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2 Les proches

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2-1 le parcours de ces familles

Le décès vient marquer le terme d’une prise en charge qui la plupart du temps s’est avérée être longue et douloureuse. La famille, les amis, les voisins, se sont relayés, soutenus, afin de rendre celle ci possible.

Le décès, attendu dans la majeure partie des cas, n’en demeure pas moins difficile à vivre, bien qu’un sentiment de soulagement soit parfois perceptible. La peine, la tristesse, se mêlent à l’apaisement, au terme d’une souffrance physique, psychologique, tant pour le défunt, que pour ses proches, fragilisés par la mobilisation qui a été la leur.

Ceux ci manquent de sommeil, sont affaiblis, épuisés, ayant souvent mis leurs propres besoins et exigences entre parenthèses durant de longs mois, afin d’assumer davantage de contraintes, de responsabilités.

Lorsque survient le décès, la marge d’épuisement est souvent largement franchie.

Au delà des conséquences physiques, de nombreuses modifications dans la dynamique familiale ont eu l’occasion de se dessiner.

Ainsi, les proches se trouvent parfois unis, rapprochés comme jamais, par les instants d’entraide, de solidarité qu’ils ont eu à tisser à l’occasion d’une telle expérience.

Tandis que d’autres familles auront la désillusion de voir s’exacerber les tensions, les conflits, les difficultés, se fissurer les liens, les soutiens, l’unité qui était la leur.

Ce cheminement unique donnera une tonalité singulière au sein de chaque foyer, de chaque cœur, de chaque mémoire.

La durée de la prise en charge antérieure, les conditions de survenue du décès, la libre circulation de la parole, l’entente avec les soignants, sont des éléments ayant une portée non négligeable sur le psychisme de chacun.

L’ambiance régnant au sein de chaque foyer sera donc bien empreinte de ces facteurs, inhérents à chaque prise en charge.

2-2 La confrontation à la mort

La vision du mort

La vue du corps sans vie de l’être aimé est un choc pour la plupart des proches.

Bien que douloureuse, cette confrontation est essentielle, et revêt une importance dans l’élaboration du travail de deuil :

« Etre situé ainsi devant la réalité du corps permet aux uns et aux autres de « faire le deuil », c’est à dire ce travail d’intégration de l’événement. (18)»

Ce regard porté vers celui qui n’est plus est sans doute un premier pas dans ce long cheminement. Les soignants, ayant connaissance de cet aspect, peuvent essayer de mettre en place les conditions les plus favorables à son déroulement.

D’après Elisabeth Kubler Ross, cet instant devrait bénéficier d’un temps conséquent :

« Je pense qu’il est important de laisser aux proches suffisamment de temps pour rester avec leur parent décédé (19)»

Le regard se porte alors sur ce corps. Or dans la littérature concernant la mort, la vision du corps reste peu traitée :

« Il est curieux de constater que, parmi les nombreux ouvrages consacrés aux problèmes de la mort, le cadavre se trouve quasi-systématiquement escamoté. S’agit-il d’un oubli pur et simple ? Nous ne le pensons pas, car le cadavre par définition est là ; ‘rien’ peut être pour beaucoup, mais surtout ‘pire que rien’ puisque le fait d’être là souligne que celui qui l’animait n’est précisément plus là. (20)»

D’après louis Vincent thomas, cet oubli est une conduite de fuite, et l’homme, face au cadavre, se retrouve en quelque sorte face à son destin, d’ou des conduites diverses, telles que peur, répugnance, abandon.

Il est vrai que cette vision du défunt peut susciter des réactions très ambivalentes, qui parfois s’opposent diamétralement. Le ressenti pouvant ainsi aller de la terreur à la fascination :

« Le corps est une chose, une chose sacrée, à la fois qui provoque la répugnance et qui oriente vers le sublime. (21)»

Georges Bataille évoque ce vacillement entre deux registres réactionnels différents :

« D’un côté l’horreur nous éloigne, liée à l’attachement qu’inspire la vie ; de l’autre, un élément solennel, en même temps terrifiant, nous fascine qui introduit un trouble souverain. (22)»

Ce trouble face au corps est bien souvent partagé par les proches, ainsi que l’infirmier présent au domicile.

Le regard se porte vers le corps, qui revêt à présent un caractère sacré, faisant l’objet de prévenance et d’hommages.

« En bref, la dépouille mortelle n’est pas une chose, elle fait l’objet d’une piété de la part des autres, c’est vers elle que se dirigent les hommages qui lui ont parfois été contestés de son vivant. (23)»

L’aspect du corps semble avoir un impact réel aux yeux des survivants. Pour Louis Vincent Thomas, la vision d’un corps « idéal », calme, et non altéré par la souffrance, atteste d’un refoulement de ce qui touche à la perte. En effet, la vision d’un corps abimé rajouterait à la douleur de la perte de l’être cher celle de la vision du saccage subi par le corps en souffrance.

Ainsi, sans trahir la réalité de la mort, la présentation d’un corps serein, apaisé, peu endommagé permettrait d’adoucir cette confrontation.

Malgré cela, l’image du corps ne devrait pas être considérée avec plus d’importance qu’elle n’en représente vraiment pour le survivant. Celui ci voit au delà de l’apparence. Patrick Baudry met l’accent sur ce regard: « Devant le cadavre, les gens ne voient pas strictement un corps. Ils ne cherchent pas à fixer le mieux possible dans leur mémoire la dernière vue de l’être aimé. On le voit sans le voir. On le regarde au delà de ce que l’on voit. (24)»

L’aspect du corps revêt une importance, certes, mais celle ci demeure relative, le survivant voyant sans doute bien au delà.

La vision de la mort

Si l’infirmier, de par sa profession, est amené à côtoyer régulièrement la mort, cela n’est bien entendu pas le cas des familles.

La mort, et plus particulièrement la vision de la mort, est étrangère à beaucoup d’entre elles.

« Le plus grand nombre de nos contemporains, à l’exception de certains professionnels, atteignent la cinquantaine sans avoir vu quelqu’un mourir. (25) »

Nombreux sont ceux n’ayant jamais vu la mort de près. Pourtant, jamais celle-ci n’a autant été montrée, affichée, exposée.

En effet, les medias proposent quotidiennement des faits ayant traits à la mort : accidents, guerres, assassinats, attentats. L’être humain actuel, par le biais de nombreux vecteurs d’informations, est en contact étroit avec le décès de l’autre, de la personnalité, et bien souvent, de l’anonyme à ses propres yeux.

Cette vision familière et parfois banalisée de la mort d’autrui contraste avec la vision de celle d’un proche, souvent encore étrangère au cheminement personnel.

De ce fait, la mort d’un parent, et la vision de sa dépouille est souvent une première fois dans le parcours des familles.

2-3 La relation au défunt

Le proche ne va pouvoir s’approcher du corps du défunt qu’en un temps limité. Entre le décès et l’enterrement, ou la crémation, le temps imparti sera court. Cette dernière permission au toucher, ces derniers face à face, n’en demeurent que plus précieux. Ils ont d’ailleurs une fonction bien particulière pour l’endeuillé, comme l’explique Louis Vincent Thomas : « Il importe de comprendre le jeu d’émotions que le corps présentifié permet d’extérioriser. Cette ultime relation d’un genre particulier provoque en effet une abréaction qui dénoue l’angoisse et peut aider au travail de deuil. (26)»

Auprès du défunt, le proche peut exprimer pleinement son chagrin et ses émotions :

« Le survivant, dans les heures qui suivent le décès, parle au mort à défaut de parler avec lui. Il lui dit sa peine, lui adresse des reproches, car il y a dans l’expérience décisive de la mort du prochain quelque chose comme un sentiment d’une infidélité tragique de sa part. Il se remémore les joies et les peines vécues avec lui ou a cause de lui, il multiplie les aveux et les pardons, explique ses décisions, promet de se souvenir de lui. (27)»

Cette relation paraît être bénéfique au proche, lui permettant d’exprimer pleinement ses ressentis, en présence de celui qui n’est plus en capacité d’interagir avec lui.

Avant de faire face à l’absence, cette étape est essentielle. Prendre conscience de la réalité de la mort ne peut se faire qu’en présence du corps du défunt.
«Par le contact même, le chagrin de l’endeuillé s’exprime dans toute son authenticité à la faveur de cette ‘ pseudo ‘relation à la mort. Il faut pour cela que chaque parole qu’il n’entend pas, que chaque baiser qui ne suscite plus de désir, s’adresse à une réalité corporelle qui donne l’illusion d’être corps vivant sans cesser d’être reconnu comme mort véritable. (28)»

La présence du corps permet cette confrontation avec la réalité, et les gestes et paroles adressés au défunt ont une fonction précieuse dans l’élaboration du travail de deuil.

C’est autour de ce corps sans vie que va s’articuler le rite.

2-4 l’impact des rites et croyances

« Tout le rituel funéraire s’articule autour de ce support symbolique de la présence-absence de celui qui est toujours là, tout en étant plus (29)»

L’instant qui suit le décès marque une transition, une sorte de passage. En effet, le proche vient de mourir, mais son corps est encore présent. Le rite trouve sa place en cet instant particulier, permettant de signifier la séparation.

« L’épreuve de réalité est favorisée par les rites funéraires qui soulignent la séparation. (30)»

Le corps serait donc un support au rituel permettant cette transition dans le psychisme du survivant.

D’après Patrick Baudry, le décédé ne peut être qualifié de défunt, et n’obtiendra ce statut qu’une fois la séparation effectuée. Celle ci étant opérée par le rituel :

« Le décédé n’est pas encore un défunt, et tout l’enjeu de la ritualité funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation avec le mort. (31)»

Sans développer les rituels plus tardifs, liés aux cérémonies, il semble intéressant de voir à quel point la ritualité s’installe dès l’instant qui suit le décès.

Au domicile, les proches sont dans une intimité toute particulière, et le rite s’insinue subtilement dans les gestes de chacun.

Bien que souvent en lien avec une croyance religieuse, cela n’est pas systématique : « le rituel n’est pas nécessairement religieux, il a sa place dans le deuil quelle que soit la croyance ou l’absence de croyance. (32)»

L’effritement actuel des rituels funéraires, tels qu’ils étaient conduits il y a quelques années, a laissé place une plus grande personnalisation. Ainsi musique, bougies, photos, textes écrits de façon singulière, sont autant de supports venant s’inscrire dans un rite qui s’improvise délicatement. En s’éloignant des protocoles établis par certaines religions, les proches créent leur rituel, teinté de croyance, de création, s’imprégnant de divers courants de pensées.

D’autres, en revanche, se retrouvent perdus, désemparés, n’ayant pas de repères précis leur permettant d’établir ce rituel :

« Le développement de l’individualisme moderne invite à préférer l’authenticité des réactions supposées spontanées, c’est à dire non codifiées, au formalisme des convenances ; il implique le rejet, en tout cas dans le discours conscient, du conventionnel, du ritualisé qui, au demeurant, n’existe presque plus. Cette exigence de spontanéité _formulation paradoxale_ peut laisser démuni, inhibé, voire en grande souffrance pour accomplir ce travail de deuil dont Freud lui-même avait reconnu qu’il était « une tâche psychique d’une difficulté particulière (33)»

Face à ces difficultés, certains soignants admettent aider les familles à inventer un rite, participant de manière active à quelque chose de très intime :

« Lorsque la mort survient, les soignants de notre équipe, présents ou arrivés en hâte tentent non pas de combler le vide laissé par le rituel domestique aujourd’hui disparu mais d’inventer dans ce moment unique un nouveau rite de séparation (34).

La mise en place des rites, quels qu’ils soient, est une étape essentielle, permettant à chaque proche de signifier et d’amorcer cette nécessaire séparation.

2-5 Quelles répercussions physiques et psychologiques pour l’entourage?

L’annonce du décès, et la phase de sidération qui lui est caractéristique, marquent le début du processus de deuil.

En latin, le mot deuil se dit « dolere », souffrir. La souffrance va donc s’exprimer au cours de ce long processus .Marc louis bourgeois décrit le premier stade du deuil comme un choc, mêlé à de l’incrédulité.

Bowlby distingue deux phases au sein de ce premier stade, l’obnubilation et l’incrédulité

Tout s’écroule, et l’agression que représente la perte de l’être cher est d’ordre affective, émotionnelle.

Le bouleversement est tel qu’il peut provoquer des réactions très différentes d’un individu à l’autre. L’endeuillé est prostré, anéanti, pétrifié, ne peut prononcer une parole, ou, à l’inverse, se manifeste au travers de pleurs et de cris.

Comme l’explique Marie-Frédérique Bacqué, « de telles réactions se voient fréquemment en situation de catastrophe, mais aussi à l’hôpital ou au domicile d’un grand malade. (35)»

Mais cette agression diffuse au delà, et peut ainsi atteindre l’intégrité physique de l’individu.

Comme le précise Pierre Cornillot, il semble que notre société ait du mal à prendre en compte la souffrance physique présente au cours du deuil : « Curieusement le deuil, dans nos société modernes, a beaucoup de mal à faire sa place dans le discours médical et soignant et à se voir reconnu le caractère d’une souffrance globale qui pourra éventuellement s’exprimer plus ou moins violemment dans le corps comme au niveau des comportements. (36)»

Pourtant, certains travaux ont été menés afin de faire le lien entre les chocs affectifs, les émotions ressenties, et certaines manifestations physiques.

W.B Cannon a fait ce lien émotion-stress-réponse de l’organisme, entre 1914 et 1928. De même, Hans Selye a mis en évidence le syndrome général d’adaptation.
Ces différents travaux permettent de démontrer l’impact physique que peut avoir une agression d’ordre affective, émotionnelle.

A l’annonce d’un décès, le proche ressent diverses réactions liées au « premier saisissement » : évanouissement, vertiges, chute de tension, dyspnée, ralentissement du rythme cardiaque, pouvant aller jusqu’à l’arrêt cardiaque.

Ces manifestations sont brèves, laissant place dans un deuxième temps aux différentes réactions de défense de l’organisme vis à vis du stress :

Accélération du rythme cardiaque, augmentation du tonus musculaire, sueurs froides, vasoconstriction périphérique, élévation de la tension artérielle.

Selye évoque une phase d’alarme, durant quelques minutes, puis une phase de résistance, de quelques heures à plusieurs jours. Si la situation d’agression ne cède pas au terme de cette phase, le sujet entre en phase d’épuisement, qui devient dangereuse, car il n’a plus la capacité de lutter.

Ces réactions physiques peuvent également perdurer. Les travaux de Selye ont mis en lumière l’apparition de maladies d’adaptation ; En effet, les différentes modifications engagées par l’organisme, peuvent, si elles perdurent, favoriser l’apparition de maladies à plus ou moins long terme. D’ou la question du suivi des endeuillés et le l’aide qui peut leur être proposée à long terme.

Pour Martine Lussier, ces manifestations motrices, « actions de décharge » sont toujours présentes dans les premières heures qui suivent le décès, et se traduisent par une agitation, un besoin de s’activer, quelle que soit l’action mise en œuvre.

« L’endeuillé tente de se soustraire à la souffrance psychique comme il le fait de manière reflexe, par une action musculaire, pour se soustraire à la souffrance physique. Il déplace les investissements du psychique sur le physique, dans un mouvement de régression (37).

Le proche est donc soumis à différentes réactions physiques et psychologiques, en réponse au stress qu’il vient de vivre.

La présence de l’infirmier peut avoir un intérêt de par le soutien et la surveillance de cet état, qui nous l’avons vu, peut être plus accentué, et aller jusqu’à l’évanouissement, l’arrêt cardiaque. La fragilité antérieure du proche, le contexte du décès, sont des éléments à prendre en considération.

La prise de conscience de la perte peut ne pas se faire immédiatement : « les premiers mots à l’annonce du décès sont des paroles d’incrédulité et de refus. Les personnes restent prostrées, bouche ouverte, paralysées, hébétées. D’autres s’effondrent, d’autres enfin ne réalisent pas et poursuivent ce qu’elles sont en train de faire. Cette véritable incapacité à comprendre s’appelle, en termes psychologiques, une incongruence cognitive (N.Dantchev et al, 1989).Elle bloque toute activité psychique Des représentations mentales affluent en masse sans que l’intellect sache comment réagir. (38)»

Quel que soit le mode réactionnel engagé par le proche, l’émotion intègre inévitablement cet instant.

D’après MF Augagneur, l’unanimité n’est pas faite entre différents auteurs, concernant sa définition. Dérivé du nom latin « motio », signifiant mouvement, certains utilisent la traduction d « emotus », soit agitation, ou encore « ex movere », voulant dire se mouvoir vers l’extérieur.

« En intégrant ces nuances, l’on peut définir l’émotion comme étant le mouvement des sentiments qui s’extériorisent. C’est la manifestation à l’extérieur de ce que le sujet ressent à l’intérieur de lui-même. (39)»

Face à la mort, les proches peuvent lâcher prise, et ne plus être dans le contrôle de leurs attitudes. L’émotion peut alors s’exprimer plus ou moins intensément, son caractère incontrôlable étant à prendre en compte.

« La véritable émotion … est subie. On ne peut en sortir à son gré, elle s’épuise d’elle même, mais nous ne pouvons l’arrêter. (40)»

Or l’émotion peut être sommée de se faire discrète, dans une société qui appelle bien souvent au contrôle de soi.

« Comme tout mouvement, l’émotion déplace et dérange des éléments que les citoyens mettent tant de soin à garder dans l’ordre établi, ordre physique et mental, auquel ils attribuent tant d’importance.(41) »

Marie-France Augagneur développe le fait que l’opinion publique tolère mal de nos jours l’expression de l’émotion, celle-ci pouvant être considérée comme une faiblesse de la personnalité, dans une société ou l’individu soit s’adapter de plus en plus rapidement aux événements, sans semer le moindre désordre. Or l’émotion dérange l’ordre et le rythme établi !

Ceci explique le fait que l’émotion soit contenue, retenue, au détriment parfois du respect de soi, de ses ressentis, de son corps. D’après Marie-France Augagneur, ce mépris de l’émotion serait à mettre en lien avec le mépris du corps qui fut longtemps prôné par un christianisme, mal interprété. L’homme devant rester à tout pris maitre de lui même, d’autant plus de son corps. Or le lien corps esprit est clairement mis en évidence lors de l’expression des émotions.
L’émotion devrait-elle rester dans le domaine du privé, de l’intime, et ne pas être mise à la portée de l’autre, du regard extérieur, au risque de ne pas être tolérée, comprise, entendue comme telle ?

Dans l’intimité familiale, elle peut sans doute s’exprimer plus librement, la peur du jugement ou du regard d’autrui étant moindre.

Le fait d’exprimer sa douleur serait pourtant bénéfique :

« Quand on se refuse à vivre sa douleur, on ajoute à sa peine par le fait de retenir ses pleurs. On ne laisse pas couler, s’écouler, le trop plein de chagrin qui étouffe notre cœur. Et on met tant d’énergie à refouler ses larmes, à contenir ses mots, que l’on se vide de ses forces (42).

2-6 La mémoire d’un instant, d’un lieu

« D’instant en instant un souvenir vous tombe sur le cœur et le meurtrit…et on retrouve mille petits riens qui prennent une signification douloureuse parce qu’ils rappellent mille petits faits (43)»

La vision du corps :

La vision du corps laissera sans doute une empreinte dans la mémoire des proches. Certaines photographies de cet instant pouvant être gardées en mémoire.
Louis Vincent Thomas évoque cette mémorisation par les proches, avec cette image du défunt, qui reste ancrée de manière forte, au détriment parfois du souvenir vivant de celui ci :

« En effet, les proches, singulièrement les enfants, conservent souvent de la mort le souvenir du mort en présence duquel ils se trouvent. Cette prime vision du cadavre, ils peuvent l’immobiliser, la cristalliser au point qu’elle prédominera ensuite sur l’image même de l’être qu’ils ont aimé. Au point de l’occulter parfois. (44)»

Ils se remémoreront un visage, un corps, une expression, qui peut être apaisante, angoissante ou effrayante.

Dans cet instant transitoire de l’après décès, le corps n’est pas encore confié aux services funéraires, qui ont en charge les soins de thanatopraxie : Soins qui permettront d’apaiser les survivants, en donnant au corps une image fidèle à ce qu’était le défunt.

La présentation du corps revêt donc une importance non négligeable pour les proches présents au domicile, sachant que d’autres membres de la famille s’y présenteront ensuite.

Le contexte :

Au delà de l’événement en lui-même, le contexte peut être intégré à la mémorisation de la scène.

Le contexte extérieur, imprégné de l’ambiance générale, du fait qu’il fasse jour, ou nuit, des personnes en présence, des événements concomitants, des bruits extérieurs.

Mais aussi le contexte intérieur de chacun, influencé par l’état d’esprit, la stabilité psychologique du moment.

D’après Jean-Yves et Marc Tradié, la mise en mémoire est étroitement liée à la charge affective associée à l’événement, et la volonté n’intervient que très peu dans ce phénomène.

« Certains faits ordinaires de l’existence peuvent rester en mémoire, mais le plus souvent c’est parce qu’ils ont fait parti du contexte, de l’environnement d’un fait plus important ou répété qui les a engrammés dans son aura (45)»

Cela expliquerait pourquoi certains détails paraissant anodins sont mémorisés à plus ou moins long terme. Un parfum, une ambiance, un mot, un objet, associés à la scène qui suit le décès, peuvent prendre une toute autre dimension au sein de la mémoire du proche.

La mémoire affective :

D’après Anne Muxel, la mémoire intime, très personnelle, est basée sur les émotions, les ressentis et les perceptions sensorielles telles que les odeurs, les décors, les ambiances, les sons. Cette forme de mémoire est en lien direct avec la sphère affective.

D’après Jean-Yves et Marc Tradié, l’acquisition des souvenirs est nettement conditionnée par les affects. Ainsi, toute perception sensorielle va entrainer une décharge neuronale proportionnelle à la charge affective qui y est associée. Cette décharge neuronale va ensuite stimuler les neurones de l’hippocampe, afin que l’événement soit mis en mémoire.

La charge émotionnelle et affective liée à l’événement détermine donc la mémorisation de celui-ci, ce mécanisme demeurant involontaire.

« La décharge affective face à une situation présente donnée est indépendante de notre volonté et c’est elle qui conditionne en grande partie le fait que nous allons nous souvenir, parfois toute notre vie, de telle ou telle scène. (46)»

Les supports de la mémoire :

Pour jean-Hugues Déchaux , la mémoire ne peut pas être considérée comme une entité purement spirituelle. En effet, pour exister au niveau mental, elle a besoin de supports matériels.

Il distingue ainsi deux supports à la mémoire : le « support narratif », utilisant la parole, et le « support choses », qui intègre les lieux, les objets, et les images.

Les lieux seraient donc supports de mémoire, chargés d’une aura particulière et symbolique ; Le lieu serait un appel au souvenir. Parmi ces lieux, la maison, cœur de la vie familiale, rappelle le vécu avec le défunt, mais aussi ses derniers instants. Le salon, la chambre ayant recueillis la souffrance, portent en eux le poids du souvenir :

« Mais cette évocation des lieux peut aussi faire surgir des fantômes hostiles, venant rappeler des souffrances, des rancœurs difficiles à contenir. Les maisons sont parfois hantées de mauvais souvenirs et peuvent rester à tout jamais associées à des épisodes de douleurs. Là mort, la maladie, peuvent imprimer les murs et éloigner durablement les souvenirs heureux. (47)»

Les objets du quotidien sont également un support de mémoire. Le lien de l’objet avec le défunt le rappelle dans ce qu’il était, vivant. Ainsi, les objets apparaissent être bien plus que des choses inertes, une mémoire s’inscrivant en eux, qui rappelle le défunt.

Il peut être difficile pour les proches de vivre à nouveau le quotidien dans un foyer rappelant chaque jour la fin de vie et le décès d’un être cher. Le lit conjugal en est une illustration :

« Les proches, également, se risquent dans cet accompagnement dont ils savent qu’il va les mener jusqu’à accepter le corps mort de celui ou celle qu’ils aiment dans le lieu même ou ils ont vécu ensemble, peut être dans le lit ou ils continueront à dormir après. (48)»

La mémoire sensitive est la moins contrôlable, en témoigne le pouvoir d’évocation d’une odeur précise, d’une atmosphère, d’un air de musique.

Marcel Proust évoquait la mémoire dite involontaire, qui s’impose à l’être, sans qu’il n’ait l’intention de retrouver une séquence mémorielle particulière. Cette mémoire porte en elle l’émotion de l’instant, et le flot de sensations qui y étaient associées.

Ce souvenir ne se recontacte pas délibérément. Ainsi, il peut ressurgir au hasard d’une odeur, d’une musique, perçue de façon fortuite, aléatoire:

« Il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.» (49)

Chaque odeur, chaque son, chaque décor, peut être rattaché à une expérience vécue, donnant lieu à sa réminiscence.

Dans l’instant qui suit le décès, nombre de facteurs relatifs au corps et à l’environnement sont susceptibles d’être enregistrés par les proches.

« L’activité des sens imprime la mémoire de repères plus ou moins identifiables, plus ou moins enfouis, mais toujours présents, pour se situer dans le temps, dans l’espace, et dans l’univers de ses relations affectives. (50)»

D’après Marie Christine Haman, psychologue, spécialisée en neuropsychologie, une image possédant une charge émotionnelle forte sera davantage retenue qu’une image neutre. De ce fait, ce qui touche affectivement le sujet est d’autant mieux mémorisé.

Malgré cela, les éléments associés à une émotion négative seraient moins bien retenus que ceux liés à une émotion positive : « ce phénomène serait une forme de protection mentale, le négatif étant en quelque sorte écarté pour privilégier le positif. Un mécanisme similaire expliquerait qu’au fil du temps les informations négatives auraient tendance à être progressivement oubliées. (51)»

Cependant, des informations à charge négative extrêmement intense et traumatisantes, telles que les deuils, les accidents, sont mémorisés durablement.

Les objets ayant traits aux soins.

« Parmi les objets, certains présentent un statut particulier : ceux qui ont touché de près le défunt. Tantôt on s’en débarrasse au plus vite, soit pour confirmer l’anéantissement du mort tout en libérant l’agressivité du survivant à son endroit, soit parce que leur présence souligne l’absence douloureuse de l’être aimé. (52)»

Les objets de soins ont un statut particulier, car ayant touché le défunt au plus près de son intime, ils sont le reflet des derniers soins, douloureux, invasifs, ou plus doux, voués au confort.

Les familles sont souvent pressées de faire disparaitre ce matériel au plus vite, voulant neutraliser tout ce qui reste de cette période douloureuse.

Mémoire du corps, mémoire du contexte.
Tout de cet instant, même un détail, peut être important.
Un corps, serein ou apaisé.
Une odeur, celle d’un savon utilisé pour la dernière toilette, d’un parfum, d’une crème, d’un produit de soin.
Un bruit, celui d’un lit que l’on remonte, du mobilier, si souvent déplacé, rangé.
Un objet : le dernier livre lu par le défunt, la tablette sur laquelle reposaient ses effets personnels, le matériel de soins, les derniers vêtements portés.
Une ambiance : la luminosité d’un lever ou d’un coucher de soleil, une veilleuse, une bougie, une musique.
Un échange : un regard, un mot, un geste.
Tout de cet instant peut être fixé, immobilisé dans la mémoire du proche, plus réceptif que jamais à des détails pouvant paraître peu signifiants. Cette sensibilité exacerbée serait sans doute à prendre en compte.

18 Mattheeuws Alain, Accompagner la vie dans son dernier moment, Edition parole et silence, Paris, 2005, p.66 .
19 Kubler-Ross Elisabeth, Accueillir la mort, Editions du Rocher, Paris, 2002, p.107.
20 Thomas Louis-Vincent, Anthropologie de la mort, Payot 1975, p.250.
21 Baudry ,P, La place des morts, op.cit., p.153.
22 Bataille Georges, L’érotisme, Minuit, 2011, p.51
23 R.Mehl, le vieillissement et la mort 1956, p.119
24 Baudry, P, La place des morts, op.cit., p.132.
25 Cornillot, P et Hanus, M, op.cit., p.12.
26 Ibid., p.49.
27 Ibid., p.50.
28 Thomas, Parlons de la mort et du deuil, Frison-Roche 1997, p.50.
29 Thomas Louis-Vincent, Rites de mort, pour la paix des vivants, Fayard, 1985, p.141.
30 Lussier Martine, Le travail de deuil, presses universitaires de France, p.219.
31 Baudry, P, La place des morts, op.cit., p. 46.
32 Richard Marie-Sylvie, Soigner la relation en fin de vie, Dunod, 2004,p.112.
33 Lussier M, Le travail de deuil, op.cit. , p.233.
34 Centre Francois-Xavier Bagnoud – Mourir à la maison – Laennec, Janvier 2002, n° 1
35 Cornillot, P et Hanus, M, op.cit. , p.142.
36 Ibid. p.243.
37 Lussier M, Le travail de deuil, op.cit. , p.99.
38 Bacqué Marie- Frédérique, Deuil et santé, Odile Jacob, 1997, p.24.
39 Augagneur Marie-France. Vivre le deuil, Chronique sociale. Avril 1995, p.124.
40 Sartre Jean-Paul, l’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943.Reed 1992. p.40.
41 Augagneur M-F. Vivre le deuil, op.cit., p.124.
42 Bensaid Catherine, La musique des anges, s’ouvrir au meilleur de soi, Robert Laffont, Paris, 2003, p.30.
43 Maupassant Guy, une vie, p.195.
44 Cornillot, P et Hanus, M, op.cit. , p.49.
45 Tradié Jean-Yves et Marc, Le sens de la mémoire, Gallimard 1999,p.120.
46 Ibid., p.125.
47 Muxel Anne, Individu et mémoire familiale, éditions Nathan, Paris, 2002, p.47.
48 Centre Francois-Xavier Bagnoud – Mourir à la maison – Laennec, Janvier 2002, n° 1
49 Proust Marcel, du coté de chez Swann, p.44.
50 Muxel A, Individu et mémoire familiale, op.cit., p.99.
51 Art rédigé d’après la conférence présentée à l’IRIPS le 19 février 2009 par marie Christine haman
52 Thomas .L-V, Anthropologie de la mort, op.cit., p.164.

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