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Chapitre 1 – L’externalisation de la Défense : approche théorique

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Pour comprendre l’externalisation d’un point de vue théorique, il convient d’en préciser la définition et d’en connaître la genèse politique. Ces réponses données, les questions n’en demeurent pas moins, notamment en ce qui concerne la souveraineté étatique.

1) Définition

« Pénétrer jusqu’au fond des choses, séparer la connaissance vraie de l’apparence et de l’erreur, telle était pour l’homme socratique la plus noble des vocations, et même la seule qui fût véritablement humaine. », Nietzsche, La Naissance de la tragédie, 1872

La notion d’externalisation doit être précisée car elle est trop souvent confondue avec d’autres notions.

A) Externalisation et privatisation

Par externalisation, il faut entendre le processus par lequel une entreprise ou une administration décide de confier la prestation d’un service à une firme indépendante spécialisée dans ce type de tâches. En d’autres termes, il s’agit de faire réaliser une activité par autrui. A contrario, la privatisation est le transfert complet de services ou de biens du secteur public au secteur privé.

Dans ces conditions, la différence entre externalisation et privatisation est double. Tout d’abord, en privatisant, on transfère le contrôle complet d’un service à un autre organisme, tandis qu’en externalisant, on transfère la prestation d’un service, mais non son contrôle. Ainsi, l’entité qui externalise conserve la maîtrise de l’établissement des politiques tandis que l’entité qui privatise n’a plus voix au chapitre.

Ensuite, l’externalisation consiste à confier la réalisation d’un service à une entreprise « nonmilitaire », ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être publique. En effet, la société DCI International75 est une « entreprise de taille intermédiaire (ETI) de services dont l’Etat est actionnaire de référence » et l’Economat des Armées(76) est un EPIC(77) (donc 100% public). Autrement dit, les sociétés bénéficiant des processus d’externalisation ne sont pas toutes des sociétés privées, même s’il est vrai que la majorité l’est.

Par ailleurs, la définition donnée précédemment de l’externalisation est celle adoptée par le Secrétariat général pour l’administration (SGA) qui, dans un document de 2007, y voit une « opération contractuelle impliquant un partenariat plus ou moins étroit, par lequel un organisme décide de confier ou de transférer avec obligation de résultats à une structureexterne, une fonction, un service ou une activité qu’il assurait antérieurement.(78) »

En conclusion, il est tout à fait légitime de parler d’externalisation dans les forces armées françaises mais totalement abusif et erroné de recourir au vocable de privatisation.

B) Externalisation et obligations contractuelles

Il est intéressant de noter que selon le SGA, la société bénéficiant de l’externalisation d’un service du ministère de la Défense a une obligation de résultats (article 1147 du Code civil) et non une obligation de moyens (article 1137 du Code civil). En d’autres termes, l’Etat peut engager la responsabilité de ladite société sur la simple constatation que le résultat promis n’a pas été atteint. Et d’ailleurs, il n’a pas besoin de prouver une faute de cette dernière. Cette précision est d’importance car elle est une garantie majeure du bon accomplissement des prestations externalisées.

C) Externalisation et sous-traitance

Il arrive parfois de confondre les processus d’externalisation et les processus de soustraitance. Or, il existe une différence subtile.

Dans le cas de la sous-traitance, il s’agit de confier à une entreprise extérieure une tâche simple que le donneur d’ordre ne peut ou ne veut effectuer lui-même. Dans le cas de l’externalisation, il s’agit d’une sous-traitance « globale » dans la mesure où le donneur d’ordre confie à l’entreprise extérieure, non pas une tâche simple mais tout un pan d’activité, voire « des fonctions autrefois jugées indispensables », ce qui impliquerait l’embauche de personnel spécifique et l’acquisition d’équipements appropriés par la société partenaire, ce qui suppose un engagement plus long qu’une simple activité de sous-traitance, définie comme réversible à tout moment(79).

Ainsi, et comme le rappelle le député Michel Dasseux, « l’externalisation, connue aux Etats-Unis sous l’appellation d’outsourcing, serait en quelque sorte le prolongement logique, voire l’aboutissement d’une sous-traitance qui aurait servi de coup d’essai.(80) ».

2) L’externalisation de la Défense : un processus en deux temps

« La politique et les intérêts économiques sont des choses trop liées pour être traitées séparément. », Paul Deschanel

L’idée d’externalisation était déjà en germe à partir du moment où l’Etat, soumis à des contraintes budgétaires de plus en plus fortes, s’est interrogé sur les moyens de continuer à assurer ses missions de service public à un moindre coût. En cela, le processus de décentralisation territoriale débuté à l’aube des années 1980 peut être vu comme un prélude à l’externalisation. Une fois cette dernière engagée, il ne restait plus qu’à l’étendre au domaine de la défense.

A) La décentralisation comme prélude à l’externalisation

Les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979 ainsi que le « tournant de la rigueur » en 1983 ont montré, et cela indépendamment de la couleur politique du parti au pouvoir, que l’Etat français n’était pas omnipotent. Passée cette prise de conscience, les premières tentatives de réorganisation des pouvoirs publics sont apparues. Ainsi, l’acte I de la décentralisation date de 1982(81). Cette réforme de l’Etat est une véritable remise en cause directe du modèle jacobin hérité de la Révolution de 1789. Fondée sur l’intérêt local, la décentralisation territoriale donne naissance à des collectivités publiques distinctes de l’Etat (région, département, commune) auxquels ce dernier confie un pouvoir de décision et de gestion, sous le contrôle de la loi(82).

Il ne s’agit pas ici, bien évidemment, de mettre sur le même plan la décentralisation et l’externalisation. Cependant, il est possible de voir dans la première un prélude à la seconde.

En effet, ces processus sont tous les deux le fruit d’une même logique de la pensée. Dans les deux cas, l’Etat s’interroge s’il peut réaliser ses missions de service public avec une meilleure efficacité, un moindre coût et une plus grande qualité. Dans les deux cas, l’Etat souhaite confier à une autre entité des compétences qui lui appartenaient autrefois en propre. Les approches qui ont guidé la décentralisation ont donc de nombreux points communs avec celles qui guident actuellement l’externalisation.

B) L’extension de l’externalisation au domaine de la Défense

Une fois le processus d’externalisation engagé dans la fonction publique, il ne restait plus qu’à l’étendre aux forces armées. En effet, la mise en oeuvre, à partir du 10 juillet 2007, de la révision générale des politiques publiques (RGPP) ne pouvait pas exiger de la part des ministères des réformes structurelles (baisse des dépenses publiques et amélioration des politiques publiques) sans que le ministère de la Défense n’y prît part.

Si l’on étudie les différents rapports RGPP, la partie consacrée au ministère de la Défense souligne que « le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale et la Révision générale des politiques publiques ont conduit à réformer profondément les politiques conduites par le ministère, avec 10 objectifs principaux :

– 1) Améliorer la gouvernance du ministère ;
– 2) Renforcer le pilotage des investissements de défense ;
– 3) Adapter les capacités opérationnelles aux nouveaux conflits ;
– 4) Accroître l’efficacité du soutien de toutes les entités opérationnelles du ministère en mutualisant le soutien par zone géographique ;
– 5) Renforcer l’efficacité du soutien aux opérations ;
– 6) Favoriser une gestion optimale des ressources humaines ;
– 7) Contribuer à la maîtrise du coût de fonctionnement ;
– 8) Renforcer l’efficacité du soutien commun ;
– 9) Mobiliser efficacement toute une classe d’âge sur la défense et la citoyenneté ;
– 10) Simplifier les démarches des usagers. »

De façon plus concrète, la question de l’externalisation est maintes fois abordée. Dans les différents rapports RGPP, ses modalités d’application sont précisées.

Dans le 4e rapport RGPP de juin 2010, le recours à l’externalisation est envisagé dans le cadre de l’accomplissement de trois objectifs (soit presqu’un tiers du total, ce qui est loin d’être négligeable). Ainsi, le cinquième objectif visant à « Renforcer l’efficacité du soutien aux opérations » invite au « recentrage des armées sur leur cœur de métier » et fait directement référence à un « recours ad hoc aux externalisations (83) ». Le septième objectif ayant pour finalité de « contribuer à la maîtrise du coût de fonctionnement » rappelle que « la rationalisation des fonctions relatives à la restauration, l’hôtellerie et les loisirs se poursuivra et sera complétée par des externalisations qui seront mises en œuvre à partir d’octobre 2010(84) ». Enfin, le huitième objectif (« renforcer l’efficacité du soutien commun ») prévoit que la maintenance des infrastructures pourrait être assurée par des sociétés privées.

Dans le 5e rapport RGPP publié en mars 2011, il est rappelé que les principales opérations d’externalisation ont eu lieu en matière de restauration (« huit sites ont été externalisés et 11 restaurants sont exploités par un prestataire privé depuis le 10 janvier 2011(85) »), ce qui permettrait de réaliser une économie d’exploitation de 18%. Toutefois, l’état d’avancement des mesures prises dans le cadre de la RGPP n’est pas toujours optimal et le Conseil de modernisation des politiques publiques insiste sur la nécessité de « moderniser la fonction habillement au sein des forces armées(86) ».

Enfin, dans le 6e et dernier rapport RGPP publié en décembre 2011, le cinquième objectif (« Renforcer l’efficacité du soutien aux opérations ») prend forme avec l’externalisation du maintien en condition opérationnelle (MCO) d’une partie du matériel aéronautique. En effet, c’est aujourd’hui la société Cassidian Aviation Training Services (CATS), filiale d’EADS implantée à Cognac, qui assure les « services de réparation, d’entretien et services connexes relatifs » aux 41 Xingu présents sur les bases d’Avord, de Lann-Bihoué et de Hyères.

3) Délégation ou perte de souveraineté ?

« Le roi promet aussi de conserver la souveraineté, les droits et noblesses de la couronne de France, sans les aliéner ou transporter à personne. », Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, 1709 (posthume)

A) L’Etat comme décideur ultime

Comme l’a démontré le sociologue allemand Norbert Elias dans son ouvrage intitulé Sur le processus de civilisation (1939), l’Etat moderne est le fruit d’un processus de monopolisation de la violence physique, d’abord entamé par les princes pour leur profit personnel et parachevé par la puissance publique. En d’autres termes, la sociogenèse de l’Etat est liée au renforcement des grandes monarchies, qui désarment les seigneurs féodaux en obtenant le monopole de la violence légitime avec le contrôle de l’armée et de la justice.

Max Weber ne dit pas autre chose lorsqu’il définit l’Etat comme le détenteur du « monopole de la violence physique légitime » (Le Savant et le politique, 1919). Cependant, Weber reconnaît que l’Etat peut exercer lui-même ce monopole ou le déléguer. Il s’agit là d’une précision extrêmement importante puisqu’elle autorise l’Etat à ne pas faire « tout par lui-même ».

Dans ces conditions, il apparaît difficile de voir dans l’externalisation une tentative de déconstruction de la souveraineté étatique. En effet, l’Etat n’est pas remis en cause dans sa capacité décisionnelle. Comme le dit Philippe Chapleau, il « reste le décisionnaire / décideur ultime.(87) » De même, pour Eric Delbecque, actuel directeur du département sécurité économique de l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ), « refaire l’Etat », c’est redéfinir « les modalités et non l’essence de la souveraineté » et c’est accepter que « la puissance souveraine (puisse) choisir de déléguer, plus ou moins temporairement, un pouvoir, c’est-à-dire une capacité particulière.(88) »

B) Le risque de la perte de souveraineté

Cependant, le discours précédent est fortement critiquable car l’externalisation n’est pas un processus uniforme. Soit l’externalisation est un processus additionnel, soit elle est un processus substitutionnel.

Dans le cas où elle est un processus additionnel, l’externalisation est un moyen pour un organisme d’acquérir des capacités qu’il ne possède pas. Il s’agit d’ajouter des capacités externes aux capacités internes. Dès lors, aucune perte de souveraineté ne peut être déplorée.

Dans le cas où elle est un processus substitutionnel, l’externalisation est un moyen pour un organisme de faire effectuer par une structure externe une fonction qu’il assurait antérieurement. Il s’agit de substituer des capacités externes aux capacités internes.

Dès lors, il y a risque de perte de souveraineté. En effet, en déléguant à une structure externe une certaine fonction, l’organisme court le risque de ne plus être capable de se la réapproprier lorsque le besoin s’en fera sentir (nous reviendrons plus tard sur cette question de la réinternalisation).

Par conséquent, si sur le plan théorique l’Etat reste le décideur ultime, en pratique, il se pourrait bien qu’il n’eût pas toujours le choix.

Après avoir défini ce qu’était l’externalisation, étudié sa genèse et précisé ce qu’elle qu’impliquait en termes de souveraineté étatique, il convient maintenant de s’attacher à ladimension concrète qu’elle revêt.

75 Défense Conseil International est un partenaire des forces armées françaises dans le cadre de contrats de prestations de services. DCI propose également, au profit des pays étrangers, des prestations de services externalisés dans le conseil et l’assistance sur la totalité du cycle de vie des programmes de défense et de sécurité, mais aussi dans l’ingénierie de formation, dans les domaines académique, opérationnel et technique.
76 L’Economat des Armées (EdA) est une centrale d’achat et un prestataire de services dédié au soutien des formations administratives de la Défense, sous-tutelle de l’Etat-major des Armées, au sein du ministère de la Défense.
77 Un Etablissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) est une personne morale de droit public ayant pour but la gestion d’une activité de service public. Par exemple, la RATP, la SNCF et l’Opéra de Paris sont des EPIC.
78 Secrétariat Général pour l’Administration et institut Esprit Service, Externalisation. Principes et méthodes, 2007, p. 50.
79 Rapport d’information n° 3595, Sur l’externalisation de certaines tâches relevant du ministère de la Défense, Michel Dasseux, 12 février 2002, p. 11.
80 Op. cit., ibid.
81 Loi n°82-213 dite loi « Defferre » promulguée le 2 mars 1982 par le gouvernement de Pierre Mauroy.
82 Contrôle de simple légalité assuré par les tribunaux administratifs et les chambres régionales des comptes.
83 4e rapport RGPP : partie défense, juin 2010, p. 3.
84 Op. cit., p. 4
85 5e rapport RGPP : partie défense, mars 2011, p. 7.
86 Op. cit., ibid.
87 CHAPLEAU Philippe, Les nouveaux entrepreneurs de la guerre : des mercenaires aux sociétés militaires privées, Vuibert, Paris, 2011, p. 36.
88 DELBECQUE Eric, L’Europe puissance ou le rêve français, Editions des Syrtes, Paris, 2006

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