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3. Vers un nouveau modèle de gestion des excréta urbains

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Si la deuxième révolution industrielle peut se définir par l’abandon progressif de la
valorisation des excréta urbains, elle se caractérise aussi par l’accélération du cycle productionconsommation-
rejet qui ne cesse d’en accroitre la masse. De plus, en ce qui concerne la capitale
française, les travaux haussmanniens ont considérablement transformé l’allure des rues (macadam
goudronné, pavage, création d’égouts et de réseaux d’adduction d’eau) et les amoncellements
d’ordures ou de boues font tâche sur les grands boulevards parisiens. Parallèlement, les découvertes
de Pasteur sur les modes de contagion des maladies vont profondément changer les représentations
sociales sur le déchet.

3.A. Fin de la contrainte de balayage et invention de la poubelle

Avant 1880, il n’existait pas vraiment de système public de gestion des ordures, seule une loi
imposait une obligation de balayage de la chaussée par les riverains. Pendant l’été 1880, les
amoncellements d’ordures corrélés à une forte chaleur provoquèrent une émanation d’odeurs
putrides qui envahirent la capitale française. Ainsi, « les édiles de Paris demandèrent que la
contrainte de balayage soit convertie en impôt municipal auquel seraient soumis tous les
propriétaires. Cette requête acceptée, on créa une taxe spécifique en mars 1883 »(54), marquant la
délégation de cette tâche à des agents municipaux.

Dans ce prolongement, « Le 24 novembre 1883, parut un arrêté, signé par le Préfet Eugène
Poubelle, obligeant les propriétaires d’immeubles à se procurer des récipients spéciaux destinés aux
dépôts d’ordures. »(55). Ce même arrêté stipule également que chaque immeuble doit disposer de trois
récipients afin de pouvoir séparer les matières selon leur nature : « un pour les matières
putrescibles, un pour les papiers et les chiffons et un dernier pour les débris de vaisselle, verre,
poterie ou les coquilles d’huîtres. »(56). Cette tentative d’instauration d’un tri à la source ne se
concrétisera jamais, faute de moyens pour s’assurer que les consignes soient intégrées et respectées
par la population.

3.B. Les chiffonniers : une corporation en perte de vitesse qui se restructure

Dans un premier temps, les différentes mesures précédemment évoquées engendrent de
nombreux changements dans la tâche des chiffonniers et dans l’organisation de leur corporation.
L’instauration des boites à ordures déclenche un tollé de la part des chiffonniers pour lesquels cette
mesure signe leur glas. Les ordures devant être déposées à l’aube sur la chaussée, l’activité de nuit
disparaît. Le coureur doit désormais s’arranger pour devancer le passage des tombereaux tirés par
des chevaux. Ce dernier « y a beaucoup perdu. […] Le prix de vente des matières récoltées pas les
chiffonniers accuse une sérieuse baisse. Il leur faut collecter plus, marcher plus, d’autant que leur
habitat s’éloigne de Paris. Rien n’y fait, les gains sont misérables. »(57). Le placier, quant à lui, « a tiré
son épingle du jeu : ce chiffonnier sédentaire a toujours les meilleurs matières, il s’est fait
l’auxiliaire du concierge puisqu’il se charge de sortir et de rentrer les récipients. »(58).

Auparavant, considéré comme un « mal nécessaire » au bon fonctionnement de l’industrie et
de l’agriculture, le chiffonnage perd peu à peu sa qualité de premier gisement de matières premières.
Par conséquent, le discours sur cette activité « évolue et se fait social : mieux vaut des chiffonniers
que des chômeurs ou des voleurs. »(59). Néanmoins, malgré la perte de vitesse de l’activité de
chiffonnage, il ne faut pas non plus négliger l’importance du prélèvement à la source qu’elle
continue d’opérer : à Paris, en 1923, les 6 000 chiffonniers qui ont gardé ce mode de subsistance
collectent encore environ 15 % du million de tonnes d’ordures ménagères généré chaque année.

Dans un second temps, la technicisation de la collecte et du traitement des gisements
d’ordures annonce la fin du chiffonnage. En 1925, la municipalité parisienne oblige ses
contribuables à adopter « de nouvelles boites, plus perfectionnées et fermées »(60) afin d’empêcher la
prolifération d’animaux nuisible tels que les rats. Dans le même ordre d’idées, « les autotombereaux
à pétrole se généralisent à partir du 1er janvier 1921 »(61) et « la benne à compression ou benne
tasseuse, employée à Paris à partir de 1936, entraîne la disparition des autrefois si précieux
chiffonniers-tombereautiers »(62). Du côté du traitement, de nouvelles technologies permettent de trier
certaines matières, comme la récupération électromagnétique pour les métaux ferreux, et
remplacent en partie le travail dans les usines.

Malgré quelques derniers sursauts du chiffonnage pendant des périodes de crise (crise
économique de 1929, seconde guerre mondiale), cette activité sera définitivement prohibée au
niveau national dans les années 1950. Cette décision marque l’abandon de la réutilisation avec un
taux de récupération industriel en chute libre : « Les taux de récupération, qui ne dépassent pas 1,3
% entre 1939 et 1967, sont ridicules. »(63).

3.C. Saturation des débouchés et nouveaux modes de traitement des ordures

La perte de valeur économique des excréta urbains entraîne une saturation des débouchés.
Ce gisement qui rapportait jadis de l’argent à la ville constitue désormais une charge financière
croissante. Que faire de toutes ces matières qui trouvent de moins en moins de débouchés dans
l’agriculture et l’industrie périurbaine ? « La solution est simple : il faut aller plus loin. A Paris, on
transporte ainsi les ordures ménagères par bateau (l’embarquement se fait quai de Javel ou quai
d’Ivry) et chemin de fer dès les années 1870. »(64). Les chiffonniers gadouilleurs fouillent ces dépôts
avant qu’ils ne soient acheminés vers des régions agricoles pour être épandus. « En 1901, les
ordures ménagères arrivent dans 150 gares dans un rayon de plus de 50 km et 23 ports jusqu’à 100 à
150 km »(65).

Ces premières difficultés amènent les ingénieurs à chercher des solutions nouvelles pour
éliminer les résidus urbains. Les mots d’ordre de ces projets de réforme de la gestion publique du
traitement des ordures étaient « rationalisation » et « industrialisation ». Dès lors, des usines de
traitement sont construites aux alentours de la capitale au début du XXe siècle. Elles sont implantées
aux abords des voies ferrées et fluviales et cherchent à « tirer de la gadoue le meilleur parti
économique »(66) en la broyant pour obtenir un nouvel engrais : le poudreau, « poudre fine, noirâtre,
bien homogène »(67). Ces nouvelles usines voient la chaîne de valorisation des boues et ordures se
complexifier : le placier profite des meilleurs matières lorsqu’il sort les récipients des particuliers
sur la chaussée, le coureur passe juste après et récupère à son tour de la matière, le chiffonnier du
tombereau effectue un nouveau tri quand la matière est chargée sur le véhicule et, enfin, un nouveau
type de chiffonnier – les chiffonniers de la broyeuse – travaille dans les usines. Ces derniers « se
placent devant la bande transporteuse et récoltent ce que bon leur semble »(68) et perçoivent même un
salaire, minime certes, pour réaliser cette tâche. Ainsi, Sabine Barles considère que « les ordures
parisiennes n’auront jamais été aussi bien triées qu’au début du XXe siècle »(69).

3.D. Naissance de l’incinération

C’est aussi à ce moment que débute l’incinération à échelle industrielle pour les matières ne
trouvant pas de débouchés, notamment les boues. Cette technique comporte divers avantages. D’une
part, elle permet de traiter certains excréta à proximité des centres urbains en construisant des usines
d’incinération au sein de ces espaces. Bien sûr, aucun principe de précaution n’existait à l’époque et
on ne se posait pas encore la question de la nocivité de ces rejets pour l’environnement et la santé
humaine. L’Angleterre fait figure de précurseur au niveau de ce type de traitement des ordures et ce
nouveau système va très vite intéresser « la ville de Paris et le département de la Seine »(70).

Les représentations de l’époque sur l’incinération se situent au croisement d’une perspective
méphitique et hygiénique : alors qu’on avait banni les voiries des centres urbains (qui servaient
d’espace intermédiaire d’évacuation des boues à la périphérie de la ville avant leur acheminement
vers les terres agricoles) à cause des miasmes qui en émanaient, les usines d’incinération sont
largement tolérées car elles sont moins odorantes et jouissent du « mythe du feu purificateur ». Elles
sont considérées comme étant une solution efficace et saine de traitement direct des ordures par la
ville.

D’autre part, les espoirs de la valorisation énergétique font de cette technique une solution
d’avenir : « L’exemple le plus frappant en est donné par la ville de Liverpool où 53 % des ordures
ménagères, soit 174 090 tonnes en 1907, sont incinérés, permettant la production de 9,2 millions de
kilowattheure (kWh), utilisés pour alimenter les tramways. »(71). A Paris, à partir de 1907, les usines
de traitement construites quelques années auparavant se transforment en centres d’incinération et
« en 1922, les usines produisent 16 millions de kWh. 14 % sont consommées par les usines ellesmêmes,
le reste va en priorité au service de l’eau et de l’assainissement pour le relèvement, les
excédents étant distribués par l’Union d’électricité ou commercialisés directement. »(72). Le processus
d’incinération produit aussi des mâchefers (résidus solides issus de la combustion) qui servent à la
fabrication de mortiers ou de briques.

3.E. Naissance du tout-à-l’égout

En ce qui concerne les vidanges parisiennes, la distribution d’eau à domicile, qui se
généralise progressivement durant la période haussmannienne, a compliqué leur exploitation en
ayant pour conséquence de les rendre plus liquides. Parallèlement, le tout-à-l’égout se démocratise,
encouragé par la dévaluation des vidanges avec l’arrivée d’engrais chimiques et les problèmes de
débouchés que cela entraîne. « Il est facultatif à Paris à partir de 1885, obligatoire à partir de 1894 :
les propriétaires disposent d’un délai de trois ans pour procéder au raccordement – mais il faudra
attendre les années 1930 pour que 90 % des immeubles parisiens soient connectés et disparaissent
les vidanges parisiennes. »(73). Où vont ces eaux d’égouts ? Une partie se dirige vers la campagne
pour être épandue dans les champs et l’autre est rejetée dans la Seine. Avec le développement des
savoirs théoriques en biochimie, « on comprend désormais mieux les mécanismes biologiques qui
interviennent dans la décomposition des matières organiques »(74) et « à partir des années 1930,
l’épuration biologique artificielle devient la méthode de traitement des eaux usées pour les
ingénieurs de l’assainissement et les hygiénistes. »(75).

3.F. Nouveau contexte, nouvelle sémantique

Ces nouveaux modes de gestion des excréta urbains, caractérisés par l’ouverture croissante
des cycles des matières, s’accompagnent de l’émergence d’un nouveau vocabulaire. Rappelons que
le terme déchet existe depuis le XIIIe siècle et, étymologiquement, provient du verbe déchoir. La
sémantique de ce mot n’est alors pas reliée au sale, aux immondices, aux miasmes et désigne
seulement « ce qui tombe d’une matière travaillée par la main humaine. C’est ce que nous
nommerions aujourd’hui des chutes »(76). A l’époque, le déchet n’est pas caractérisé par l’abandon
mais plutôt par son état de résidu du processus de production qui est valorisable. Le sens associé à
ce mot rend bien compte des conceptions de l’époque : le déchet possède une utilité, il a un rôle, une
place et est défini par son état transitoire. « Loin de nous l’idée que rien n’est alors inutile, et que
l’industrie ne jette pas. […] Cependant, les termes déchet, résidu, voire débris, ne sont pas attachés à
cette inutilité. »(77).

Le basculement de cette sémantique vers le « tout déchet », le « tout résidu est inutile »
s’opère à la fin du XIXe siècle avec la deuxième révolution industrielle. Le principe qui est au coeur
de la gestion des excréta urbains n’est plus l’optimisation de la réutilisation des matières déchues en
circuit fermé mais leur destruction : « l’utilisation se fait traitement ; le traitement se fait destruction,
désintégration ou élimination. »(78).

Parallèlement, on voit apparaître une nouvelle catégorie d’excréta urbains que sont les
ordures ménagères ou déchets ménagers et qui se distinguent de plus en plus des boues. Ceci peut
s’expliquer par « la généralisation des trottoirs [qui] sépare physiquement ce qui vient de la
chaussée et de la circulation de ce qui émane de la maison »(79) et « la généralisation du système des
boites […] [qui] permet de distinguer définitivement et partout ce que les ménages produisent de ce
qui vient de la rue. »(80).

3.G. D’une valeur économique positive à une valeur négative, de l’échange au service

Le service d’enlèvement des ordures ménagères, qui était jusqu’alors rendu à titre gracieux
par les chiffonniers et autres travailleurs des déchets, devient payant à Paris à partir de 1923 et se
finance grâce à la taxe d’enlèvement des ordures ménagères qui est calculée selon le volume du
récipient de chaque ménage.

Au niveau de la caractérisation économique du système de gestion des excreta urbains,
Sabine Barles identifie trois principaux cas de figure :

– « l’abandon : dans ce cas le transfert de la matière d’un émetteur à un récepteur ne
s’accompagne d’aucun flux monétaire entre ces deux groupes d’acteurs ; la matière est sans
valeur ;
– l’échange : dans ce cas le flux de matières s’accompagne d’un flux monétaire de direction
opposée, une valeur est donc attachée à la matière considérée ;
– le service : dans ce cas le flux de matières s’accompagne d’un flux monétaire de même
direction (payer pour être débarrassé), une valeur négative est donc attachée à la matière
considérée ; »(81).

C’est au moment de l’entre-deux-guerres que les grandes agglomérations françaises passent
d’un système de gestion des excréta urbains basé sur l’échange et l’abandon à un système
privilégiant le service et l’abandon. A Paris, l’organisation de ce service se concrétise par la création
de la société du Traitement industriel des résidus urbains en 1922. Cette société obtient le monopole
de la gestion des ordures parisiennes et traite en 1927 les ordures ménagères de la capitale et de
vingt communes du département de la Seine. En 1933, ce service est départementalisé et consacre la
suprématie de ce mode d’organisation qui tend à devenir la norme sur tout le territoire français.

54 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 30.
55 Ibid., p. 32.
56 Ibid., p. 32.
57 BARLES Sabine, op. cit., p. 175.
58 Ibid., p. 173.
59 Ibid., p. 169.
60 Ibid., p. 214.
61 Ibid., p. 214.
62 Ibid., p. 214.
63 Ibid., p. 215.
64 Ibid., p. 178.
65 Ibid., p. 178.
66 GIRARD L.-N., « L’enlèvement des ordures ménagères de l’agglomération parisienne », in Où en est l’urbanisme en
France et à l’étranger ?, actes du congrès international d’urbanisme et d’hygiène municipale de Strasbourg, 1923,
Paris, s. d., p. 335. ; cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 183.
67 PLUVINAGE C., Industrie et commerce des engrais et des anticryptogamiques et insecticides, 1ère éd., Paris :
1912, p. 450-451 ; cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 184.
68 BARLES Sabine, op. cit., p. 183.
69 Ibid., p. 184.
70 Ibid., p. 185.
71 Ibid., p. 186.
72 Ibid., p. 187.
73 Ibid., p. 192.
74 Ibid., p. 203.
75 Ibid., p. 205.
76 Ibid., p. 229.
77 Ibid., p. 234.
78 Ibid., p. 245.
79 Ibid., p. 238.
80 Ibid., p. 238.
81 Ibid., p. 247-248.

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