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5. Les structures de monstration en Suisse Romande – exemples et problématiques

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5.1. Théâtres

Fortement subventionnés, les théâtres sont en Suisse Romande, et plus particulièrement à Lausanne et à Genève, les principales institutions de production et de création. Le succès populaire rencontré par ceux-ci est grand, et beaucoup affichent des taux de remplissage impressionnants, proche des 90%. Cʼest donc de notre point de vue dans ceux-ci que les opportunités de recherche devraient avoir lieu.

Contrairement aux autres disciplines (galeries, salles de concert, clubs, cinémas…), il nʼexiste pratiquement pas, hors du one man show, de modèle privé de rentabilité pour les arts du spectacle. Pas de vente dʼoeuvres, impossibilité dʼadéquation entre le prix dʼentrée, souvent accessible, avec la réalité des coûts, très importants, dʼune production scénique. Il existe également très peu de théâtres réellement alternatifs, non soutenus par les collectivités publiques, basés sur une équipe bénévole et présentant des spectacles autoproduits. Les décisions dʼorientation des salles de danse ou de théâtre dépendent donc principalement de leurs subventionneurs, villes et cantons en tête.

Au milieu des années 90, une évolution spectaculaire des arts de la scène a eu lieu en Suisse Romande. Les moyens techniques, scénographie, vidéo et son en tête, le rapprochement de la danse contemporaine et du théâtre, lʼinfluence du Live Art anglais, ainsi que la redéfinition plus générale des cadres du spectacle, ont permis à ceux-ci de sʼouvrir sur de nouveaux objets rapidement définis comme pluridisciplinaires. Certaines structures, comme lʼArsenic à Lausanne, ou le théâtre de lʼUsine à Genève, en ont rapidement fait leur marque de fabrique, modifiant leur structure et leur savoir-faire au contact de ces nouveaux spectacles.

Il est intéressant de constater que, 15 ans plus tard, la situation sʼest généralisée et les compagnies ont intégré les développements interdisciplinaires déjà effectués, mais que la situation des lieux de présentation semble au statu quo. Le missionnement très peu précis des théâtres nʼa guère changé, et la transdisciplinarité est la plus part du temps tolérée si les autres attentes sont remplies, en particulier le soutien aux compagnies et le contentement du
public traditionnel du théâtre, qui vient y voir «du théâtre» comme on va au musée voir «des tableaux».

5.1.1. Arsenic, Centre dʼart scénique contemporain, Lausanne

LʼArsenic est une structure où se côtoient théâtre, danse, performance, musique et installations. Créé en 1989 parce quʼil manquait des espaces de travail et de représentations à Lausanne pour le théâtre indépendant, ces anciens ateliers de lʼEcole professionnelle ont été confiés au metteur en scène Jacques Gardel. Cʼest en 1995 que lʼArsenic devient une fondation. Se succéderont à la direction Thierry Spicher, qui insufflera un fort esprit transdisciplinaire au lieu, de 1996 à 2003 et Sandrine Kuster, qui conservera celui-ci, de 2003 à aujourdʼhui.

Avec une programmation ouverte aux protagonistes confirmés de la scène nationale et internationale, mais également aux jeunes artistes, les quatre salles pour 60 à 120 spectateurs proposent chaque année une cinquantaine de spectacles et autres manifestations. Les sous-sols du centre (abris antiatomiques) sont dédiés aux expositions.

De 2003 à 2007, Marie Jeanson a programmé plusieurs concerts, un festival de cinéma pour lʼoreille ainsi que des installations sonores qui proposaient des expériences aventureuses dans le domaine du son. Depuis 2009, Marco Costantini organise régulièrement des expositions dʼarts visuels dans les Abris.

Dès 1995, Thierry Spicher, qui nʼétait pas originaire des milieux du théâtre, a fait de la transdisciplinarité une de ses marques de fabrique, allant jusquʼà pousser des artistes originaires dʼautres milieux que celui du spectacle à se confronter pour la première fois à une expérience scénique, mettant en avant lʼexpérimentation, avec de grandes réussites et parfois, inévitablement, des échecs. Ainsi, le plasticien et scénographe Massimo Furlan, ou le groupe de rock Velma monteront leurs premiers spectacles, programmés par Thierry Spicher, dans le cadre du festival des Urbaines auquel lʼArsenic participe. Un système de résidences encouragera également les collaborations, entre musiciens (Velma), chorégraphes (Gilles Jobin) et metteurs en scène (Denis Maillefer).

Lʼépoque a un peu changé depuis la fin des années ʼ90: Sandrine Kuster affirme continuer la ligne tenue avant elle, mais de manière plus modérée:

«Jʼapprécie la prise de risques sur la forme ou le contenu dʼune oeuvre. La recherche dʼun artiste dans différents domaines artistiques renforce son engagement vers lʼinconnu et montre quʼil est en quête de frottements de différents éléments. Lʼart contemporain place la forme très au centre dʼune oeuvre et la recherche pluridisciplinaire ouvre donc plus de champs formels et conceptuels. Ce nʼest pas pour rien que les dadas en 1915 ont eu envie de mettre en scène et dʼincarner leurs écrits !

Malheureusement, la pluridisciplinarité dans la création a souvent perdu des artistes dans leur recherche car les mélanges des genres masquent parfois des manquements au niveau des contenus. Cela est flagrant avec la présence dʼimages vidéo sur scène qui prennent trop de place ou quelques fois mal utilisées.»

Sandrine Kuster affirme également que le discours tenu par ce mémoire nʼest pas au centre de ses préoccupations: «Au regard des programmations (théâtres, festivals), je ne trouve pas que [réfléchir à la transdisciplinarité] soit une question centrale aujourdʼhui. Beaucoup de structures sʼadonnent à la transdisciplinarité (dans leur programme et dans les spectacles) et cela est presque devenu banal. Dans certaines structures, cela a tendance à multiplier lʼoffre et la production artistique et les programmes deviennent parfois confus et inintéressants.»

Du côté de son équipement, de manière générale, lʼArsenic est très propice à la présentation de toutes les formes dʼart. Les salles sont grandes et noires, les gradins souvent démontables et l’équipement, bien quʼorienté spectacle, polyvalent. Le personnel technique rassemble également des savoir-faire hybrides: lumière, son, installations, etc… Sandrine Kuster estime donc à juste titre sa liberté de programmation très ouverte et les potentiels transdisciplinaires de la structure très grands.

5.1.2. Théâtre du Grütli/ GRÜ, Genève

Le Théâtre du Grütli se décrit actuellement comme «une scène expérimentale et pluridisciplinaire dédiée à la création contemporaine. Soutenu par le Département de la culture de Genève et celui de lʼInstruction publique, Le GRÜ a choisi de donner priorité à la recherche théâtrale, priorité au temps de travail, au croisement entre les arts afin de permettre des expériences de fond. Il sʼagit de concevoir le théâtre non pas uniquement comme un producteur de spectacle mais aussi et surtout comme plateforme de pratique scénique, lieu dʼanalyse et dʼexpérimentation des réalités dʼaujourdʼhui.»

En 2006, les deux nouvelles directrices du Grütli Maya Bösch, metteuse en scène, et Michèle Pralong, ex dramaturge de la Comédie de Genève, transforment le théâtre du Grütli, autrefois décrit comme «le théâtre des indépendants» – cʼest à dire dévolu à la création des compagnies fonctionnant au projet (ce qui est le cas de lʼimmense majorité des compagnies de théâtre). Le nouveau virage, assez radical, est dès le départ celui de la recherche et de la transdisciplinarité. Le fonctionnement du GRÜ sera dorénavant basé sur une ligne curatoriale plus définie, un système de résidences à moyen terme (plusieurs saisons), de créations de collectifs intégrant souvent un ou deux plasticiens parmi des comédiens et de décloisonnement des genres utilisant les espaces du théâtre de manière très souple.

Ce fonctionnement ne manquera pas dʼêtre critiqué par les compagnies indépendantes genevoises, estimant perdre leur droit à être présenté au théâtre. Ces critiques, selon Michèle Pralong, sont aggravées par la volonté affirmée de transdisciplinarité: non seulement les compagnies se sont vues exclues par le système de résidence, réduisant le nombre de compagnies indépendantes présentées dans le théâtre, mais encore par la volonté de présenter autre chose que les formes classiques du théâtre. Le Grütli ne délaissera toutefois pas sa mission dʼorigine, y donnant une nouvelle orientation: tout en prônant le décloisonnement de la discipline, la nouvelle structure continuera à se donner comme mission de produire 5 créations locales par an, prioritairement en théâtre. Loin de délaisser cette discipline, les directrices du Grütli expliquent désirer participer au renouvellement du théâtre, traversé par les autres disciplines.

Lʼinnovation en arts passe, pour Michèle Pralong, forcément par la transdisciplinarité. Si Corinne Charpentier de Fri-Art, ou Sandrine Kuster de lʼArsenic nous ont fait part de leur craintes de la naïveté de lʼartiste face à un médium quʼil ne connaît pas, et insistent sur la notion dʼexpertise, Michèle Pralong prône une démarche contraire: celle de la déspécialisation. Quand Mathieu Bertholet, auteur en résidence au GRÜ, se fait interprète de danse, et se met à la disposition dʼun chorégraphe, sans avoir aucune technique de danse, il illustre cette démarche à la lettre. Il ne sʼagit donc pas de celle dʼun apprenti danseur, mais bien celle dʼun auteur cherchant à comprendre par la danse ce que peut-être lʼécriture théâtrale. Mathieu Bertholet affirme dʼailleurs clairement cette volonté, par rapport à une autre discipline, lʼarchitecture, à propos de son essai «Learning From Architecture».(18)

Les infrastructures du GRÜ sont principalement organisées autour des deux espaces de monstration: la Black Box au sous-sol et la White Box au deuxième étage de la Maison des arts du Grütli. Polyvalents, évidés de leurs gradins, ces deux espaces sʼaccordent au projet artistique : «briser les codes et les attentes, ouvrir la géométrie afin de réinventer le rapport entre créateur et spectateur». Sʼinspirant des termes utilisés par les arts plastiques (le «white cube» dʼexposition), on sent la volonté et les moyens de pouvoir y présenter toute forme dʼart, comptant également sur un matériel technique polyvalent.

Le Grütli est, nous lʼavons remarqué à maintes reprises, fréquenté par un public dépassant largement celui du théâtre, par exemple les étudiants de la HEAD, Haute école dʼart et de design genevoise. Michèle Pralong sʼen félicite, et affirme viser spécifiquement le public étudiant pour lutter contre le vieillissement inquiétant du public habituel du théâtre. Les 18 à 35 ans sont, nous ne pouvons que le constater également, traditionnellement absents des institutions du théâtre. Nous pouvons alors supposer que la piste de la transdisciplinarité est, dans ce cas, un facteur non négligeable de médiation et dʼélargissement du public.

Si le domaine dʼexpertise des artistes nʼest pas, nous lʼavons compris, un critère de sélection des projets pour Michèle Pralong, quʼen est-il de son propre domaine dʼexpertise, pour programmer de manière transdisciplinaire? La question, selon elle, ne se pose pas non plus de cette manière: la démarche des artistes peut être jugée de manière indépendante de leur discipline artistique. Une bonne partie des artistes visuels, ou musiciens présentés au GRÜ ont par ailleurs des relations avec les créateurs de théâtre présents dans le lieu (scénographes, compositeurs, auteurs…). Cette position nous semble parfaitement logique par rapport à la volonté affichée de ses programmatrices: «sortir du théâtre par le théâtre».

5.2. Espaces dʼart

Espaces dʼexposition, mais également de production, les centres dʼart se développent beaucoup en Suisse Romande ces dernières années. Nʼayant pas les buts commerciaux des galeries – dont le modèle économique est basé sur la vente des oeuvres – ni les impératifs de conservation des musées, ces espaces offrent une grande liberté aux artistes quʼils présentent.

Les directeurs des espaces dʼart interviewés semblent tout à fait dʼaccord sur un point: la notion de transdisciplinarité et de disciplines est dépassée dans le domaine des arts (noter au passage que les termes «art» et «artiste» sʼemploient seuls pour désigner un plasticien, artiste visuel, etc.). Dans lʼensemble, la segmentation en disciplines est vue comme un phénomène culturel, inadaptée à lʼart dʼaujourdʼhui. Les artistes sʼexpriment à travers différents médiums, qui sont le son, lʼimage, la vidéo ou le film, la sculpture, la performance, etc.

La liberté des artistes visuels dans le cadre dʼun centre dʼart nous semble en général beaucoup plus grande que dans leurs homologues dédiés aux arts vivants. Très conscients de la difficulté causée par un cadre de monstration trop défini, ces espaces accordent beaucoup de soin à la liberté des formes, des durées, privilégiant la démarche au résultat.

Les artistes sont donc beaucoup moins tenus à fournir un type de «produit» répondant à des attentes du public. Fabrice Huggler de la galerie Ex Machina, déplore le retard des structures de subventionnement: malgré le mélange intensif des disciplines depuis les années 60-70, les commissions dʼattribution restent très spécialisées et ne mettent sur pied, quand elles le font, des structures dʼencouragement aux oeuvres transdisciplinaires que récemment.

Malgré cette ouverture de base, les lieux dʼart consultés manquent cruellement de moyens (locaux, ressources financières, personnel…) pour vraiment exploiter cette richesse de création. Les performances sont très faiblement rétribuées (voir pas du tout). Le principe du centre dʼart ou de la galerie est de participer éventuellement aux frais de production, mais très rarement aux cachets dʼune éventuelle présence en personne ou simplement couvrant le travail de lʼartiste. Le modèle économique qui sʼapplique est donc très restrictif: il sousentend que lʼartiste a besoin de visibilité, ne vit pas du revenu de lʼévénement (exposition, performance, …), mais en vendant ses oeuvres à des clients (privés ou institutions). Le «marché de lʼart», duquel la plupart des centres dʼart déclare se distancier, sans toutefois pouvoir totalement sʼen affranchir, sʼoppose donc généralement à lʼidée dʼune démarche qui ne produirait pas in fine un objet, ne serait-ce quʼune documentation de la démarche en question.

Nous pouvons donc dire que de la théorie à la pratique, il y a un pas que ces espaces peinent à franchir, faute de moyens. Nous ne nous étonnerons pas de voir les grosses réalisations transdisciplinaires réalisées par les théâtres ou les festivals, aux moyens de production nettement supérieurs.

5.2.1. Fri-Art, Fribourg

Fondé en 1990 par Michel Ritter, le centre dʼart contemporain (Kunsthalle) de Fribourg est situé dans un bâtiment industriel du XIXème siècle en Vieille-Ville. Il compte parmi les lieux clés consacrés à lʼart contemporain en Suisse : depuis de nombreuses années, il a su rendre compte de lʼactualité de lʼart en Suisse et sur la scène internationale, mais aussi contribuer à la découverte et à la notoriété dʼartistes majeurs (Thomas Hirschhorn, Mark Dion, Catherine Sullivan) en présentant très tôt leur travail à Fribourg.

Depuis sa fondation, le centre d’art de Fribourg développe un projet artistique fondé essentiellement sur des expositions temporaires et des interventions hors les murs, où la production d’oeuvres est au centre des activités : il ne s’agit pas seulement de diffuser des oeuvres mais de permettre des projets en relation étroite avec les artistes.

Michel Ritter, alors directeur du Centre Culturel Suisse, déclarait en 2006 considérer la pluridisciplinarité et l’investissement de la ville comme un facteur d’engagement citoyen et d’accessibilité: «c’est à travers la pluridisciplinarité que tu as une lecture cohérente des projets contemporain. Elle constitue alors plusieurs manières de dire la même chose.»(19)

Fri-Art n’a pas à proprement parlé de mission écrite. Divers cahiers des charges lient pourtant le centre à ses soutiens financiers. La directrice actuelle, Corinne Charpentier, définit toutefois le rôle de cette «Kunsthalle» en citant la définition selon l’Unesco du Musée, «institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. », mais y apportant d’emblée quelques modifications :

– la permanence n’est pas assurée par les statuts de l’association,
– plutôt que l’acquisition d’un patrimoine, un centre d’art se distingue par la production d’oeuvres qui pourraient constituer un patrimoine futur,
– un autre but important est l’expérimentation artistique, et le soutien aux artistes.

Le centre d’art, et c’est ce qui nous intéresse ici, constituerait un proto-musée, en quelque sorte, qui remplirait une fonction antérieure à celle du musée, en amont de celui-ci: celle de favoriser la production des projets (démarche, processus) plutôt que la conservation de leur résultat (objet plastique à conserver).

Fri Art est orienté avant tout vers la production de projets inédits, principalement dans le champ élargi des arts visuels. Toutefois, le centre collabore parfois avec des artistes utilisant tous les champs de la création: danse, performance (Carla Demierre…), design, musique, cinéma, architecture (Shigeru Ban), conférences performées (Guillaume Desanges, Jérémie Gindre…).

Si elle encourage la réflexion en dehors des cadres des disciplines, et estime qu’elle est favorable à l’innovation artistique, Corinne Charpentier met toutefois clairement en garde contre l’exploration naïve par des artistes d’un médium qui n’est pas le leur, sans une connaissance approfondie de celui-ci, ce qui arrive hélas trop souvent à son goût.

Les principaux obstacles à la présentation de projets autres que des arts visuels sont, d’après elle, le manque de moyens financiers, de locaux adaptés, mais aussi son champ d’expertise en tant que curatrice, qui n’est bien sûr pas universel.

On l’aura compris, la maîtrise du champ disciplinaire (médium) est très importante pour Corinne Charpentier, et la contrainte de celui-ci ne constitue selon elle en rien un frein à l’expérimentation, ni à l’innovation, même si elle reconnaît tenter des expériences pluridisciplinaires dans ce but. «Il ne faut pas négliger par exemple, qu’un artiste ayant décidé de se donner un faisceau de contraintes liées à l’exercice d’un médium (par exemple la peinture), choisit d’agir dans un certain cadre avec un dialogue précis avec l’histoire de ce médium et d’autres protagonistes de ce dialogue..» Au vue de certaines incartades interdisciplinaires mal maîtrisées, on ne peut, à notre avis, que lui donner raison.

5.2.2. Galerie Ex Machina, Genève

Fondée en 2008 par Lara Lemmelet et Cyril Macq (plasticiens) Fabrice Huggler (metteur en scène), Philippe Maeder (éclairagiste et vidéaste) et Ufuk Emiroglu (cinéaste), la «galerie» est conçue dès sa création comme un lieu transdisciplinaire. «Nous avons choisi le mot galerie parce quʼil était peu utilisé à Genève, mais notre fonctionnement nʼest pas basé sur la vente: il est plus proche de celui dʼun centre dʼart.»

La galerie est, comme souvent dans les arts visuels, née dʼun besoin dʼespace pour les expositions de ses fondateurs, prioritaires mais minoritaires, et leur sert également de lieu de travail (plusieurs bureaux jouxtent lʼespace dʼexposition). Réagissant à la tendance des programmateurs ou curateurs puissants, gérant des lieux en «formatant les produits artistiques» présentés à leur image et à celle supposée des besoins de leur public, la liberté artistique y est prioritaire, tant leurs auteurs semblent avoir souffert de cette normalisation. «Quand nous invitons une artiste, la question nʼest pas de savoir si ce quʼil fait est bien, mais plutôt si on a envie dʼaccompagner sur son processus.»

La création de la galerie coïncide aussi avec un mécontentement global: il nʼy a pas assez dʼendroits pour présenter les arts sans les catégoriser et par là même les standardiser. «En tant quʼartistes mélangeant les formes, nous nʼétions pas bien compris, parce quʼon nʼarrivait souvent pas à nous catégoriser.» Pour eux, la démarche transdisciplinaire est un élément acquis, cʼest un phénomène présent à Genève depuis les années 60-70 et pourtant les structures de présentation et de soutien ont incroyablement ignoré le phénomène. Le problème ne viendrait pas du public, ni des artistes, mais de la lenteur de lʼadministration.

Ex Machina est gérée de manière bénévole, sans moyens et sans subventions, vues par certains de ses membres fondateurs comme un danger de normalisation, redoutant des exigences de missionnement contraires à la grande liberté artistique y régnant. Lʼespace accueille expositions plastiques, design et performances de toutes provenances. On y croise ainsi autant des membres de la scènes des arts vivants (Anne Delahaye et Nicolas Leresche, Yann Marussich…) que des musiciens (The Pampa Show…), cinéastes (Dorothée Thébert), vidéastes (Gabriela Löffel, Filippo Filliger…), installateurs sonores (Rudy Decelière) et bien sûr des plasticiens, tant dans le programme dʼexpositions (Lara Lemmelet, Pierre-Philippe Freymond…) que celui de performances (Théo&dora…).

Si le public, de lʼaveu des principaux intéressés, a mis un court moment à sʼhabituer au manque de repères disciplinés de ce lieu polymorphe, force est de constater que les événements dʼEx Machina sont particulièrement bien fréquentés et mixent les publics des arts vivants et visuels.

La vente de chaises design, également dans les missions premières de la galerie, est en train dʼêtre abandonnée. «Pour que cela soit rentable, il faudrait avoir un raisonnement commercial et le tenir.» Une démarche incompatible avec le fonctionnement libertaire et bénévole actuel de la galerie, qui désire sʼorienter encore plus vers la présentation de la recherche artistique, avec un soucis perpétuel dʼinnovation. Mais est-il encore possible dʼinnover dans un monde artistique où le «tout a été fait» est un argument maintes fois entendu et cher aux théories postmodernes? «Tout existe peut-être, mais tout nʼa de loin pas été exploité.»

5.3. Festivals

Résolument tournée vers le public, la formule événementielle du festival permet, de lʼavis de la plupart des interviewés, une présentation très libre des projets artistiques. Yan Duyvendak: «En France, ou je travaille beaucoup, on est très souvent dans des festivals, parce que cʼest plus facile de brasser, de faire des propositions hors disciplines clairement définies. Cʼest beaucoup plus facile que dans les saisons, ou le public attend une forme plus définie: un travail de texte pour le théâtre et des «jambes en lʼair» pour la danse … en gros.»

Par son grand impact promotionnel, son public flexible, son caractère événementiel et exceptionnel, le festival permet une médiation forte avec son public, et donc la présentation dʼéléments de forme et de durées variables, dʼartistes méconnus. Certains lieux ont dʼailleurs recours à cette forme pour pouvoir présenter des projets sortant formellement du cadre strict de leur fonctionnement habituel (par exemple le théâtre de lʼUsine et son festival de performances Big Bang).

Il existe une forte tradition de festivals pluridisciplinaires en Suisse Romande: La Cité (Lausanne, 1968), La Bâtie (Genève,1977), Le Belluard Bollwerk International (Fribourg, 1983), Les Urbaines (Lausanne, 1996)… Ces festivals, conçus dès le départ comme des événements couvrant plusieurs champs artistiques, ne souffrent donc pas de leur mixité. Au contraire, elle est souvent inscrite dans leurs statuts.

Leurs difficultés sont plutôt ailleurs: la grande majorité du temps dépourvus dʼinfrastructures d’accueil à lʼannée, ils ne peuvent donc que difficilement aider la création autrement que financièrement. La formule retenue est donc souvent des présentations ou des coproductions dʼoeuvre créées extra muros ou dans dʼautres structures. Le temps dʼun festival étant, par ailleurs, déterminé, ceux-ci ne sauraient jouer aussi bien que les institutions le rôle dʼancrage local de la création internationale. Par contre, du fait de la haute densité dʼartistes et de disciplines, ceux-ci jouent bien mieux leur rôle de plateforme, permettant aux professionnels locaux et internationaux, aux différentes formes, aux projets de se rencontrer et de se confronter dʼune manière très efficace. Conscients des effets pervers du côté événementiel de la manifestation, certains font des efforts pour changer la dynamique: Le Belluard propose des concours de création, Les Urbaines interprètent très strictement la notion dʼémergence artistique et sʼinterdisent les stars et les tournées, le festival de La Cité invite des artistes qui eux-même en invitent dʼautres… On se souvient également de lʼinitiative de Maurici Farré, directeur dʼune année du festival de la Bâtie, qui invita des artistes à travailler lʼété à Genève sans obligation de résultat.(20)

Au niveau des champs artistiques abordés, on constatera pourtant que la grande majorité des festivals pluridisciplinaires romands sont issus des arts du spectacle et interprètent le monde de lʼart à travers ces catégories, et sont donc peu considérés par les milieux des arts plastiques, plus habitués aux biennales et autres événements dédiés. Le festival des Urbaines me semble, dans ce cadre, une exception, mais aussi une formule plus récente, intégrant de manière complète expositions et installations dès sa fondation.

5.3.1. Le Festival des Urbaines, Lausanne

NA En tant que directeur du festival, jʼai tenté de répondre aux mêmes questions posées aux autres structures. Adopter un point de vue critique sur le festival mʼa également semblé important.

Le festival des Urbaines a été crée sous forme associative en 1996. «Conformément aux statuts de l’Association Les Urbaines, le festival a pour objectif de proposer gratuitement au public des spectacles contemporains de qualité dans l’éventail le plus large possible de domaines artistiques. […] Les projets devront être tout à la fois :

– de découverte
– novateurs
– risqués
– dans la relève»(21)

Le festival des Urbaines présente chaque année un instantané des tendances artistiques contemporaines dans un cadre accessible à tous. Il est gratuit, a lieu dans une dizaine de lieux de la ville de Lausanne et dans lʼespace public, encourage la curiosité et la déambulation dans la ville. Les Urbaines sont, par essence, interdisciplinaires, et mélangent arts visuels, performance, danse, musique, théâtre, vidéo ou architecture, et sʼintéressent particulièrement aux projets inclassables, transdisciplinaires.

La fondation créée en 2007 a comme buts officiels de permettre à des projets artistiques innovants de voir le jour et de se développer; offrir gratuitement au public des créations pluridisciplinaires pointues et de qualité, avec une programmation lisible, axée sur l’émergence et la prise de risque.(22)

En utilisant en même temps le mot innovation et le mot émergence, on devine le credo qui anime le festival depuis 1996: les courants artistiques sont dʼabord une somme dʼinitiatives isolées, peu conscientes de leur positionnement. Le rôle du festival est alors de les présenter, de les connecter et dʼencourager lʼémergence dʼun courant artistique. La programmation se base donc sur lʼacceptation dès le départ du rôle novateur de lʼobjet artistique indéfini, qui échappe aux catégorisations.

Contrairement à une vision axée sur l’histoire de lʼart, insistant sur les origines et le positionnement des artistes, cette théorie de lʼémergence artistique postule plutôt leur non positionnement de base: à la charge du festival de positionner les projets, les mettre en réseau et les présenter. Lʼinfluence de la musique (dans laquelle les écoles esthétiques se font et se défont très rapidement) et des expérimentations scéniques des années ʼ90 (intégrant dʼautres médiums et remettant en cause la notion même de «spectacle») sont donc très fortes sur cette essai de théorisation, largement mis en place par Thierry Spicher durant les premières années du festival: «Le départ des Urbaines est lié à une émulation entre artistes qui se sont reconnus dans les projets des autres. Il sʼagit de territoires comportementaux. Le festival sert à mettre en relation des artistes, qui ne se connaissent pas forcément, ou ne sont pas forcément conscients jusquʼalors de la similitude de leurs travaux. Il y a alors cristallisation dʼune tendance artistique.»(23)

Le festival a ainsi accompagné lʼémergence de la scène interdisciplinaire lausannoise et genevoise de la fin des années ʼ90: Massimo Furlan y a créé ses premières performances, ainsi que Velma, et le festival a présenté les débuts de Marco Berrettini ou Yan Duyvendak.

Après dix années de programmation hétéroclite par les lieux lausannois et par des curateurs invités choisis par ceux-ci, une structure de programmation propre a été mise sur pied en 2007. Point intéressant: afin de multiplier les expertises, et dʼéviter les propositions naïves touchant à des médiums non maîtrisés par le curateur, la programmation des Urbaines nʼest pas faite par un directeur omnipotent, mais par une équipe de programmation nommée et conduite par celui-ci (et dont il fait, bien sûr, partie). Celle-ci change chaque année, afin de manifester lʼouverture et le renouvellement des réseaux les plus grands possibles. Cette équipe de six personnes échange beaucoup au sujet des projets, et les domaines de compétences de chacun se complètent pour appréhender la création de la manière la plus complète possible.

En observant la programmation, on constate quʼelle est composée de trois sortes de projets:

– les nouveaux courants artistiques de différentes disciplines artistiques
– les objets pluridisciplinaires, croisant les médiums existants
– les inclassables: objets urbains polymorphes, mélanges incongrus de disciplines, démarches hors des disciplines artistiques.

Si le festival des Urbaines a les moyens financiers et logistiques de présenter des projets transdisciplinaires, il ne les a toutefois pas pour participer décemment à leur production. Le workshop «In Between… New Territories» mis en place en 2009 fut un exemple dʼessai dans ce sens: stimuler des artistes locaux à réagir avec une liberté de forme absolue à des théories urbanistiques et sociologiques sur la ville. Les 3 projets réalisés, certains échappant aux disciplines, ou certains les mélangeant, sont, comme la majeure partie des projets des Urbaines, relativement modestes quant à leur coûts.

La spécificité des lieux d’accueil du festival, et dans une moindre mesure les pressions des milieux artistiques par leur intermédiaire, sont également des freins à la transdisciplinarité. En effet, il est important pour le festival de convaincre ses partenaires du bien fondé de sa démarche. Si la liberté est en général assez grande, il est très difficile, par exemple, de présenter des projets originaires du milieu des arts vivants dans une galerie ou un centre dʼart. La non compréhension de ces différents milieux, le manque de thématiques communes, aboutit facilement à un refus critique de la proposition, et ne manquera pas de handicaper la collaboration future des institutions, vitale pour le festival.

5.3.2. Le Belluard Bollwerk International, Fribourg

Fondé en 1983, le Belluard Bollwerk International (BBI) est un festival qui se déroule tous les ans à Fribourg, au début de lʼété. Construite à la fin du XVe siècle, la forteresse du Belluard – qui a donné son nom à lʼévénement – constitue le coeur du festival.

Le festival est résolument pluridisciplinaire: danse, théâtre, performances, concerts, films, installations ou conférences sʼy croisent, avec un accent particulier sur les spectacles et la musique. Le Belluard présente des artistes émergents ou peu connus du public suisse. Il se donne pour objectif dʼêtre toujours à lʼécoute des nouvelles tendances.

La plupart des éditions des années ʻ90 a été programmée par des curateurs invités. Ceux-ci programment dans un domaine que le directeur artistique maîtrise moins ou proposent la découverte d’artistes proches de leurs univers. Olivier Suter, directeur du Belluard Bollwerk International entre 1997 et 2003, a procédé de la sorte: “c’était une expérience très riche et qui a très bien fonctionné à Fribourg car elle allie prise de risque et souplesse”.(24)

Le Belluard a développé dʼautres formules de programmation: édition répartie sur lʼannée, édition thématique, programmation confiée à des artistes qui ont fait lʼhistoire du festival ou, depuis 2004, programmation « maison » par Gion Capeder & Stéphane Noël, puis depuis 2008 par Sally de Kunst. Celle-ci a hélas refusé de répondre à nos questions, trouvant le questionnaire qui lui a été envoyé hors sujet, et disposant de peu de temps dans une période de travail intense avant lʼévénement: le festival du Belluard nʼest, selon elle, pas concerné par les problématiques de pluridisciplinarité ou de transdisciplinarité, «le Belluard est un festival dʼart.»

Cette position rappelle la vision de certains centres dʼarts visuels comme Fri-Art (qui toutefois avaient trouvé la démarche pertinente). Si je la comprends parfaitement à un titre personnel, et je la trouve fondée en regard des démarches très intéressantes mises en places par Sally de Kunst pour garantir la mixité de sa programmation, sa radicalité peine quand même à me convaincre totalement. Si les démarches des artistes semblent valorisées au BBI sans exigence de forme, les artistes présentés sont pour la plupart originaires des arts vivants. Pour faire une image, nous dirons que le bel arbre du Belluard a des branches de toutes les couleurs, mais que son terreau est encore principalement celui des arts du spectacle. Le milieu des arts visuels, par exemple, est faiblement représenté.

Les initiatives allant plus dans le sens de lʼoeuvre dʼart sans distinction, fortement valorisées par le festival du Belluard, sont les concours de création thématiques annuels (Urban Myth en 2010, Kitchen en 2009 et Mis-Guided en 2008). Complétés par des interventions en milieu urbain (lʼinvestissement de locaux commerciaux par des artistes par exemple), ces initiatives permettent de programmer et de stimuler des interventions urbaines qui échappent à la classification en disciplines, et ne constituent pas non plus des mélanges de disciplines, mais des mélanges impliquant participation, médiation, urbanisme et événementiel: un petit train touristique fait visiter les quartiers industriels, une rédaction participative permet de tisser le lien (difficile) entre la libération du Libyen Al-Megrahi condamné pour lʼattentat de Lockerbie et la mystérieuse vente du crâne de lʼartiste star Damien Hirst, une cuisine interactive est conçue de manière à pouvoir permettre à chacun de préparer son repas… La programmation 2010 semble aller de plus en plus dans ce sens, et on peut imaginer que ce pan de la programmation vole petit à petit la vedette aux spectacles. Vue sous cette angle, nous prendrons la position de Sally de Kunst plus comme un statement, un idéal théorique, quʼun véritable constat.

18 cf Anne Pitteloud, Maisons avec piscine pour un nouveau théâtre. Le Courrier, 2007
19 Patrick de Rham, Sarah Neumann, David Vessaz [et al.], Rapport final du groupe de travail, Les Urbaines, 2006.
20 Patrick de Rham, Sarah Neumann, David Vessaz [et al.], Rapport final du groupe de travail, Les Urbaines, 2006.
21 Charte de programmation de lʼassociation, Les Urbaines, 2004.
22 Fondation les Urbaines, Buts de la fondation, Lausanne, 2007
23 Citation de Thierry Spicher. Patrick de Rham, Sarah Neumann, David Vessaz [et al.], Rapport final du groupe de travail, Les Urbaines, 2006.
24 Citation dʼOlivier Suter. Patrick de Rham, Sarah Neumann, David Vessaz [et al.], Rapport final du groupe de travail, Les Urbaines, 2006.

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