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2.2.2 Résistances

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Blu ne pensait sans doute pas que son œuvre était si provocante qu’elle serait immédiatement effacée sans débat ; après tout, le curateur était sans doute familier avec le reste de son travail et lui avait donné carte blanche pour créer une image représentative de l’art de la rue. D’autres artistes prennent les devants de la censure et interprètent autrement la relation avec leur commanditaire. En 2008, pour les 75 ans de la marque Lacoste, Brad Downey fut invité à réaliser une œuvre de son choix pour décorer la vitrine d’une boutique berlinoise. Il proposa une performance, qui serait filmée et montrée en vidéo, sans en donner les détails. Prenant à la lettre son rôle de décorateur de vitrine, l’artiste décida de projeter de la peinture verte, de la teinte exacte du crocodile Lacoste, sur toute la façade du centre commercial, à l’aide d’un extincteur modifié. La presse locale cria au vandalisme et soupçonna des activistes anticapitalistes ; la marque « décommanda » l’artiste et nettoya la façade « marquée » par l’artiste à ses propres couleurs. L’explication de l’artiste ? « Si vous employez un vandale, c’est un vandale que vous aurez (21)».

Figure 36 L’ART DE L’ESPACE PUBLIC  Esthétiques et politiques de l’’art urbain

36. Brad Downey, Don’t worry about that shit, René, Berlin, 2008

Krzysztof Wodiczko offre un autre exemple de commande qui tourne mal dans un entretien avec le magazine australien Pataphysics. Invité à réaliser une projection publique à Berne en 1985, il explique ainsi comment il a réussi à insuffler une dimension polémique et dialogique dans cette œuvre :

Dans ce cas, l’organisateur a voulu savoir ce que j’allais projeter. Puisqu’ils voulaient savoir, j’ai dû inventer quelque chose qu’ils pourraient accepter sans aller vérifier. Alors j’ai pensé à l’œil humain. Ils n’ont pas émis de réserves ; ils ne savaient pas que l’œil bougerait, qu’il regarderait d’abord la succursale cantonale de la première Banque nationale, puis la Banque de la Cité, puis vers le sol sous lequel l’or suisse est entreposé, et ensuite vers le ciel et les montagnes, l’air frais d’un ciel calviniste. A la fin c’était très bien parce que les spectateurs riaient (22).

Les deux exemples cités ci-dessus sont typiquement des pieds de nez à un commanditaire que les artistes prennent à son propre jeu. Comment ne pas donner flanc à la récupération ? Est-ce en ne donnant rien à récupérer, en restant en-deçà de l’art et en brûlant les ponts, comme Brad Downey, ou en jouant de subtilités qui peuvent passer inaperçues du commanditaire mais aussi du public, comme Wodiczko ?

La résistance passe aussi par l’organisation et la coopération : les tromperies médiatiques sophistiquées des Yes Men requièrent une planification minutieuse, et leur fausse édition du New York Times, truffée de bonnes nouvelles, est le fruit d’un impressionnant travail d’équipe. Les « missions » du collectif de comédiens Improv Everywhere sont également soigneusement mises en scène, et l’improvisation est en fait uniquement du côté de la réception : ces « farceurs urbains » jouent à bousculer le quotidien des New Yorkais avec des interventions allant d’un dialogue chanté entre employés d’un café (Spontaneous Musicals) à la « journée sans pantalon dans le métro » (No Pants Subway Ride).

Enfin, à l’encontre de la logique d’agression imputée au graffiti, le street art peut aussi se donner comme tâche de transformer la ville en terrain de jeu. Si le skateboard et le parkour sont des formes rapides et plutôt risquées de dérive, d’autres explorations urbaines se font au rythme de la nature : les jardiniers guérilleros (guerrilla gardeners) font pousser quelques fleurs entre les pavés ou de véritables jardins dans les terrains vagues et espaces négligés de la ville. Retour à la nature, l’art urbain est également retour à l’enfance, avec des jouets semés dans la ville, activant des dimensions oubliées de l’espace et du temps urbain. Bruno Taylor installe des balançoires dans des abribus ; Harmen de Hoop aménage des bacs à sable au pied des feux de circulation ; Simone Decker installe des chewing-gums géants à Venise ; SpY remplace les combinés de téléphone publics par des bananes ; Dan Witz transforme une maison en visage souriant en lui collant un ballon rouge en guise de nez. A quoi servent ces petites touches, manifestations insolites d’une pensée magique ? A décorer les rues, « l’appartement du collectif » pour Walter Benjamin, à les rendre habitables ; et, pour Gaudi, « seul un univers poétique est habitable, car seul il permet à l’imagination de se manifester (23)».

Figure 37 L’ART DE L’ESPACE PUBLIC  Esthétiques et politiques de l’’art urbain

37. Bruno Taylor, Play as you go, London, 2008

La résistance n’est donc pas toujours frontale ; elle peut prendre la forme d’un sourire, d’un clin d’œil ; elle est en tout cas toujours gratuite. C’est la stratégie du don que met en pratique Gérard Fromanger avec ses Bulles, déployées le 12 octobre 1968 au carrefour dit d’Alésia à Paris, que Jean-Luc Chalumeau décrit ainsi :

12 demi-sphères en Altuglas transparent coloré dans la masse de cinq nuances différentes (bleu, violet, rouge, vert et transparent), montées sur des socles plats en fonte, de 1 à 2,40m de diamètre et de 2,60m de hauteur. Ces demi-sphères étaient présentées de manière à pouvoir être regardées soit de l’extérieur (devant la forme bombée convexe) soit de l’intérieur (dans une forme concave creuse). Le spectateur se sentait invité à plonger la main pour saisir une image holographique de la ville environnante, qui flottait au centre de la demi-sphère (24).

Chalumeau y voit un « divertissement […] mais aussi un espace ludique de poésie à vivre collectivement, nullement incompatible, bien au contraire, avec l’expression de la réflexion politique ». Cette dimension politique, outre la question de l’utilisation d’un lieu public, tient aux noms donnés aux Bulles : quatre d’entre elles portent des prénoms de femmes, amies de l’artistes, les autres sont nommées d’après des villes liées aux récentes luttes populaires : Caen, Flins, Sochaux, Rome, Berlin, Varsovie, Paris, Berkeley… L’œuvre fut détruite le soir même par la police et l’artiste reçu une contravention pour « embarras sur la voie publique ». Chalumeau en tire la conclusion suivante : « Il était démontré que le « système » peut tout supporter, absorber, récupérer, excepté le don gratuit à tous de sa créativité par un artiste libre ».

21 Brad Downey, cité in Personal Projects, p. 208
22 Krzysztof Wodiczko, extrait d’un entretien publié dans le magazine Pataphysics, Melbourne, 1991, cité in Art public, Art critique, p. 99
23 Jean-Luc Chalumeau, L’art dans la ville, p. 89
24 Jean-Luc Chalumeau, L’art dans la ville, p. 90-91, et citations suivantes

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