers sont réglementés, il n’y a guère que quelques produits tels que les OPCVM qui proposent des rendements différents, quoique le rapport rendement/risques soit toujours à peu prêt identique. C’est pourquoi, depuis le début des années 90, les banques commerciales cherchent à personnaliser leur image, en se rendant bien compte que le principal facteur de différenciation se trouve dans les rapports entretenus entre le personnel et les clients(237). Les banques cherchent avant tout une stabilité, ce qui s’avère d’autant plus important depuis la crise de l’immobilier, donc la politique de développement des banques sera basée sur l’attachement de la clientèle.

La banque française se trouve donc dans une situation de type chamberlinienne : elle est monoproductrice, puisqu’elle s’est recentrée sur son métier de base, ayant affaire avec un “consommateur représentatif” qui agit selon les réactions types de sa classe de revenus, proposant un produit faiblement différencié suivant une réglementation stricte, ce qui implique une élasticité de la demande importante, et dans une industrie relativement fermée, puisqu’il n’y a guère que la poste et les compagnies d’assurances qui proposent des produits financiers(238). Enfin, la différenciation des produits se fait surtout par l’intermédiaire de la force de vente chère à Chamberlin.

II – METHODES JAPONAISES ET MODELE DE LANCASTER

Dans les paragraphes qui suivent, nous verrons quelques une des conséquences de l’application des principes du modèle japonais sur la production. Nous verrons que ces résultats peuvent paraître excellents à première vue, mais que les producteurs japonais se rendent eux-mêmes compte qu’ils sont allés trop loin dans l’application de ces principes. Nous verrons donc en quoi le modèle de Lancaster peut repositionner les stratégies industrielles.

A – Résultats du modèle japonais de production

a – Les résultats techniques

Le premier résultat est la baisse des coûts, provenant de la nouvelle politique de qualité, de la réduction des stocks d’encours et de produits finis et de la diminution de la main-d’oeuvre nécessaire à la production.

Pour baisser ses coûts de production, le modèle fordiste utilisait types d’instruments : les économies d’échelles, les effets d’expérience(239), la division technique du travail(240), centralisation de l’information et décisions prises par la hiérarchie. Le modèle japonais leur opposait ses principes : économies de variété(241), effets de formation et de compétence, polyvalence, transfert horizontal de l’information et implication de la main-d’oeuvre.

Le modèle japonais de production, grâce à la fluidité et la flexibilité, a entraîné un élargissement de la gamme des modèles proposés aux consommateurs. Un tel élargissement de la gamme dans un système fordiste aurait occasionné une hausse des coûts de production, en rapport avec la difficulté d’organiser la production en conséquence et avec les coûts de stocks provoqués, mais aussi avec la diminution de l’échelle de production de chaque modèle. L’organisation japonaise de la production permet d’éliminer ces coûts, et entre autres les coûts entraînés par l’organisation de la production due à la multiplication des modèles du produit. L’organisation japonaise a été crée pour produire des biens différenciés, et l’introduction d’une nouvelle déclinaison du produit n’entraînera pas de coût direct de production.

Enfin, l’organisation japonaise a permis aux industriels de réduire le temps de développement des nouveaux modèles. Cette réduction a été assez spectaculaire dans les industries d’assemblage, et notamment l’automobile(242) et la production de motocyclettes. Cette accélération du développement n’est possible que si d’une part on considère le développement d’un nouveau modèle de la même façon que la qualité – le Kaïzen -, c’est-à-dire si la différence entre un modèle et le précédent n’est pas très importante mais une amélioration continue du modèle permettra de creuser l’écart qui les sépare, et d’autre part si l’amortissement du nouveau modèle peut être effectué sur une période plus courte.

b – Les exagérations du modèle

La recherche poussée dans la production de gammes de produits de plus en plus larges a poussé les producteurs japonais à proposer de plus en plus de modèles afin de répondre à un maximum de besoins observés(243). Le problème est que ces producteurs sont allés trop loin dans le désir de différenciation et d’individualisation de la demande.

Malgré la puissance d’adaptation du modèle japonais et sa capacité à produire des courtes séries de biens différenciés, la volonté de pousser au paroxysme la diversification des modèles a entraîné une baisse de la rentabilité des modèles, ainsi qu’un problème de choix chez le consommateur. En effet, il est intéressant pour le consommateur de pouvoir choisir entre une quantité appréciable de modèles, mais si le choix devient trop difficile à effectuer, alors le consommateur éprouvera une gêne, et l’avantage de la différenciation se transformera en désavantage(244). C’est pourquoi les producteurs japonais ont décidé pour la plupart de réduire leurs gammes et d’étaler le développement de nouveaux produits. Une étude(245) nous indique les étendues de ces changements à travers quelques exemples : Toyota va réduire de 11 à 6 le nombre de versions de la Corolla, Mazda supprime 76 déclinaisons de son modèle 926, Nissan réduit de 40 % le nombre de ses moteurs, Sony a éliminé certains de ses produits, Matsushita reconnaît que seulement 10 % des produits de ses gammes ont été bien vendus. Cette situation montre que les producteurs japonais ont surévalué la capacité du marché à absorber des biens différenciés, ou du moins le degré de différenciation acceptable par le marché.

B – Le modèle japonais et la demande

Le défaut ne se trouve pas vraiment dans la production de produits différenciés mais dans l’approche qui est faite de la demande. Les producteurs japonais ont proposé des modèles déclinés sur une gamme importante d’options. Ces options augmentent le panel de choix du consommateur(246). Il est alors de plus en plus difficile de détecter les différences qui séparent les modèles proposés et de considérer l’ensemble de la technologie de consommation. Nous aboutissons donc à un niveau de différenciation qui gêne le consommateur dans son choix(247).

De plus, les constructeurs d’automobile proposent tous le même type d’équipement optionnel sur leurs modèles, ce qui annule l’effet de différenciation, puisque l’option devient la norme du produit. Si tous les producteurs proposent une option “Airbag”, ce n’est plus un phénomène de différenciation. Le cas de la Twingo est intéressant, puisque Renault a été forcé de produire un modèle ayant un minimum d’options afin de ne pas dépasser un seuil de prix. Ils ont poussé cette normation du produit à ne proposer qu’un nombre limité de couleur, et pourtant le modèle se vend bien. Ce phénomène peut être analysé comme une différenciation importante à la base du produit qui permet de limiter la différenciation créée par l’ajout d’options.

Comme nous l’avons vu précédemment, les producteurs peuvent pallier ce problème en abordant autrement l’individualisation de la demande. L’élargissement des gammes de produits a créé une frontière de caractéristique quasi-continue. Un producteur peut apprécier la frontière de caractéristiques de l’ensemble des produits proposés aux consommateurs. Suite à cela, il peut évaluer la courbe d’indifférence de chaque consommateur pour lui proposer une gamme plus limitée de produits mais surtout mieux adaptée aux besoins du consommateur248. Les producteurs ont considéré l’individualisation de la demande sans proposer une personnalisation de l’offre.

III – UNE REFORMULATION DU MODELE DE LANCASTER

Le modèle japonais de production a complètement bouleversé le système industriel. Le consommateur ne se trouve plus face à quelques produits présentant quelques caractéristiques, mais face à un marché hyper développé proposant un choix titanesque de caractéristiques. De plus, le consommateur se trouve face à tellement de modèles quasi identiques qu’il devient difficile d’estimer un choix de consommation, comme l’a fait Lancaster, sur une matrice de consommation.
Il est donc nécessaire d’adapter le modèle de Lancaster au nouveau contexte productif. La frontière de caractéristiques est devenue quasi continue en raison de la multiplication du nombre de modèles disponibles.

Avec le nombre croissant des modèles disponibles, il devient humainement impossible, dans un certain nombre de domaines tels que les moyens de transport ou l’audiovisuel par exemple, d’appréhender une technologie de consommation exhaustive. Si un consommateur se décide à acheter un vélo, il ne cherchera pas à connaître les onze millions de modèles existant, mais il cherchera à recentrer son choix en fonction d’un groupe restreint de modèles. La notion d’exhaustivité de la technologie de consommation doit donc être aménagée.

A – L’importance de la nouvelle forme de la frontière de caractéristique

La continuité du modèle classique de Lancaster provoquée par l’accroissement du nombre de modèle élimine la notion de choix subjectif. comme nous l’avons vu, le consommateur effectue un choix objectif – celui de la frontière de consommation en fonction de sa courbe d’indifférence – et un choix subjectif – qui est le choix du produit bornant cette frontière. Le fait de proposer un panel continu de bien entraîne que l’intersection entre la frontière de caractéristiques et la courbe d’indifférence s’effectuera sur un bien précis.

La publicité risque de donner des résultats plus flagrants que précédemment. Lorsqu’une publicité fait varier la courbe d’indifférence, le point d’intersection entre la nouvelle courbe d’indifférence et la frontière de caractéristiques peut rester, sur le diagramme du modèle de base, entre les mêmes biens, donc n’influencer que peu le choix. Sur un diagramme continu, la moindre variation de la courbe d’indifférence entraînera un changement de choix(249) :

Diagramme de Lancaster dans un cadre fordiste Diagramme de Lancaster dans un cadre toyotiste

figure 34

Pour permettre aux consommateurs de mieux maîtriser l’information, il est alors nécessaire de lui proposer un cadre de comparaison objectif et basé sur des éléments techniques(250).

B – Diagramme de Lancaster et marque des produits

a – La notion de marque

Ici on prendra le terme marque non pas comme le nom du producteur, mais plutôt comme le nom du bien générique ou de base. Par exemple, si on ne considère pas l’ensemble des modèles proposés par Renault – qui, en combinant les options, attend un nombre non appréhendable par le consommateur – mais plutôt les modèles de base – Twingo, Laguna, Safrane, etc… – le nombre de modèles se restreint, d’autant plus si on n’étudie que la différenciation horizontale, ce qui revient à comparer un ou deux modèles par producteur. Il faut alors supposer que les options proposées par les producteurs ont un prix proportionnel au prix du modèle de base.

b – Diagramme de Lancaster, choix de consommation et notion de marque

Si on considère maintenant le diagramme de Lancaster avec la notion de marque, on obtient le modèle suivant :

Dans un premier temps, les consommateurs compareront les modèles de base du marché, sans option. C’est la partie du modèle de Lancaster que celui-ci a développé dans la fin des années 60(251).

Une fois la marque choisie, le consommateur effectuera le choix d’option suivant les caractéristiques techniques proposées et le coût de ces options.
On peut prendre l’exemple du choix d’une automobile de ville de taille moyenne et de catégorie berline. Le choix devra s’effectuer entre les modèles de base :

Renault Clio
Peugeot 205
Citroën AX
Volkswagen Golf

Comme ces différents modèles ont une capacité à peu près identique au niveau vitesse, le choix s’effectuera sur l’aspect, la consommation et la solidité. Une fois le modèle choisi, par exemple l’AX de Citroën pour une préférence pour la consommation, le consommateur devra choisir les options : direction assistée, freins ABS, Airbag, etc…, en éliminant la climatisation en raison de la sur-consommation engendrée.
On peut donc dire que, lorsque les produits ne présentent pas d’options, le choix du consommateur se limite à la première partie du type de choix décrit dans ce paragraphe. On peut donc affirmer que le diagramme de Lancaster est le cas particulier – avec pour hypothèse que, si les biens sont indivisibles, alors on ne peut pas y ajouter d’option pouvant changer son utilité et ainsi influencer le choix du consommateur.

CONCLUSION

Ce chapitre nous a montré les liens qui existent entre le modèle de Lancaster et le système japonais d’organisation de la production. On voit bien que la différenciation des produits peut désormais s’effectuer chez un même producteur, au sein d’un même lieu de production. Néanmoins, l’analyse de Chamberlin reste valable dans certains secteurs, pour lesquels la mise en pratique des principes japonais entraîne une réduction forcée de la gamme d’activités proposées.
Le système japonais et l’analyse de Lancaster se sont développés chacun de son côté, mais sur une même base de travail : l’individualisation de la demande. Les deux modèles peuvent trouver un enrichissement en se rencontrant. Le système japonais pourrait améliorer son service au consommateur en individualisant la demande, et non plus en personnalisant l’offre. Le modèle de Lancaster pourrait devenir un modèle d’analyse du système japonais de marché.

CONCLUSION PARTIE III

Le modèle japonais prend donc le contre-pied du modèle fordiste. Comme l’indique Ohno, pour comprendre le toyotisme, un responsable d’une firme fordiste doit “penser à l’envers”. Il ne faut plus produire vers l’aval, mais il faut produire piloté de l’aval.

Le toyotisme, certainement poussé par les avantages considérables de productivité et de capacité d’adaptation sur le fordisme, a cependant tenté d’aller trop loin dans ses avancées. Tous les producteurs ont cherché à produire des biens plus diversifié, sans chercher vraiment à se différencier. Ils ont oublié les leçons de Chamberlin qui indiquait que la différenciation était un moyen de fidéliser la clientèle en produisant quelque chose d’unique. La boisson Coca-Cola possède une formule unique préservée de la connaissance par autrui, et c’est devenu la boisson non-alcoolisée la plus vendue au monde. Tandis que tous les constructeurs japonais se sont engouffrés dans des diversifications, sans pour autant se différencier des autres constructeurs. Quelques producteurs proposent des produits uniques – par exemple la suspension des Citroën – mais le marché automobile ne permet plus de développer une option pour un produit sans que celui-ci ne soit imité dans un bref délai par les autres constructeurs. La volonté de différenciation s’est donc traduit par une banalisation des produits.

225 Ce sujet est un thème fort développer dans les revues de gestion depuis la fin des années 80 :
Bloch Ph., Harabou R. et Xardel D., 1986, “Le client est l’avenir de l’entreprise”, Harvard-l’Expansion, été, n° 41, pp. 105-13.
Dubois B., 1991, “Le consommateur caméléon”, Harvard-l’Expansion, été, n° 61, pp. 7-13.
McKenna R., 1991, “Marketing is everything”, Harvard Business Review, jan./fev.; Tr. Fr. “Le client a pris le pouvoir”, Harvard-l’Expansion, automne, n° 62, pp. 96-105. Ces articles résument le mouvement de fond qui est en train de se produire dans ce domaine.
226 Pour prendre un exemple, McKenna R., 1991, Op. Cit., p. 96 estime qu’il existait en fin de l’année 1990 exactement 11 231 862 versions de bicyclettes. Ces bicyclettes ne sont pourtant pas produites par 11 millions de producteurs, mais par un petit nombre. De même, les entreprises japonaises de produits audio et vidéo proposent plusieurs centaines de modèles de chaque type de biens.
227 Le transfert sera aisé lorsqu’il s’agira de faire un choix sur cinq caractéristiques proposant chacune cinq possibilités distinctes les unes des autres. Le transfert sera plus épineux lorsque le nombre de caractéristiques sera plus important, que les possibilités seront nombreuses pour chaque caractéristique et que la distinction entre deux caractéristiques sera faible. Ces trois points sont autant de sources d’erreurs au transfert de l’information.
228 Voir Aoki M., 1986, “Horizontal vs. vertical information structure of the firm”, American Economic Review, vol. 76, n° 5, dec., pp. 971-83, en particulier aux pages 972-3.
229 Ohno T., 1978, Op. Cit., pp. 61-2.
230 Adapté de Ohno T., 1978, Op. Cit..
231 Source : Y Bouchut, 1990, “Organiser et gérer la production” in Jacot J.H., 1990, Du fordisme au toyotisme ? Les voies de la modernisation du système automobile en France et au Japon, Etudes et recherches du commissariat général du plan n° 7-8, février, La Documentation Française, Paris, p.185.
232 Cf. partie II chapitre 3.
233 Chez le client, le sentiment de perdre son temps ainsi que le sentiment de frustration développé par la vision d’autres guichets qui avancent plus vite, donc où des clients arrivés après celui-ci peuvent être servi plus rapidement créent une agressivité qui se reporte sur le guichetier.
234 Le fait, pour un producteur de services pour lesquels il y a un grand nombre de formulaires à remplir, de standardiser et de simplifier les formulaires permettra une plus grande fluidité. On peut prendre l’exemple d’une banque qui, à l’entrée d’un nouveau client, propose un contrat de base dans lequel présentées les produits d’épargne les plus courants, afin de n’avoir à remplir qu’un formulaire et non un formulaire par type d’épargne; cette manipulation économise du temps mais aussi de la place dans le stockage des contrats.
235 Par exemple, les PEP, Plans d’Epargne Populaires sont réservés aux revenus non-imposables. En revanche, certaines assurances-vie permettent une déduction fiscale, ce qui n’est pas intéressant pour cette classe de revenus.
236 Par exemple, le salaire moyen des clients du CCF est de 200 000 francs, alors que le salaire moyen français est de 120 000 francs. Le CCF s’est recentrer dans le milieu des années 80 sur les revenus supérieurs.
237 Ce qui explique les campagnes de publicité d’une banque montrant des employés se présentant au public. Ce qui explique aussi la recrudescence de recrutement de jeunes commerciaux dans l’ensemble des banques depuis quelques mois.
238 Certains pays, tels que la Suisse, ont un marché financier beaucoup plus élargi puisqu’il est possible de se procurer des assurances-vie, des prêts immobilier ou des comptes d’épargne dans les super-marchés, en prenant rendez-vous avec un cadre chargé de ces produits. En France, certains hypermarchés proposent déjà des comptes d’épargne (entre autres, les hypermarchés Continent).
239 Voir annexe “Courbe d’expérience”.
240 Smith A., 1776, The wealth of nations, Londres; Tr. Fr. 1976, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Gallimard, Paris. Ici, l’auteur décrit les avantages de la division technique du travail et de la spécialisation de la main-d’oeuvre dans des tâches de base : amélioration de la qualité et baisse des coûts de main-d’oeuvre.
241 Les économies de variété sont définies de la manière suivante : si on appelle F(a,b) les coûts de production des produits a et b par une même firme, alors F(a,b)<F(a,0)+F(0,b).
242 Pine J., Victor B. et Boynton A., 1993, “Making mass customization work”, Harvard Business Review, sep./oct.; Tr. Fr. 1993, “Comment faire du «sur mesure de masse»”, Harvard-l’Expansion, hiver, n° 71, pp. 13-22 indiquent que Toyota en est arrivé à pouvoir proposer un nouveau modèle tous les dix mois, contre quatre à cinq ans pour ses concurrents.
243 Tel que Sony qui a proposé, dans sa gamme de baladeurs, un modèle étudié pour le jogging et un autre pour la natation.
244 “Elles (les entreprises japonaises) n’ont eu de cesse de rechercher dans la rapidité une source d’avantage concurrentiel, mais le problème était que chacune d’elles poursuivait la même stratégie. A l’image d’un ferry-boat, elles ont fait couler l’embarcation en se précipitant toutes en même temps vers le même côté du bateau pour avoir la meilleure vue.”, Stalk G. et Webber A., 1993, “Japan’s dark side of time”, Harvard Business Review, juillet/août; Tr. Fr. 1993, “La face sombre du modèle japonais”, Harvard-l’Expansion, hiver, n° 71, pp. 23-31. Citation p. 27.
245 Stalk G. et Webber A., 1993, Op. Cit.
246 Si on propose une option déclinée sur n formules, le nombre de modèles disponibles sera multiplié par autant. Cette situation accroît d’autant la taille de la technologie de consommation.
247 Par exemple, Toyota propose plus de 50 modèles différents de volants, alors que cette pièce n’est pas vraiment d’une importance considérable dans le choix de consommation d’un véhicule.
248 Cf partie 2, chapitre 2 sur la conception japonaise de la demande..
249 La figure 34 montre un exemple de changement d’attitude en fonction du changement de courbe d’indifférence. Dans le cas d’un cadre fordiste, la courbe d’indifférence restera sur la même frontière de caractéristique. Si les biens sont divisibles, le consommateur pourra choisir un mélange des deux biens, donc un changement de position sur la frontière de caractéristique entraîne un nouveau rapport de consommation des deux biens, donc un changement de consommation. Si les biens sont indivisibles, le choix subjectif peut ne pas pousser un consommateur, même si il change de position sur la frontière de caractéristiques, à changer de type de consommation. Lorsqu’il s’agit d’un cadre toyotiste, un changement de courbe d’indifférence, donc de la position sur la courbe d’indifférence, entraînera obligatoirement un nouveau type de consommation.
250 Les revues et organismes tels que Gault & Millaut pour le vin, le Guide Michelin pour les attraits touristiques, Cinquante millions de consommateurs pour les produits de consommation ainsi que tous les tests parus dans des revues spécialisées permettent d’obtenir une exhaustivité de l’information sur des domaines techniques en rapport avec les produits proposés sur le marché.
251 Lancaster K., 1966 et 1971, Op. Cit.

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