Dans cette recherche des images fictionnelles se met en place un usage tout particulier d’incarnation, un artifice tout entier tourné vers la fiction, le found footage. Bien loin de la pratique mise en lumière par Nicole Brenez dans sa Cartographie du Found Footage(26), où un film produit le serait grâce à la réutilisation plus ou moins partielle d’images d’autres films, l’enregistrement est montré ici comme un élément retrouvé et non modifié, donnant à la fois une consistance et une préexistence aux images. Ainsi la totalité du visionnage est portée par cet acte préalable déterminant la nature des images et notre lecture du film, la nécessité étant de faire la distinction entre ce qui relève du dispositif, et ce qui relève de l’intention dans lequel on en fait usage. Dans The Blair Witch Project, un intertitre précède le film pour indiquer les éléments suivants : « En octobre 1994, trois étudiants disparaissaient dans la forêt près de Burkittsville, dans le Maryland pendant qu’ils tournaient un documentaire.
Un an après, leurs enregistrements furent trouvés ». Cet intertitre sobre précise donc que les évènements se sont produits cinq ans avant la « présentation » du film en salle, cet écart créant un premier effet d’antériorité. Arrivent ensuite les premières images du film, indiscernables, floues, c’est la préparation et la présentation du film à venir (le documentaire et son making-of). Avant même de savoir de quoi va traiter l’« histoire », le spectateur s’engage dans le film de manière bien particulière.
Il s’agit pour lui de savoir comment les protagonistes ont disparu, s’ils ont bien disparu et si l’on peut obtenir des indices sur une survie hypothétique. Les premières instances du film gagnent alors en consistance, portant tout le film sous ce regard documentaire et dans le but de trouver les marques d’une vérité plus globale. Le moindre détail de ces moments insignifiants peut avoir son importance, il ne faut rien perdre de cette ébauche d’intimité. Pour Cloverfield, les images sont proposées comme étant un élément source du département de la défense américaine ; on peut lire d’ailleurs en arrière-plan de ces premières images : « Propriété du gouvernement américain, ne pas copier ». Issue d’un dossier confidentiel nommé « Cloverfield », l’enregistrement est issu d’une caméra retrouvée sur le lieu de l’incident « US-447 », zone autrefois connue comme « Central Park ».
Outre le fait que le film se détache un tant soit peu de notre réalité (Central Park est toujours connu comme étant Central Park), cette présentation fait directement le lien avec la fin du film. En effet, dans une dernière tentative de survie Rob et Beth se réfugient sous un pont du parc new-yorkais, mais ne survivrons pas aux attaques de l’armée contre le monstre. Ces premières annonces construisent notre lecture du film de deux façons. Tout d’abord, nous voyons ces images presque à l’insu du gouvernement, comme si un acte malveillant nous avait fait parvenir l’enregistrement. Nous (spectateurs) avons la possibilité de voir un film auquel nous n’aurions pas dû avoir accès, alors ces images doivent témoigner de quelque chose de sérieux et que l’on essaye de nous cacher, ce qui bien sûr affecte l’image d’une authenticité singulière. Nous voyons des images qui ne devraient par être vues, et elles n’auraient pas cette caractéristique s’il s’agissait d’une fiction.
Ensuite, de la même manière que nous connaissons le destin d’Heather et de ses acolytes, nous obtenons un certain nombre d’informations sur l’histoire. Nous savons précisément que Central Park est la zone à éviter, qu’il s’agit de la zone de non-retour (pour la caméra au moins, mais l’espoir que les protagonistes survivent sans la caméra est très mince dans ce genre de configuration). Ces annonces en ouverture de film transforment donc notre ligne de conduite en nous fournissant des informations préalables, de telle sorte que nous ne verrions pas le même film si l’on venait à manquer ces informations (on peut supposer par ailleurs que les premières séquences manqueraient d’intérêt sans l’attente du phénomène affilié). On sait très bien comment tout cela va finir, l’important ne réside donc pas dans le drame à venir, mais dans l’annonce même de ce drame, dans le fait que nous allons voir des gens succomber, puisque déjà morts ou disparus quoi qu’il arrive par la suite ; même si le spectateur sait qu’il voit une fiction, le found footage relie avec le fantasme du snuff movie (27). L’intimité ainsi bafouée se retrouve dans l’attente de l’événement mortifère.
Pour ce qui est de Paranormal Activity, la Paramount Pictures remercie ouvertement les familles de Micah Sloat et Katie Featherston ainsi que la police de San Diego. Cette attention, sous forme de condoléances, inscrit le groupe policier comme une instance capable à elle seule d’authentifier la démarche found footage. La Paramount a eu accès à ces images, la police est au courant et naturellement la justice ne peut vous mentir (de même que la défense américaine dans Cloverfield ne garderait pas d’images si ce n’étaient pas des preuves) ; un accord avec la famille a été trouvé, on imagine alors que « l’image » des deux jeunes ne doit pas être ternie ou altérée par la production et donc la vérité modifiée (on ne nous confirme leur disparition qu’à la fin du film, mais le message de la Paramount Pictures amorce déjà cette destination). Pourtant, cette fois-ci, le groupe à la base du film (la Paramount est une grande maison de production dont l’existence n’est plus à démontrer) s’identifie comme celle qui à la fois trouve les images (dans la fiction) et les réalise (dans la réalité).
La plupart du temps ce n’est pas le cas, l’entité à la base du found footage (celui qui trouve les images dans la fiction) et celle à la base du film réel (le réalisateur connu et reconnu) ne sont pas rapprochées, ne sont pas mises sur le même plan (même si dans le cas présent Oren Peli n’est vraiment rattaché à la fiction que par le générique). De cette façon, le mystère plane autour de ceux qui trouvent les images, pas au-dessus de ceux qui les tournent (dans la fiction ou dans la réalité), allant à déployer certains masques de l’énonciation jusqu’alors insoupçonnés :
Tout film peut susciter la construction par le spectateur de quatre ” masques ” de l’énonciation : – Le supposé-réalisateur, instance que l’on crédite d’une intention discursive : celle de ” parler cinéma ” (…) – Le narrateur implicite. Ici, il s’agit bien d’une instance construite à partir du système filmique seul. Relèvent de l’énonciation narrative, tout plan, tout son, toute combinaison audiovisuelle nécessaire au spectateur pour comprendre le récit. (…) – Le filmeur empirique. La distance qui sépare cette instance des précédentes est celle qui oppose l’intention et l’aléa, la nécessité et le hasard. Est renvoyé à cette instance tout élément visuel ou sonore qui n’est pas considéré comme intentionnel : tremblé, faute de scripte, bruit d’avion qui passe dans le lointain, etc. – L’auteur construit. En fonction de l’idée qu’il se fait de l’auteur, (…) de la place et du rôle qu’il lui attribue.(28)
On envisage ici deux instances d’énonciation supplémentaires. D’un côté, le narrateur explicite, la caméra comme instance de tournage immanquable, dont l’image récupérée est la substance (nous n’utiliserons pas l’expression de narrateur formel car l’image émanerait plutôt du « fond » de la caméra, mais nous verrons ça ultérieurement). De l’autre, le réalisateur tiers : celui qui parviendrait à mettre à jour les images afin de les rendre présentables, il ne s’agit donc ni du supposé-réalisateur et encore moins de l’auteur construit, il est le grand inconnu de la plupart des films (il n’entre pas en compte dans Diary of the Dead). Ces deux autorités s’intègrent dans deux espaces différents, ils sont les seuls à avoir une consistance dans la fiction et dans notre réalité.
Le narrateur explicite demeure puisque l’image en est l’émanation, le réalisateur tiers existe puisque l’image est la preuve de sa participation. On pénètre alors dans cette intimité abrupte par une instance extérieure au film en train de se faire, un personnage fictif dont la place est clairement inscrite dans notre réalité. Ces deux instances sont primordiales, étant donné qu’avec la naissance de l’image elles agencent la réalité du film à notre réalité de telle sorte que l’on voit se dessiner un espace commun (ces deux instances ont une existence fictive mais inscrite dans notre espace de réception). C’est dans ce même espace qu’interviennent les sites internet relatifs aux films (comme pour The Devil Inside (29) de William Brent Bell sorti en 2012 et Appollo 18 (30) de Gonzalo López-Gallego sorti en 2011) ou encore les avis de disparition des protagonistes, qui augmentent l’impression d’être dans notre réalité. Cet espace commun, espace-tiers est le seul capable de mettre à niveau les deux réalités.
Pour autant, les films de notre corpus ne sont pas tous aussi clairs dans cette défictionnalisation que met en place l’exposition. Dans Diary of the Dead, les images n’ont pas été retrouvées mais montées au fur et à mesure de leur captation afin d’être mises à disposition sur la toile (dans la diégèse). Malgré cela, l’antériorité ainsi créée est la même que les autres oeuvres tout autant que sa validation par des caractères de l’énonciation. Si les images ne sont pas retrouvées à proprement parler, la réalité affichée des protagonistes elle, l’est complètement.
Dans les deux derniers cas (REC et Chronicle), la démarche n’est pas clairement avouée, de telle sorte que l’on hésite un instant entre une forme abstraite de cinéma en direct ou pour un found footage inavoué par une fiction qui aurait du mal à transcrire les limites de son champ d’action. Nonobstant, ces fictions se dirigent inexorablement vers la tendance found footage, même si celles-ci ne se cachent pas derrière d’obscurs intertitres. En effet, on délaisse vite la possibilité du direct, car le temps du film n’est pas celui du récit et si notre entêtement balance une nouvelle fois vers cette pratique d’exhumation, c’est parce que si les images ne sont pas présentées comme retrouvées elles sont définitivement appelées à l’être : les caméras sont là aussi abandonnées et donc possiblement récupérées. Que le found footage fonctionne un coup comme origine, de l’autre comme aboutissement, tous ces films traitent du destin des images, de la nécessité qu’elles ont d’être et d’exister.
Cette structure dépasse les limites de sa simple démarche, en parvenant en fin de compte à rassembler des films sous une autre orientation. L’image appelle et conduit à l’acte de renaissance. Dans cette mesure, cette entreprise est irréalisable en dehors des considérations précédemment développées, car si l’image existe en tant que telle, alors la caméra ne peut rester sous silence, le film à voir étant la trace de sa participation dans tous les espaces relatifs au territoire de vision. Mais ce que nous n’oublions pas, c’est que l’aventure que présentent ces productions est toujours une histoire de cinéma, d’un film en cours, nous irons même jusqu’à dire que la fiction se fait au détriment de ses protagonistes. Film en train de se faire, il sera amené à être considéré par les exécutants, ces derniers ayant toujours accès à celui-ci en cours de route (deuxième caméra dans The Blair Witch Project, retour en arrière pour REC et Cloverfield, montage pour Chronicle, Diary of the Dead et Paranormal Activity).
Ces instants où nous voyons des images sur un écran relève d’une mise en abyme bien particulière où le film second renvoie toujours au film premier, puisqu’il s’avère être le même, renfermant constamment les protagonistes dans ce qu’ils tentent d’attraper. Dans cet espace de réflexivité cinématographique, le dispositif est mis à nu par ses dépositaires même, par ceux qui ont entre les mains le « pouvoir » de filmer. Et s’ils ne mettent jamais en scène le véritable hors cadre (celui-ci étant parfois inexistant), c’est la fiction qui surgit encore et toujours, vivant au-delà de ce que le film premier parvient à mettre en place : elle réfléchit le film lui-même tout autant que le mode de sa propre apparition. C’est aussi pour cela que tant d’images sont captées, et que les protagonistes se penchent sur les images, qu’elles soient celles tournées, ou tout simplement les autres images du monde (médias, téléphone, etc.). Toutefois, cette mise en abyme s’exécute à un tout autre niveau, qui ne se détache pas du film premier, dans la mesure ou s’exécutent conjointement deux autres agencements : une tentative de montage qui prend forme pendant ou à la suite de l’acte filmique, et des données graphiques qui indiquent toujours que le film est en train d’être.
Dans ces films, la place accordée au montage est plus ou moins effective et coordonne la manière dont se donnent à voir les images, et la façon dont elles sont censées se donner à nous. Dans The Blair Witch Project, un montage a été effectué, et l’on a de nombreuses preuves de cette intervention. Le fait, tout d’abord que l’on voit les images des deux caméras, non pas l’une après l’autre, mais de façon à ce que l’une et l’autre se répondent. Nous devons construire la recherche de vérité sur le rassemblement de ces deux images. On retrouve certains effets chers au style documentaire : une voix qui précède le changement de séquence, intégrer une voix-off alors que le protagoniste en question ne parle pas, etc. Bien entendu la présence des intertitres est un indice de ce montage, mais ce qui est intéressant ici, c’est la manière dont peuvent être appréhendées les images montées.
On nous donne l’impression que le film se présente à nous sans interventions extérieures sur la matière filmique, la continuité temporelle laissant l’impression d’un direct ou le montage deviendrait impossible. Mais il y a bien une intervention sur le film qui n’est pas seulement la conversion de la mémoire-caméra en un fichier utilisable et visionnable. Et ces films regorgent de preuves de cette agression, notamment pour ce qui est des sautes intempestives, celles qui ont lieu au beau milieu d’un plan, sans que quelqu’un ne puisse les déclencher, puisqu’à ces moments précis personne n’est derrière la caméra.
Ce qui est important ici, c’est de se rendre compte que toutes les images tournées ne sont pas les images montrées, il y a eu une sélection particulière, une tentative de faire devenir le film un film. Dans Paranormal Activity, le found footage est là aussi pleinement avoué, il est donc tout à fait logique que le montage soit perçu par les intertitres, les coupures intempestives au milieu du plan (comme s’il s’agissait de le raccourcir). Néanmoins, même si un choix à été fourni pour savoir quelles images utiliser, un fondu enchainé fait s’agencer la plupart des séquences. Ici clairement, ce qu’il y a dans la coupe n’a plus d’importance, seul compte ce que l’on voit, le reste n’ayant plus d’existence. Reste à savoir si tout est monté, et à reconnaître ce qui de ce montage relève d’une action intérieure ou extérieure au dispositif filmique de premier ordre (celui réalisé dans la fiction). Reste à savoir si celui-ci est entièrement dû au réalisateur tiers ou à une autre instance du récit, tout ceci amenant à reconsidérer les modalités de création d’une fiction ; même si au final, le film n’est que le produit du supposé-réalisateur.
Pour Diary of the Dead, la situation est toute autre car toutes les images que l’on voit sont des images récupérées (le found footage est interne) ou produites et montées de manière active dans la fiction même. Alors qu’il y a habituellement trois niveaux filmiques dans ces mises en abyme : Niveau 1 – Le film en train d’être fait (la diégèse). Niveau 2 – le film défictionnalisé (résultat du found footage). Niveau 3 – le film de fiction (notre réalité). Ici il existe un niveau supplémentaire : Niveau 2.5 – Le film fait (le film dans la fiction). Le film et surtout son groupe de protagonistes s’intéressent tout particulièrement à chacun de ces niveaux et à leur mode de communication. Tout de suite après la première séquence, une voix-off vient présenter le film (Niveau 2.5). Des images ont été récupérées et montées, « on a fait un film, celui que l’on va vous montrer ». Et ce film, The death of death, a un réalisateur, Jason Credd, crédité de telle façon que la réalisation complète du projet est rattachée à l’un des protagonistes de la fiction.
Après une courte présentation des appareils utilisés pendant le tournage, chose assez rare pour être notée, Debra (voix-off et compagne de Jason) annonce la volonté qu’ils ont de nous faire peur, pour nous ouvrir les yeux et que l’on ne fasse pas les mêmes erreurs qu’eux. Dans toutes ces oeuvres, les protagonistes savent qu’ils seront dans un film, même s’ils n’ont pas conscience du Niveau 3 de la mise en abyme. Sauf qu’ici ils ont tout à fait conscience de l’artificialité de leur démarche et que le montage est nécessaire pour changer l’image d’un monde qui en soi n’est pas assez explicite (intégration de musiques extradiégétiques). Capter la réalité telle qu’elle est ne serait pas assez efficace pour nous faire réagir, l’artificialité du cinéma, la mise en scène est donc une nécessité, en cela que le faux deviendrait symptomatique du vrai. Ainsi, le film passe d’une image provenant d’un appareil à une autre, dans un montage invraisemblable qui alterne toutes sortes de documents et multiplie les points de vue (média, appareil photo, téléphone, internet, etc.)
Diary of the Dead : caméra de surveillance dans un hangar
Diary of the Dead : image enregistrée à partir d’un téléphone portable
Chronicle : caméra de surveillance dans une chambre d’hôpital
La création du film fictionnel est elle-même mise en jeu, de sorte que Romero (nous aurions presque envie de dire Jason et Debra) pousse un peu plus loin la reconnaissance de l’image dans l’entreprise fictionnelle. Dans un premier temps, on retrouve les images tournées par Jason de façon cinéma-direct et qui amènent à délibérer autour de questions éthiques liées au cinéma, notamment sur l’horreur à laquelle fait face le réalisateur et l’image qu’il en constitue.
Dans un second moment, on délaisse le direct pour retrouver le montage effectué par Debra avec un commentaire off. Ces pauses dans le récit permettent d’adopter une position de recul par rapport aux événements : « Immersion et distanciation constituent par conséquent deux positionnements opposés rendus simultanément possibles par la posture du faux documentaire »(31). Même si l’on a vu précédemment que ce type de film ne relevait pas réellement du faux-documentaire, Romero montre qu’il faut se détacher de l’image pour échapper à son entreprise, afin de tenter une immersion qui ne soit pas fatale. La seule raison pour laquelle Debra parvient à survivre, c’est justement parce qu’elle ne se soumet pas à la primauté de l’image, qu’elle la contrôle et qu’elle ne passe pas exclusivement par la caméra pour produire une illusion de maîtrise et accéder au monde qui l’entoure.
Dans d’autres cas, le montage semble s’effacer pour laisser place à un découpage au « cut », le cinéma s’absente pour n’être plus que captation, comme semblent le produire REC et Cloverfield. C’est très justement dans ces moments-là que l’image parvient à se dégager des limites produites par le montage (des délimitations de son « réalisateur »). S’évertuant à suivre image par image ce que les journalistes de REC ont réussis à tourner (il semble qu’il n’y ait pas eu d’images tournées qui ne soient pas vues, sans pour autant que cela soit un plan séquence) certains instants compliquent considérablement cette position non-interventionniste. De la même manière que l’on perçoit l’accéléré dans Paranormal Activity (lors des séances nocturnes), l’image rend compte d’un retour en arrière, sauf que ce dernier se fait précisément en même temps que le caméraman rembobine l’image pour voir sur la caméra si tout a bien été enregistré.
Il ne s’agit donc pas d’un simple retour en arrière mais d’un rembobinage. À cet instant précis, on ne voit plus ce que la caméra a enregistré mais l’action de la caméra et du porteur en direct, et dans le cadre found footage cette représentation devrait être impossible, d’autant qu’à l’image on identifie bien cet effet comme un rembobinage et non comme un retour en arrière de postproduction (l’effet est bien moins forcé dans ce dernier cas). La caméra ne peut avoir enregistré cet acte justement parce qu’à ce moment-là, le porteur cherche sur la « bande » des images antérieures. La séquence ainsi recherchée est perçue une seconde fois par le spectateur, explosant par la même occasion les limites induites pas le « montage cut » et laissant percevoir l’implication et le traumatisme des protagonistes : « Pablo dis moi que tu as tout eu ». Cette dernière parole extradiégétique puisqu’entendue dans le noir du générique est celle qui soutient le film dans son ensemble. Même s’il n’est pas mis en forme par un montage de postproduction, ce cinéma n’est pas que captation, il n’est pas qu’enregistrement. L’image est modulable, pendant le temps même du tournage, de manière à ce que le montage (comme la mise en scène) soit rejetée par la fiction, et que dans cet abandon de nouvelles formes d’agencements puissent advenir.
Un autre film semble aller plus loin dans cette démarche. Comme on l’a vu précédemment, si, de la même manière que dans REC, la pratique du found footage n’est pas clairement annoncée pour Chronicle, on se retrouve face à l’apparition d’un montage très particulier. En effet, même s’il se veut le garant d’une formule de prise de vue directe, le film parvient à accéder à une continuité sans pour autant conserver un point de vue unique ; il atteint la continuité en jouant avec la discontinuité des points de vue, le montage devenant dans cette forme interne au processus filmique (c’est comme ça qu’on le perçoit dans la fiction). En utilisant plusieurs caméras, notamment pour effectuer des champs-contrechamps, le film parvient à créer une continuité, à suivre l’action en cours sans pour autant dépendre d’une seule ou de deux caméras. On pense ainsi à la scène de l’hôpital, ou pour suivre Andrew après son accident et donc sans le support de la caméra, il est nécessaire de passer d’une caméra de sécurité à l’autre afin d’arriver dans la chambre du blessé. Détourné du montage intégral et délibéré que mettait en forme Diary of Dead, ce film constitue l’image comme s’il s’agissait de passer d’un appareil de captation à un autre, sans qu’un montage ne soit effectué véritablement. Comme si l’image se constituait comme un flux, à l’intérieur d’un système où la totalité des caméras est diégétiquement affirmée (caméra de surveillance, caméra de police, téléphone, médias, etc.).
Chronicle : image d’un hélicoptère de police lors de l’affrontement
Chronicle : image d’un anonyme lors de l’affrontement
Chronicle : image des médias lors de l’affrontement
La logique mise en place dès le début du film voudrait que l’on ne puisse pas avoir accès à ces images, mais ce trop-plein engendre un certain nombre de disfonctionnements, les images se répètent ou se coupent sans raisons apparentes, du moins le pense-t-on. Car si la temporalité ne parvient pas à se constituer dans une pleine continuité, c’est très justement parce que le film en train de se faire ne parvient pas à peser le poids des images qu’il emploie. On passe ainsi d’une image à une autre, répétant parfois certaines actions (l’explosion de la station-service ou la mort d’Andrew), comme si la redite était le signe d’un trop grand nombre d’émissions de la part des appareils environnants. En plus de cela, le film ne cesse lui d’être réglé par d’incessantes coupures, une saute visuelle, qui comme un sursaut, fait se couper la caméra ou alors retire quelques secondes du plan bien que personne ne puisse réaliser cette action. Cette représentation syncopée n’offre plus de véritable plénitude ou ininterruption, car même dans un effort de représentation, le cinéma ne parvient à être que fragmentaire (que cela soit dans son incapacité à conserver une séquence pleine ou à ne pas la répéter).
Car en filmant, la caméra ne parvient qu’à prélever des morceaux d’un monde, qui existait en dehors de l’image, et qui dans l’image se dérègle. Il y a toujours du montage, et la place de la caméra elle-même dans le champ, parce qu’elle découpe de façon intéressée un morceau de l’espace visuel, est déjà un montage. Dans ce découpage, se trouve la possibilité d’appréhender une toute autre forme de captation, qui serait à considérer comme l’intervention d’un élément non plus extérieur au processus, mais intérieur et relatif à une subjectivité, celle de l’appareil, comme spiritualité autonome.
Le document cinématographique ainsi engendré modifie en profondeur la relation du spectateur au film. Par son aspect physique, son historicité et son rapport à une mémoire qui n’est plus seulement celle du monde ou de celui qui filme, l’image survivante affirme l’incertitude quant à savoir s’il persiste encore quelqu’un derrière l’objectif. L’image peut bien être à la fois la trace, le document et le supplément du monde, mais elle n’en est jamais la représentation fidèle, quel que soit l’effet d’existence préalable ou de réel qu’on peut lui rattacher. L’image se déplace ainsi pour advenir entièrement comme ce qu’elle est et non plus comme simulacre d’un évènement qui lui serait extérieur ; elle est la marque, le résidu empirique de la relation entre la caméra et le monde, et c’est dans cette intimité là que s’exécute le film, aux dépens des protagonistes. Reste à espérer que quelqu’un puisse voir ces images.
26 http://archives.arte.tv/cinema/court_metrage/courtcircuit/lemagfilms/010901_film3bis.htm
27 Film clandestin où la torture et la mort ne sont pas simulées.
28 François Jost. Le Temps d’un Regard, Du spectateur aux images, Paris, Klincksieck, 1998.
29 http://www.therossifiles.com/site/
30 http://lunatruth.com/
31 Franck Lafond (sous la direction de). George A. Romero un cinéma crépusculaire, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2008, p. 187.
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