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Chapitre 1 – Le mercenariat : approche historique

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Il peut paraître étonnant d’aborder la question de l’externalisation en traitant d’abord de l’histoire du mercenariat, notamment parce que l’amalgame a souvent eu lieu entre la figure du mercenaire et celle du contractor. Et il est vrai que la différence entre les deux n’est pas aisée. En témoignent certains personnels de sociétés de protection (sociétés parfaitement légales du point de vue du droit international) dont l’allure est très proche de celle des « chiens de guerre » et autres Affreux(5). Cette confusion des genres tient en partie au fait que le mercenariat et l’externalisation, bien qu’étant deux réalités distinctes, entretiennent certains liens dans la mesure où le mercenariat constitue la première forme historique d’externalisation.

1) Définition

« La perversion de la cité commence par la fraude des mots. », Platon

Le débat autour de l’externalisation est souvent miné par des rapprochements historiques hasardeux. C’est pourquoi, avant d’étudier l’histoire du mercenariat, il convient de définir précisément la réalité que recouvre le terme de mercenaire.

A) Etude étymologique

Etymologiquement, « mercenaire » vient du substantif latin mercenarius, qui tire lui-même son origine du mot merces. Polysémique, merces signifie tout à la fois 1) le salaire, la récompense, le prix pour quelque chose ; 2) la paye, la solde, les appointements ; 3) le loyer, le fermage, le salaire (Le Grand Gaffiot : dictionnaire Latin – Français, Hachette, 2000). Dès lors, tout travail réalisé en échange d’une rémunération peut se voir qualifier de mercenaire.

De même, le mot « soldat » tire son origine de l’italien soldato, forme substantivée du verbe soldare qui signifie le fait de « payer une solde » (Littré, édition 2006). Ainsi, à ce stade, il n’y a aucune différence de nature entre le mercenaire et le soldat. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car lorsque les médias parlent des « soldats français », ils font référence aux militaires de l’armée française et non à des soldats privés de nationalité française.

Enfin, il est intéressant de noter que contrairement au mot latin mercenarius, son équivalent grec mistophoros, c’est-à-dire celui qui reçoit un misthos (une solde), n’a engendré aucun nom dans la langue française. Il faut toutefois noter que ces vocables, bien que d’origines différentes, entretiennent tous deux une étroite relation à l’argent.

B) Mercenaire et soldat de fortune

« Il me semble que les choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures. », Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721

Le terme de « soldat de fortune » est également utilisé pour parler des mercenaires. Alors que le mercenaire est avant tout motivé par l’appât du gain et intéressé matériellement, le soldat de fortune chercher d’abord l’aventure ou obéit à des motifs idéologiques.

Cependant, la distinction entre mercenaire et soldat de fortune n’est pas aussi simple que cela car elle implique de connaître les motivations des personnes concernées. Elle invite à explorer leur intimité. Or, dans les pays condamnant moralement l’accumulation des richesses, il est plus vraisemblable de trouver des individus se définissant comme soldats de fortune et non comme mercenaires.

De plus, il est possible d’instrumentaliser l’emploi du nom de mercenaire. A l’image du terroriste, le mercenaire est toujours mercenaire « sous le regard de l’autre » (Michel Wieviorka). A titre d’exemple, les moudjahidin qui s’en vont combattre les « infidèles » dans le cadre du petit jihâd(6) en n’attendant rien d’autre que de mourir en shahîd(7) doivent-ils être vus comme des mercenaires ou bien comme des soldats de fortune ? En effet, ces hommes ne se battent pas pour de l’argent mais pour des valeurs, qui même si elles ne sont pas les nôtres, restent des valeurs qui doivent être prises en considération. Ils s’appellent d’ailleurs entre eux « soldats de Dieu » ou « combattants de la foi ». Dès lors, on aurait tort de les considérer comme des mercenaires et le vocable de « soldat de fortune » doit aussi leur être appliqué.

En conclusion, si la distinction entre mercenaire et soldat de fortune permet de comprendre et d’analyser la réalité, elle est une simplification qui peut parfois tourner à la falsification.

C) Acception contemporaine

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. », Boileau, L’Art poétique, 1674

Si l’étude étymologique d’un mot permet souvent d’apporter un éclairage sur les réalités qu’il recouvre, la définition donnée au départ du mercenaire n’est pas totalement satisfaisante au regard des critères contemporains. D’après le Littré (édition 2006), le « mercenaire » est soit 1) un ouvrier ou un artisan qui travaille pour de l’argent ; 2) un étranger qui sert dans une armée pour de l’argent ; 3) un homme intéressé et facile à corrompre pour de l’argent. C’est donc la deuxième définition qui sera l’objet de nos soins, définition qui est d’ailleurs partagée par d’autres dictionnaires comme le Nouveau Petit Robert (édition 2007) qui considère le « mercenaire » comme un « soldat professionnel à la solde d’un gouvernement étranger. »

Malheureusement, ces définitions contemporaines sont partiellement vraies. Il serait effectivement abusif de considérer tout soldat vendant ses services pour de l’argent en territoire étranger comme un mercenaire. Affirmer cela reviendrait à considérer les membres de la Légion étrangère, de la Legión Española ou encore les Gurkhas népalais et les Gardes suisses du Vatican comme des unités mercenaires.

Par conséquent, il n’y a pas à l’heure actuelle de définition satisfaisante du mercenaire. C’est pourquoi, il convient de se tourner vers l’histoire pour mieux saisir la réalité que revêt ce terme.

2) Le mercenariat : de l’Antiquité à l’époque moderne

Le capitaine d’un bâtiment de la Royale Navy s’adressant à Surcouf : « Vous, Français, vous vous battez pour l’argent. Tandis que nous, Anglais, nous nous battons pour l’honneur ! » Et Surcouf de répliquer : « Chacun se bat pour ce qui lui manque. »

S’il arrive si souvent de considérer les sociétés privées de services de sécurité et de défense comme des formes actualisées de troupes mercenaires, c’est avant tout parce que le mercenariat a longtemps été la seule modalité d’externalisation au sein des forces armées.

Par ailleurs, lorsqu’on porte un regard d’historien sur ce phénomène, on apprend deux choses. Tout d’abord, que le recours à des forces armées privées remonte à l’Antiquité et non à la seconde moitié du XXe siècle. Ensuite, que le mercenariat, en plus d’être un phénomène transhistorique, est également un phénomène « transgéographique » puisqu’on en retrouve des traces aussi bien en Egypte qu’au Japon.

A) L’Egypte antique : berceau historique du mercenariat

« Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies, Berce de rêves doux le sommeil des momies. », Verlaine, « Nocturne parisien », Poèmes saturniens, 1866

Si le mercenariat ne semble pas remonter avant l’Antiquité, c’est selon le journaliste Philippe Chapleau parce les sociétés primitives n’étaient pas en capacité de conjuguer « l’industrialisation » (qui détermine le choix des armes et les tactiques guerrières) et le commerce (qui induit échanges et prestations tarifées).(8) »

Pour autant, si cette explication permet de comprendre pourquoi le mercenariat n’a pas pu voir le jour durant la Préhistoire (dont la fin est estimée aux alentours de 3 500 ans avant la naissance du Christ), elle ne dit pas pourquoi ce phénomène est d’abord né en Egypte et pas dans une autre région du monde. D’après certaines études, deux facteurs peuvent être considérés sérieusement. Le premier facteur est lié à la répartition de la population. Sous l’Ancien Empire (2815 à 2400 avant J.-C.), l’Egypte est une civilisation essentiellement agricole et une importante partie des sujets du Pharaon est dévolue aux travaux des champs.

Peu d’hommes sont donc affectés à la défense du royaume. Le second facteur quant à lui est d’ordre économique. L’Egypte, parce qu’elle s’affirme comme la puissance la plus riche de la région, attire la convoitise des pays voisins (Nubie, Libye et Phénicie) et se heurte également à une autre puissance, le royaume hittite (actuelle Turquie). C’est pourquoi, les pharaons vont recourir massivement à des supplétifs étrangers pour augmenter leurs effectifs militaires « nationaux ».

Ainsi, des milliers de soldats privés originaires du Soudan, de Syrie et de Palestine servent dans l’armée de Sésostris III, pharaon de 1881 à 1842 avant J.-C. Toutefois, ce sont surtout les souverains du Nouvel Empire (1590-1085 avant J.-C.) qui ont intensifié le recrutement de mercenaires, notamment Ramsès II (1304-1236 avant J.-C.), qui n’a pas hésité à les intégrer dans ses quatre corps d’armée. Etonnement, c’est à l’époque où l’Egypte connaît une période de régression appelée Basse époque (1085 – 333 avant J.-C.) que le nombre de mercenaires est le plus important. A ce titre, le pharaon Apriès, en 569 avant J.-C., possède une armée qui compte 30 000 mercenaires grecs et cariens appartenant soit aux troupes d’élites, soit aux équipages de rameurs de la flotte égyptienne. Il s’agit là d’un nombre considérable car, à titre de comparaison, l’armée d’Alexandre comptera, un peu plus de deux siècles plus tard, « seulement » 27 300 hommes (24 000 fantassins et 3 300 cavaliers).

B) La Grèce, Rome et Carthage

« Tout empire périra. », Jean-Baptiste Duroselle

a) La Grèce

Comme nous l’avons vu auparavant, les mercenaires grecs étaient renommés dans tout le bassin méditerranéen pour leur professionnalisme. Trois régions sont alors considérées comme de véritables réservoirs de guerriers : le Péloponnèse, pour ses hoplites (infanterie lourde), la Thrace, pour ses peltastes (infanterie légère) et la Crète, pour ses archers. Parce que les techniques de combat nécessitent un long apprentissage, notamment le maniement des armes de jet, le mercenariat permet de disposer rapidement d’une force armée composée d’hommes endurants aussi bien qu’expérimentés.

Cependant, la Grèce n’a pas été qu’une pourvoyeuse de mercenaires, elle y a également fait appel. Pour citer Michel Debidour dans Les Grecs et la guerre (2002) : « D’abord, on enrôla des esclaves […]. Et plus encore, on se mit à engager à prix d’argent des professionnels de la guerre : des mercenaires (mistophoroï (9) ). » Paradoxalement, on aurait pu penser que la tradition grecque du « soldat-citoyen » constituât un obstacle au développement du mercenariat. Or, il n’en fut rien. Athènes et Sparte y ont ainsi largement recouru. Cependant, ce processus d’externalisation avant l’heure a également suscité de vives critiques. En effet, comme le note Jean-Didier Rosi dans Privatisation de la violence – Des mercenaires aux sociétés militaires privées (2009), « le goût des mercenaires pour le pouvoir suscitait pourtant de sérieuses inquiétudes relayées dès 356 AC par Isocrate comme par Aristophane et Démosthène.(10) » Ces inquiétudes s’avérèrent fondées puisque vingt ans plus tard, lors de la bataille du Granique, en 334 avant J.-C., Alexandre le Grand, roi de Macédoine, dut combattre des mercenaires grecs engagés par le roi perse Darius III qui avaient servi quelques années plus tôt, pour Philippe II de Macédoine, son propre père.

Enfin, il faut rappeler que le mercenaire grec le plus célèbre est sans aucun doute le philosophe athénien Xénophon (426 – 354 avant J.-C.), qui dans l’Anabase (« montée » vers l’intérieur en venant de la mer), raconte la campagne menée au profit du Perse Cyrus le Jeune.

Ce dernier, cherchant à détrôner son frère aîné, Artaxerxès II, sollicita pour renforcer sa propre armée près de dix mille mercenaires grecs qu’il obtint grâce à ses bonnes relations avec Sparte. Malheureusement, l’expédition sera un échec (Cyrus sera tué) et Xénophon et ses compagnons seront contraints de fuir, sans avoir jamais vu une once du butin promis.

b) Rome

Rome fit appel à des mercenaires aux IIIe et IIe siècles avant J.-C. Là encore, la raison principale réside dans le manque d’effectifs « nationaux ». Et pourtant, Rome connaissait le principe de la conscription obligatoire (chaque citoyen âgé de dix-sept ans et plus était tenu de servir durant seize campagnes hivernales s’il était versé dans l’infanterie et durant dix années, s’il appartenait à la cavalerie (11) ). A titre d’exemple, en 225 avant J.-C., juste avant la Deuxième Guerre Punique, l’Armée républicaine pouvait mobiliser 700 000 hommes parmi lesquels seulement un tiers était de citoyenneté romaine.

Un autre facteur doit également être pris en compte, géopolitique cette fois-ci. Plus le territoire contrôlé par Rome s’étendait, plus il devenait difficile de faire assurer la défense des frontières par des citoyens romains. C’est pourquoi, la Ville éternelle fit appel à des soldats des pays nouvellement conquis pour assurer ce genre de missions. Du côté des supplétifs, intégrer les légions romaines présentait un intérêt certain puisque cela pouvait leur permettre d’acquérir le fameux statut de citoyen.

c) Carthage

S’agissant de Carthage, son recours à des mercenaires ne fut pas toujours heureux. En effet, à l’époque des guerres puniques l’opposant à Rome (il y en eut trois en tout), Carthage fit appel à un nombre croissant de soldats étrangers. Au début de la Première Guerre Punique (264 – 241 avant J.-C.), l’ancienne colonie phénicienne comptait dans ses rangs 150 000 hommes. Comme le déclarent André Aymard et Jeannine Auboyer, « quelle qu’ait été la population de la ville à cette époque, il est évident que cette armée ne pouvait être constituée des seuls carthaginois.(12) »

Cependant, quand la guerre prit fin, Carthage perdit la Sicile qui devint la première province romaine. 20 000 mercenaires présents sur l’île décidèrent alors de regagner les côtes d’Afrique pour se faire payer le prix de leurs services. Ruinée économiquement, Carthage ne put les rétribuer, ce qui engendra une révolte menée par les mercenaires et menaçant l’existence même de la ville. C’est seulement en – 237, soit quatre ans après la fin du conflit, que le général Amilcar Barca réussit à mater cette rébellion. C’est d’ailleurs cet épisode qui inspirera le célèbre roman Salammbô (1862) de Gustave Flaubert.

En conclusion, il faut retenir que le recours au mercenariat dans l’Antiquité est intimement lié à la question démographique. A ce titre, les Egyptiens étaient surtout des agriculteurs et les Carthaginois des marins et des commerçants. Par conséquent, la survie de ces peuples dépendait étroitement d’une défense assurée par des supplétifs étrangers. De plus et d’un point de vue stratégique, le recrutement de mercenaires était également un moyen pour les cités ou les princes de disposer quasi instantanément d’une force déjà expérimentée et aguerrie.

C) Féodalité et mercenariat

« Plutôt la mort que la souillure. », devise des ducs de Bretagne

Par féodalité, il faut entendre un système politique pyramidal où le suzerain, à la tête de seigneurs qui sont ses vassaux, n’a que très peu de pouvoir. L’armée dont il dispose est affectée à sa protection et à celle du territoire qui est sous son autorité directe.

Chaque année, tout vassal doit à son suzerain une période de service militaire de quarante jours (appelée l’ost) et qui consiste en la fourniture de troupes armées. Or, s’agissant des seigneurs de la « petite noblesse », l’ost nécessitait de mobiliser la population de leur fief.

C’est pour éviter cette fuite des « forces vives » que les seigneurs pouvaient remplacer ce service militaire par le paiement d’une somme qui servait au suzerain à payer des mercenaires et à entretenir une armée de métier.

Toutefois, c’est surtout durant la Guerre de Cent ans (1337-1453) que l’on assista à la première institutionnalisation du mercenariat avec la création des Grandes compagnies, ancêtres des sociétés militaires privées. La plus célèbre est sans doute la Compagnie blanche, constituée par Arnaud de Cervole. François-Xavier de Sidos voit d’ailleurs en ce personnage un précurseur car « jusque-là, l’offre avait toujours suivi la demande, les unités mercenaires se formant pour répondre à un besoin précis.(13) » Les Grandes compagnies opèrent donc un changement paradigmatique puisque « l’offre devient disponible avant que le besoin ne s’en fasse sentir.(14) » Cette originalité, au fondement d’ailleurs de tout commerce, servira de base au développement du mercenariat moderne, à commencer par celui des condottieri.

D) La Renaissance italienne : la figure du condottiere

Deux moines saluèrent John Hawkwood par les mots suivants : « Allez en paix. » Et le condottiere de répondre : « Gardez votre paix pour vous, car elle vous est plus nécessaire qu’à moi, qui vis de la guerre et dont c’est la vocation. »

Avant d’être le pays unifié que nous connaissons depuis 1861, l’Italie a d’abord été un territoire partagé entre des Cités-Etats parmi lesquelles il faut surtout retenir : le Duché de Milan, la République de Venise, la République de Florence, la République de Naples et les Etats pontificaux. En raison des finances qui ne permettaient pas d’entretenir une troupe professionnelle permanente et en raison de la population qui était insuffisamment nombreuse pour former une armée citoyenne, l’appel aux condottieri apparut, dès la fin du XIVe siècle, comme la seule solution viable d’un point de vue économique et politique. En outre, il faut noter que les employeurs des condottieri pouvaient être également des personnes privées comme des corporations de commerçants.

Les condottieri sont venus renforcer le caractère institutionnel du mercenariat en faisant de ce dernier un service à la fois légal et commercial. En effet, le condottiere est lié à son employeur par un contrat, la condotta, passé devant un notaire. Cet acte notarié précise l’objectif de la mission, sa durée, et le montant de la prestanza, rétribution générale allouée au condottiere pour recruter, entretenir et équiper ses hommes. Les effectifs sont comptabilisés par « lances » (une lance équivaut à six hommes). De plus, le condottiere est à la tête d’une compania et son armée s’appelle d’ailleurs compania di ventura (« compagnie d’aventure »).

Par analogie, c’est le même terme qui a donné en anglais venture (« entreprise commerciale »).

S’agissant du profil des condottieri, la plupart sont des étrangers, le plus souvent français ou anglais. Toutefois, à partir du XVe siècle, on retrouve davantage d’hommes issus de la noblesse italienne. Certains sont encore célèbres aujourd’hui, notamment parce qu’ils ont eu entre leurs mains un formidable pouvoir politique, en sus de leur pouvoir militaire. Citons Francesco Sforza (1401-1466), qui devint duc de Milan en 1450 (la ville restera aux mains des Sforza jusqu’en 1535). De même, Sigismondo Malatesta (1417-1468), dont la vie inspira une pièce de théâtre à Henry de Montherlant, fut seigneur de Rimini, Cesa et Fano. Enfin, Cesare Borgia (1475-1507), auquel Machiavel fait souvent référence comme « le prince idéal », eut un poids politique tellement considérable que le Doge de Venise écrira à son sujet : « Certains voudraient faire de Cesare le roi de l’Italie, d’autres le voudraient faire empereur, parce qu’il réussit de telle façon que nul n’aurait le courage de lui refuser quoi que ce soit. »

E) Le service étranger suisse

Acriter et fideliter(15), devise de la Garde suisse pontificale

Si pour beaucoup la Garde suisse pontificale n’est pas autre chose qu’une originalité qu’ils regardent avec un oeil bienfaisant, un peu à l’image des Welsh Guards protégeant le palais de Buckingham à Londres, il faut rappeler qu’il s’agit là du dernier vestige du mercenariat suisse. En effet, la Suisse était à l’époque médiévale une contrée où l’économie n’était pas aussi florissante qu’aujourd’hui. Celle-ci reposait principalement sur l’agriculture, l’artisanat et le commerce. Or, quand l’hiver arrivait chaque année, beaucoup d’hommes dont le métier était l’élevage se retrouvaient sans emploi. C’est pourquoi, les perspectives offertes par le mercenariat ne laissèrent pas indifférents. D’ailleurs, les Suisses excellaient dans le combat à pied. La victoire en 1315 à Morgarten (au sud de Zurich) de quelque mille cinq cents paysans helvètes contre 4 000 à 8 000 soldats de l’armée des Habsbourg leur assura une solide réputation.

Curieusement, ce ne sont pas des compagnies qui géraient ces mercenaires mais les autorités publiques. En effet, comme le rapporte Philippe Chapleau, « le service étranger était une véritable affaire d’Etat, les cantons puis la Confédération imposant un contrôle strict sur les recrutements et se transformant eux-mêmes en entrepreneurs militaires qui sous-traitaient les levées à des agents professionnels, confiaient les unités à des capitaines et en retiraient des profits substantiels. Ainsi, dans le Valais, les pensions étrangères ont longtemps permis de ne pas lever d’impôts.(16) »

Au final, la Suisse fut l’un des pays les plus pourvoyeurs de mercenaires. On en retrouvait aussi bien en Italie, qu’en Espagne ou encore en France. Dans ces conditions, il n’était pas rare que des mercenaires suisses s’affrontassent. Ainsi, la bataille de Malplaquet, qui eut lieu en 1709 au cours de la guerre de Succession d’Espagne, vit s’affronter les troupes du Royaume de France contre celles de la Grande Alliance (Archiduché d’Autriche, Provinces-Unies, Royaume de Grande-Bretagne). Durant cette bataille, huit mille mercenaires suisses périrent, par respect du contrat signé.

F) Les corsaires

« L’homme né pour la liberté, sentant qu’on cherche à l’asservir, aime souvent mieux se faire corsaire que de devenir esclave. », Beaumarchais

Historiquement, la tradition corsaire serait anglaise et remonterait à 1243. Le roi Henri III Plantagenêt aurait alors accordé la première Letter of Marquee ou Lettre de Course (17) . Toutefois, ce sera surtout aux XVe, XVIe et XVIIe siècles que ce nouveau type de mercenariat fleurira.

Cependant, avant d’étudier la réalité de ce phénomène, il convient de bien comprendre la différence qui existe entre un corsaire et un pirate. Dans le cas de la course, le roi délègue à un armateur le droit d’armer un bateau et un équipage. Le corsaire est donc un mercenaire au sens noble du terme. Pour reprendre la formule latine de Wolf, non privatum, sed publicum bellum gerunt (« ils ne font pas leur guerre privée, mais la guerre nationale à titre privée »).

C’est pourquoi, une fois le navire de course arrivé au port, un juge de paix répartissait le butin entre le corsaire, l’armateur(18) et le royaume. A l’opposé, le pirate est un hors-la-loi des mers.

Il n’a pas de pavillon de nationalité et s’attaque aux navires de commerce dans son seul intérêt.

Par ailleurs, il est possible de recenser deux raisons à l’origine de la course. Tout d’abord, les corsaires étaient des gens normaux, c’est-à-dire des marins ou des pêcheurs qui ne pouvaient plus exercer leur activité habituelle en temps de guerre et qui se reconvertissaient momentanément dans la chasse au butin. Ensuite, le développement des corsaires fut principalement la conséquence d’une volonté du pouvoir royal. En France, il faudra attendre 1630 et Richelieu pour voir se créer une véritable marine militaire. Auparavant, le roi de France faisait la guerre avec des particuliers, moyennant un intéressement aux résultats. Ce fut le cas de François Ier (1494-1547) qui, cherchant à briser le monopole des Espagnols, aida l’armateur normand Jean Ango (1480-1551) à armer des navires français. Toutefois, même en présence d’une marine royale, Louis de Pontchartrain, Secrétaire d’Etat à la Marine à partir de 1690, encouragera systématiquement la guerre de course. En Angleterre, la reine Elisabeth (1533 – 1603) utilisa les corsaires pour d’une part, ne pas ruiner le développement économique de son pays dans l’établissement d’une flotte gigantesque, et pour d’autre part, saper les fondements de la puissance espagnole dont la richesse provenait principalement des cargaisons d’or du Nouveau monde.

Il faut également rappeler que les corsaires n’avaient pas mauvaise réputation comme ce fut le cas par la suite. Au contraire, ils étaient vus comme des héros et récompensés comme tels.

Outre-Manche, Francis Drake (1545-1596) et Walter Raleigh (1552-1618) furent anoblis par la reine et finirent vice-amiraux d’Angleterre. S’agissant de la France, Jean Bart (1650-1702), célèbre corsaire dunkerquois, fut décoré de l’ordre de Saint-Louis et termina sa vie au rang de chef d’escadre de la Marine royale, soit l’équivalent d’un contre-amiral aujourd’hui. Autre exemple, Robert Surcouf (1773-1827), corsaire malouin, fut décoré de la légion d’honneur.

En conclusion, s’il est vrai que la course fut une réussite économique(19) qui permit de pallier l’absence de marine royale, elle ne fut pas pour autant une réussite sur tous les plans. D’un point de vue militaire, la course n’a jamais permis de remporter de guerres, pour la bonne et simple raison que les corsaires s’attaquaient principalement aux navires de commerce.

D’autre part et d’un point de vue éthique, la course fut critiquée par les philosophes des Lumières et les autorités religieuses parce qu’elle frappait des particuliers, c’est-à-dire des victimes innocentes.

G) Le mercenariat : un phénomène « transgéographique »

« Si vous n’avez pas été rônin sept fois, vous ne pourrez revendiquer le titre véritable de samouraï. Trébuchez et tombez sept fois, mais relevez-vous à la huitième. », Yamamoto Jocho, Hagakure, 1706-1709

Si le mercenariat est un phénomène qui traverse les temps, il traverse également les continents.

Le cas du Japon à l’époque féodale(20) est particulièrement intéressant. En effet, le Yamato est célèbre pour sa tradition guerrière, également appelée bushido ou « voie du guerrier ». Comme au Moyen Age français, l’autorité militaire suprême (le shogun) est à la tête de seigneurs (les daimyo). Ces seigneurs vivent dans des fiefs et disposent de troupes armées. Cependant, tous les guerriers professionnels japonais ne sont pas des samuraï, certains sont aussi des ronin, c’est-à-dire des samuraï sans maître.

Plusieurs raisons expliquent l’apparition des ronin dans le paysage traditionnel japonais. Tout d’abord, le ronin pouvait avoir été exclu du clan pour faute grave. Il était alors considéré comme un hors-la-loi (heimon). Cette dégradation avait lieu lors d’une cérémonie (monzen-barai) où le samurai se voyait supprimer sa solde, confisquer ses sabres (21) , et conduire à la porte du château dans lequel il avait servi.

Le ronin pouvait également se retrouver dans cette situation soit parce qu’il ne trouvait plus d’emploi, soit à la suite de la destruction de la famille de son seigneur (par défaite militaire ou disgrâce impériale). Alors libéré de ses engagements, il menait une vie d’errance, se lançant sur les routes où il pouvait devenir aussi bien un bandit qu’un redresseur de torts au service des faibles, ou encore un combattant lançant des défis aux experts en arts martiaux (on parlait alors de musha-shugyo, « l’errance du samuraï » ou « la quête du guerrier »(22)).

D’autres ronin devinrent également gardes du corps (yojimbo(23)), gardiens de temples ou de villages qui, dans l’insécurité permanente, arrivaient parfois à se payer leurs services(24).

Enfin, le ronin pouvait devenir un mercenaire (watari-kashi). Ainsi, lorsque Toyotomi Hideyori, fils de Toyotomi Hideyoshi (25) , eut à défendre en novembre 1614 son château d’Osaka, il engagea des dizaines de milliers de ronin pour renforcer ses troupes.

Pour terminer sur ce sujet, le statut de ronin, qui pouvait mener parfois à celui de mercenaire, était le plus souvent le fruit de circonstances indépendantes de la volonté du samuraï qu’un choix propre. Toutefois, cette situation pouvait être recherchée par certains car il s’agissait d’une expérience que tout bon samuraï se devait de vivre au cours de sa vie, fidèle au proverbe Shichi ten hakki (« tomber sept fois et se relever huit »).

En conclusion, cette première approche historique a permis de voir que si le mercenariat n’était pas consubstantiel à la guerre elle-même, il pouvait tout de même se prévaloir de 5 000 ans d’existence. En outre, si l’émergence des Etats-nations à partir de la fin du XVIIIe siècle a pu faire croire que le temps des mercenaires appartenait au passé, il faut souligner, à l’instar de Walter Bruyère-Ostells (26) , que la pratique du mercenariat ne s’éteint pas après la
Révolution. Elle demeure, mais on préfère parler de « régiments étrangers » ou de « légions ».

3) Le mercenariat à l’époque contemporaine

« Les petits hommes qui gouvernent,
Ils font la pluie et le beau temps.
Ils ont de l’or et des casernes,
Mais leur pouvoir n’aura qu’un temps.
N’écoutez pas les tortionnaires
Trahir n’est pas dans leur mandat
Vous n’êtes pas des mercenaires,
Mais des Français, peuple et soldats.
Gloire au grand jour de la Commune,
Peuple et soldats main dans la main.
La République il n’en est qu’une,
Celle du peuple souverain. »,
Chant de la Commune

Le mercenariat au XIXe siècle se caractérise surtout par un exil des soldats européens partout dans le monde. Plusieurs raisons expliquent cette « diaspora ». Tout d’abord, il y a ceux qui partent servir à l’étranger car ils ne peuvent plus servir sur le territoire national. Ce fut le cas notamment des Emigrés qui fuirent la Révolution française(27) ou encore des anciens soldats de la Grande Armée après 1815. Dans d’autres cas, l’exil pouvait être provoqué par la pauvreté voire la misère. Par exemple, entre 1815 et 1845, un million d’Irlandais franchit l’Atlantique. Entre 1845 et 1854, la Grande Famine provoque 2,3 millions de départs supplémentaires (80% de ces nouveaux émigrants s’installèrent en Amérique, dont 63% aux Etats-Unis). Ainsi, durant la guerre de Sécession (1861-1865), on retrouva des Irlandais dans les deux camps, mais surtout chez les Nordistes. Enfin, il pouvait tout simplement s’agir d’un exil provoqué par l’appât du gain.

Par ailleurs, et comme nous l’avons mentionné plus haut, le XIXe siècle fut surtout le temps des révolutions nationales sur les continents européen et américain. Dans ce contexte, de nombreux soldats furent appelés pour former et encadrer les armées en cours de création, voire pour soutenir les mouvements révolutionnaires eux-mêmes. Par souci de concision, nous nous intéresserons ici au plus emblématique des mercenaires de l’époque, celui qui fut appelé le « héros des Deux Mondes », à savoir Giuseppe Garibaldi (1807-1882).

A) Garibaldi, mercenaire au service de la liberté

« Je n’offre ni argent, ni maison, ni nourriture ; j’offre seulement la faim, la soif, les marches forcées, les batailles et la mort. Que celui qui aime son pays de tout son coeur, et non pas seulement du bout des lèvres, me suive. », Giuseppe Garibaldi

Si le cas de Garibaldi est particulièrement intéressant, c’est avant tout parce qu’il incarne parfaitement la notion de soldat de fortune. En effet, toute sa vie durant, ce natif de Nice, encore italienne à l’époque(28), fut un combattant inlassable au service de la liberté et de l’indépendance des peuples.

En mars 1833, Garibaldi rencontra Giuseppe Mazzini, dirigeant de la Giovine Italia (la Jeune Italie), mouvement républicain et unitaire. Au début de l’année suivante, les deux hommes projetèrent de s’emparer de l’arsenal de Gênes. La conspiration échoua. Condamné à mort, Garibaldi dut fuir et gagna l’Amérique du Sud, où il mènera une vie d’aventures et de combats. De 1837 à 1841, il fut au Brésil aux côtés de l’armée de la jeune république du Rio Grande do Sul, en lutte pour son indépendance contre l’autorité centrale de l’empereur brésilien. Il y commanda la « flotte », alors composée de seulement deux bâtiments ! En 1842, il rejoignit l’Uruguay, république fondée en 1830 au prix d’une longue guerre d’indépendance contre l’Argentine. Toutefois, le dictateur argentin Rosas n’avait pas renoncé à ses prétentions sur ce territoire. Garibaldi combattit donc sur terre et sur mer les forces conjuguées de l’Argentine et de l’Angleterre (1841-1846). C’est d’ailleurs durant la défense de Montevideo en 1843 et en l’absence de vrais uniformes pour vêtir sa légion de volontaires italiens, que Garibaldi fit distribuer à ses hommes des tuniques de drap rouge destinées aux saladeros (ouvriers des abattoirs et saloirs argentins), faisant ainsi de la chemise rouge le symbole des combattants de la liberté (les camicie rosse). Toutefois, c’est surtout en 1846, après la bataille de San Antonio del Salto qui opposa 168 volontaires du condottiere républicain à une armée argentine forte d’un millier d’hommes, que Garibaldi bâtit sa propre légende.

Rentré en juin 1848 à Nice à l’annonce des premiers frémissements révolutionnaires, Garibaldi mit son épée au service du royaume de Sardaigne (qui deviendra par la suite le royaume d’Italie), non pas parce qu’il avait cessé d’être républicain, mais parce que la priorité était de chasser l’envahisseur autrichien. Garibaldi se lança donc dans ce qu’on appellera plus tard la première guerre d’indépendance italienne (1848-1849). Celle-ci ne tourna cependant pas à l’avantage du roi de Sardaigne Charles-Albert (père de Victor-Emmanuel II) qui signa un armistice avec l’Autriche le 9 août 1848. Garibaldi refusa cependant de cesser les combats. Il décida de se rendre à Rome avec sa légion pour défendre la jeune République romaine.

Malheureusement, il ne put l’emporter face aux assauts conjugués des Autrichiens, des soldats des Bourbons de Naples et du corps expéditionnaire français du général Oudinot. Il prit le chemin de l’exil et ce n’est qu’en 1854 qu’il fut autorisé à rentrer à Nice. A partir de là, il reprit la lutte durant la deuxième guerre d’indépendance italienne (1859) qui aboutit à la réunion de la Lombardie au royaume de Sardaigne et posa les bases de la constitution du royaume d’Italie.

Au final, si la vie de Garibaldi peut être difficilement résumée en quelques mots, il est toutefois possible de voir dans son parcours l’illustration d’un combattant engagé, d’un soldat qui mit ses armes au service d’intérêts supérieurs et non d’intérêts particuliers. En cela, Garibaldi est le héraut des mouvements de volontaires internationaux qui verront le jour au XXe siècle.

B) D’André Malraux à Jacques Doriot : la figure du volontaire international

« Je vois dans l’Europe une barbarie attentivement ordonnée, où l’idée de la civilisation et celle de l’ordre sont chaque jour confondues. », André Malraux, La Tentation de l’Occident, 1926

a) André Malraux

Si Garibaldi fut le héros du Nouveau Monde et de l’Ancien, Malraux fut certainement le héros de l’antifascisme et de la culture. En effet, celui qui obtint le prix Goncourt pour La Condition humaine en 1933 s’engagea concomitamment dans le mouvement antifasciste. Et il ne s’agissait pas ici d’une posture que tant d’autres écrivains ont pu se donner à un moment donné de leur carrière. Pour citer Cary Grant dans Notorious (1946) d’Alfred Hitchcock : Actions speak louder than words (29) . Ainsi, lorsque la guerre d’Espagne éclata en 1936, opposant le camp des nationalistes à celui des républicains, Malraux organisa et prit le commandement d’une escadrille internationale appelée España, jusqu’en février 1937. Il l’a fit équiper d’une vingtaine de Potez 540 et en prit la tête au rang de colonel. Par ailleurs, même s’il ne pilota pas, Malraux participa aux combats aériens et aux bombardements avec un courage incontesté, et permettra aux républicains espagnols d’attendre l’arrivée des brigades internationales. Le héros intellectuel était devenu homme de guerre, et il poursuivra son effort pour la cause républicaine par la littérature (cf. L’Espoir, 1937), les conférences et le cinéma. Enfin, la victoire finale de Franco n’ôtera pas à l’intervention des volontaires français dans la guerre d’Espagne son caractère emblématique.

b) Jacques Doriot

Parallèlement, un autre Français s’engagea comme volontaire international, mais du côté du fascisme cette fois-ci. Il alla même jusqu’à y laisser sa propre vie. Il s’agit de Jacques Doriot, dont l’histoire a peut-être trop vite oublié le nom, sans doute parce qu’il était de gauche (comme Marcel Déat (30) d’ailleurs) et que dans l’inconscient collectif français, les collaborateurs ne pouvaient qu’être de droite, et même plutôt d’extrême-droite(31). Après la défaite française, l’ancien membre du comité central du Parti Communiste français se prononça pour la collaboration avec l’Allemagne et condamna les réticences du gouvernement de Vichy. Intime de l’ambassadeur allemand en France Otto Abetz, Jacques Doriot fonda avec Marcel Déat la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF) et partit combattre sous l’uniforme allemand sur le front de l’Est en septembre 1941. Il servit dix-huit mois au total pour l’Allemagne nazie et fut décoré de la Croix de fer.

Au final, les deux exemples cités précédemment montrent bien que la distinction entre le mercenaire et le soldat de fortune/volontaire international ne va pas de soi. En effet, s’il est difficile de voir dans la conduite d’André Malraux celle d’un mercenaire, il faut alors dire la même chose dans le cas de Jacques Doriot. C’est pourquoi, il serait très dangereux de voir dans le volontaire international la figure désintéressée voire vertueuse du mercenaire.

C) L’après-Seconde Guerre mondiale : l’apparition du mercenariat entrepreneurial

« Dans les années d’après guerre, les services avaient largement puisé dans les milieux mercenaires, même plus, ils les avaient encouragés. Pas un coup d’Etat en Afrique sans mercenaire français. A l’heure de la décolonisation, le service s’était créé une main gauche efficace. Ce petit pool ‘d’Affreux’ exécutera toutes les besognes qui répugnaient à la main droite. », Frank Hugo et Philippe Lobjois, Mercenaires de la République, 2009

Comme nous l’avons fait remarquer auparavant, le recours à des forces armées privées ne date pas de la seconde moitié du XXe siècle. Toutefois, il faut rappeler le rôle majeur joué par l’Angleterre et les Etats-Unis dans l’apparition du mercenariat entrepreneurial.

a) David Stirling et les SAS

Le colonel Sir David Stirling peut être considéré comme le « père fondateur » des sociétés militaires privées (SMP). En 1941, il créa l’unité des forces spéciales britanniques la plus célèbre du monde : le Special Air Service (SAS). S’il s’agit là de troupes régulières, le SAS constituera un véritable vivier pour les futures SMP. Deux d’entre elles furent d’ailleurs fondées par le colonel Stirling en 1966 : Watchguard International Limited (sécurité) et Capricorn (transport aérien). Watchguard s’occupe principalement de former et d’encadrer des forces spéciales d’autres pays mais intervient également lors d’opérations contre les rebelles de pays du Moyen-Orient (par exemple au Yémen), en Afrique, en Amérique latine, etc. Elle reste toutefois étroitement liée au pouvoir anglais et travaille aussi pour le compte des services secrets britanniques (MI6).

L’exemple du colonel David Stirling amena des anciens des SAS à faire de même. Ainsi, en 1983, le lieutenant-colonel Ian Crooke, ancien commandant du 23e Régiment SAS, créa Kilo Alpha Services (KAS). Deux vétérans des SAS, Arish Turle et Simon Adams-Dale fondèrent la désormais célèbre Control Risks. Enfin, comme le rappelle Philippe Chapleau, « Les sociétés Keenie Meenie Services (KMS) et Saladin Security, dirigées respectivement par le major David Walker et le Major Andrew Nightingale, ont installé leurs bureaux à deux pas du QG du 22e régiment du SAS. La société J. Donne Holdings, lancée par un spécialiste du contre-espionnage, le SAS Harclerode, a travaillé pour les Libyens. La plus puissante de ces sociétés, Defense Systems Limited (DSL), a été fondée, en 1981, par un ancien du SAS, Alastair Morrison. […] Toutes ces sociétés étaient bien ‘privées’ mais elles étaient, en réalité, au service de Sa Majesté.(32) »

b) Claire Chennaut et les Flying Tigers

En 1946, l’officier supérieur Claire Chennaut, ancien chef des Tigres volants(33) fonde une petite société de transport aérien, la Civilian Air Transport (CAT). Celle-ci a pour fonction d’alimenter en vivres mais aussi en armes les régions tenues par les forces du Kuomintang de Tchang Kaï-chek. Beaucoup de pilotes de cette compagnie sont d’ailleurs d’anciens Tigres volants. En 1950, la CAT passe sous le contrôle de la CIA, qui, pour maintenir une apparence de société civile, continue d’assurer des vols réguliers dans toute l’Asie (Hong Kong, Japon, Corée, Philippines…), tout en utilisant certains avions de la flotte pour assurer des missions secrètes. La CAT est également utilisée lors de la guerre de Corée et lors de la guerre d’Indochine(34). En 1959, la CAT est réorganisée sous le nom d’Air America et assure des opérations sous couverture durant toute la guerre du Vietnam.

Par ailleurs, l’entreprise CAT n’est pas un cas isolé. DynCorp, société créée en 1946 et aujourd’hui l’une des plus importantes SMP, commença par assurer des missions de transport aérien pour les armées US sous le nom de California Eastern Airways Inc. (CEA). De plus, la guerre du Vietnam vit se multiplier le nombre de prestataires privés. A ce titre et comme le rappelle Philippe Chapleau, « PAE (Pacific Architects and Engineers), société de génie civil fondée en 1955, a travaillé sur quelque 120 sites vietnamiens et employé près de 25 000 personnes qui construisaient des camps pour l’US Army et les entretenaient.(35) » Et d’ajouter, « Vinnell (une filiale de Northrop Grumman, connue pour ses activités de formation de la Garde nationale d’Arabie saoudite et de la nouvelle armée d’Irak) est à l’origine une entreprise de travaux publics fondée en 1931 ; ses liens avec le Pentagone datent des années 1960 et de la guerre au Vietnam.(36) »

En conclusion, l’exemple des sociétés militaires privées anglo-saxonnes nous apprend que la frontière entre le monde des entreprises et celui des armées n’est pas étanche. De multiples coopérations sont possibles. De façon étonnante, alors que la plupart des spécialistes français du milieu défense s’accordent pour une externalisation « raisonnée », c’est-à-dire une externalisation qui ne concerne pas des domaines jugés stratégiques, il faut constater que les Anglo-Saxons n’hésitaient pas, dès les années 1940, à sous-traiter à des sociétés privées des missions hautement sensibles. Toutefois, il faut concéder que dans le cas des SMP anglaises et américaines, les dirigeants sont toujours des vétérans et souvent d’anciens officiers supérieurs. Dans ces conditions, l’externalisation en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ne doit pas être vue comme un processus irréfléchi mais plutôt comme une possibilité d’élargissement des moyens d’actions en matière de défense et de sécurité nationale.

Parallèlement, la France a également eu recours à des mercenaires après la Seconde Guerre mondiale. De façon étonnante, cet épisode n’a pas débouché, comme dans le cas de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, sur l’établissement d’un véritable réseau d’entreprises privées de sécurité et de défense. Le futur développement essaiera donc d’établir pourquoi le modèle français n’a pas suivi la même trajectoire que ses cousins anglo-saxons.

c) Bob Denard : le « sultan blanc des Comores(37) »

Si les Anglais peuvent se vanter d’avoir eu David Stirling, la France peut également se glorifier d’avoir eu Bob Denard. Toutefois, elle ne semble pas particulièrement fière de celui qui se définissait lui-même comme un « corsaire de la République (38) », comme s’il représentait à lui seul un « passé qui ne passe pas (39) ». Or, il est intéressant de se demander comment on a pu passer d’un Bob Denard dont les compétences étaient requises dans le cadre de la politique étrangère française à un Bob Denard dont le nom ne doit surtout pas être prononcé.

Pour commencer, Bob Denard est à l’origine de l’organisation en 1979 de la Garde Présidentielle des Comores(40), forte de 600 Comoriens. Comme le rappelle François-Xavier Sidos(41) lors d’une conférence s’étant tenue le 22 novembre 2012 à Sciences Po Aix, cette unité militaire est équipée et financée par l’Afrique du Sud (de 1979 à 1989) sur des budgets militaires (deux tiers provenant de la South African Defence Force) et diplomatiques (un tiers provenant du ministère des Affaires étrangères), et cela en échange d’une station d’écoute(42).

Cette opération se fait en total accord avec la France car la République Fédérale Islamique des Comores permet de contourner l’embargo international qui pèse sur l’Afrique du Sud. De plus, la Garde Présidentielle est encadrée par une poignée d’officiers européens dont d’anciens cadres formés en France (y compris au Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN)). Au final, cette organisation est contrôlée par les services français et sudafricains avec une antenne à Paris, une autre à Pretoria et une unité opérationnelle à Moroni (capitale des Comores) à partir de laquelle des opérations clandestines sont montées.

Toutefois, à partir de 1989, le vent tourne pour Bob Denard. Cette année-là, le président Ahmed Abdallah est abattu dans son bureau. Son décès est imputé au mercenaire qui sera finalement acquitté. Said Mohamed Djohar devient alors président par intérim jusqu’au 11 mars 1990, date à laquelle il est élu président dans des élections contestées face à Mohamed Taki Abdulkarim. Il décide alors de chasser Bob Denard et ses mercenaires. Cinq années plus tard, dans la nuit du 27 au 28 septembre, le « corsaire de la République » débarque avec une trentaine d’hommes sur les côtes comoriennes et renverse le président Djohar. A la suite de quoi, Bob Denard met en place un comité militaire de transition qui remet le pouvoir à deux membres de l’opposition, Mohamed Taki Abdulkarim et Saïd-Ali Kemal. Une semaine après et suite aux protestations de la communauté internationale, la France lance l’opération militaire Azalée qui s’achève par l’arrestation le 6 octobre de Bob Denard et de son équipe.

Curieusement, le président Djohar est exilé « pour sa sécurité » à la Réunion. Il ne regagnera jamais la présidence. En 1996, Mohamed Taki Abdoulkarim est élu président de la République fédérale islamique des Comores.

Le 20 juin 2006, la 14e chambre du Tribunal correctionnel de Paris a rendu un jugement concernant vingt-sept prévenus, dont Bob Denard. Malgré la gravité des faits reprochés (il s’agit d’un coup d’Etat militaire), il faut s’étonner que toutes les peines prononcées n’aient été que des peines avec sursis. Sans doute faut-il y voir l’incapacité des juges à clairement démontrer la part de responsabilité de Bob Denard dans cette affaire. Agissait-il de son propre chef ou était-il un simple exécutant ? La réponse n’est pas évidente car le jugement fait valoir les faits suivants : « Il est évident que les services secrets français avait eu connaissance du projet de coup d’Etat conçu par Robert Denard, de ses préparatifs et de son exécution ». Et d’ajouter, « Il est tout aussi manifeste qu’au moins ils n’avaient rien fait pour l’entraver et qu’ils l’avaient donc laissé arriver à son terme. En conséquence, c’est que les responsables politiques l’avaient nécessairement voulu ainsi ».

En conclusion, il faut noter que la collaboration entre les services français et Bob Denard n’a pas été aussi fructueuse que dans le cas des pays anglo-saxons. Cet échec est d’ailleurs sans doute ce qui a durablement occulté le débat français puisque dès lors qu’on parlait de recours à des sociétés privées pour assurer la formation de troupes militaires étrangères, l’association avec les coups d’Etat de Bob Denard et la « Françafrique » était systématique. Et même si les mentalités ont évolué, le poids de cette histoire demeure encore bien présent. Comme le disait l’un des protagonistes du film Magnolia (1999) de Paul Thomas Anderson : « Même si nous en avons fini avec le passé, le passé lui, n’en a pas fini avec nous. »

Pour terminer sur cette approche historique, il convient de souligner l’hétérogénéité du mercenariat. Si le terme de « mercenaire » est de nos jours galvaudé, une brève étude historique démontre que les choses sont plus complexes. Penser le contraire reviendrait à nier la dimension héroïque de nombreux mercenaires : Xénophon, Surcouf, Garibaldi, Malraux…

« La vérité pure et simple est rarement pure et jamais simple » écrivait Oscar Wilde. Par ailleurs, on pense souvent que le mercenariat a profité de l’inexistence du droit. Cette idée doit être combattue. En effet, les condottieri étaient liés par la condotta, les corsaires par la lettre de marque, etc. Par conséquent, il apparaît plus pertinent de parler d’une évolution légale allant dans le sens de la condamnation du mercenariat plutôt que d’une création ex nihilo d’un cadre juridique répressif.

5 « Au retour de […] raids, les mercenaires de combats de choc arrivaient à E’ville dans un état physique impressionnant. Les vêtements déchirés […], couverts de poussière et de cambouis, ils étaient vraiment affreux à voir, avec leurs crânes rasés, leurs barbes incultes et leurs visages boursouflés par les piqûres d’insectes. Les colons et les petits Belges les appelèrent les Affreux. », Pasteger R., Le Visage des Affreux : les mercenaires du Katanga (1960-1964), Editions Labor, Bruxelles, 2005, p. 229 (cité dans BRUYERE-OSTELLS Walter, Histoire des mercenaires – De 1789 à nos jours, Editions Tallandier, Paris, 2011, p. 152).
6 Le « petit jihâd » doit être différencié du grand « jihâd » dans la mesure où ce dernier concerne le combat du croyant contre lui-même et non contre autrui.
7 Martyr dans l’Islam, celui qui a sacrifié sa vie pour voir triompher la parole d’Allah.
8 CHAPLEAU Philippe, Les nouveaux entrepreneurs de la guerre – Des mercenaires aux sociétés militaires privées, Editions Vuibert, Paris, 2011, p. 52.
9 DEBIDOUR Michel, Les Grecs et la guerre, Le Rocher, Monaco, 2002. Cité par CHAPLEAU Philippe, Les mercenaires. De l’Antiquité à nos jours, Ouest-France, Rennes, 2006, p. 14.
10 ROSI Jean-Didier, Privatisation de la violence – Des mercenaires aux sociétés militaires privées, Editions L’Harmattan, Paris, 2009, p. 23.
11 AYMARD André et AUBOYER Jeannine., Rome et son empire, Editions Quadrige / PUF, Paris, 1995, p. 97.
12 Op. cit., p. 34.
13 SIDOS François-Xavier, Les soldats libres. La grande aventure des mercenaires, Editions de l’Aencre, Paris, 2002, p. 87.
14 ROSI Jean-Didier, Privatisation de la violence – Des mercenaires aux sociétés militaires privées, Editions L’Harmattan, Paris, 2009, p. 27.
15 « Courage et fidélité ».
16 CHAPLEAU Philippe, Les nouveaux entrepreneurs de la guerre : des mercenaires aux sociétés militaires privées, Vuibert, Paris, 2011, p. 54-55.
17 CHAPLEAU Philippe, Les mercenaires : De l’antiquité à nos jours, Editions Ouest-France, Rennes, p. 29.
18 Il arrivait parfois que le corsaire et l’armateur fussent la seule et même personne (exemple : Robert Surcouf).
19 Robert Surcouf fera vaciller l’économie anglaise en capturant au total une cinquantaine de navires de commerce.
20 La féodalité au Japon dura sept siècles. Elle commença avec l’ère Kamakura en 1185 et se termina à la fin de l’ère Edo en 1868 avec la restauration Meiji.
21 Les samurai portaient traditionnellement une paire de sabres appelée daisho, « grand, petit » : un sabre long (katana ou o-dachi) associé à un sabre court (wakizashi ou ko-dachi).
22 Ce fut le cas notamment de Miyamoto Musashi (1584-1645), célèbre auteur du traité de stratégie Go rin no sho (Traité des cinq roues).
23 Yojimbo (1961) est aussi un film d’Akira Kurosawa racontant l’histoire d’un ronin (joué par Toshiro Mifune) arrivant dans une petite ville où deux clans mafieux s’opposent pour gagner le pouvoir. Le ronin, par sa ruse et ses qualités de bretteur, parvient à se faire engager par les deux partis, les fait s’entretuer et ramène finalement la paix dans le village.
24 Sur ce sujet Akira Kurosawa réalisa également un film : Les Sept Samouraïs (1954), qui inspirera six ans plus tard Les Sept Mercenaires (1960) de John Sturges.
25 Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) fut le deuxième des trois unificateurs du Japon durant la période Sengoku : Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu.
26 BRUYERE-OSTELLS Walter, Histoire des mercenaires – De 1789 à nos jours, Editions Tallandier, Paris, 2011
27 Entre 1789 et 1800, la France voit environ 140 000 personnes quitter le territoire en raison des troubles révolutionnaires.
28 Ce n’est qu’en 1860, avec le traité de Turin, que Nice fut rattachée au territoire français.
29 « Les actions parlent plus que les mots. »
30 Agrégé de philosophie, auteur du célèbre article « Mourir pour Dantzig ? » publié le 4 mai 1939, Marcel Déat devint le fondateur en 1941 du Rassemblement national populaire, parti collaborationniste se déclarant socialiste et européen.
31 Il s’agit là d’une opinion commune partagée par beaucoup. Heureusement pour la vérité historique, l’Israélien Simon Epstein a montré dans Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008) que les choses étaient plus complexes que cela. Par ailleurs, l’autobiographie de Daniel Cordier (Alias Caracalla, 2009) raconte très bien comment on pouvait à la fois appartenir à l’Action française et terminer dans la Résistance comme secrétaire de Jean Moulin.
32 CHAPLEAU Philippe, Les nouveaux entrepreneurs de la guerre : des mercenaires aux sociétés militaires privées, Vuibert, Paris, 2011, p. 64.
33 Les Tigres volants (en anglais Flying Tigers) était le surnom donné à une escadrille de pilotes volontaires américains. Basée en Chine durant la Seconde Guerre mondiale, elle participa à la guerre sino-japonaise et à la campagne de Birmanie avant d’être incorporée à l’United States Army Air Forces.
34 Deux pilotes de CAT furent d’ailleurs tués durant la bataille de Dien Bien Phu en mai 1954.
35 CHAPLEAU Philippe, Sociétés militaires privées. Enquête sur les soldats sans armées, Le Rocher, Monaco, 2005, p. 70.
36 CHAPLEAU Philippe, Les nouveaux entrepreneurs de la guerre : des mercenaires aux sociétés militaires privées, Vuibert, Paris, 2011, p. 57-58.
37 Titre d’un documentaire diffusé sur France O le 9 juin 2012 et réalisé par Laurent Boullard.
38 Denard Bob, Corsaire de la République, Fixot, Paris, 1999
39 L’expression est également le titre d’un ouvrage d’Eric Conan et d’Henry Rousso sur la période vichyste.
40 Les Comores sont un ancien protectorat français.
41 Ancien officier de la Garde Présidentielle des Comores sous les ordres de Bob Denard.
42 Le Mozambique est alors plongé dans une guerre civile depuis 1977 et l’Afrique du Sud soutient l’un des deux belligérants, à savoir la ReNaMo (Résistance nationale du Mozambique).

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