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2. Le poids de la structure

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Ces quelques éléments structuraux, présentés très brièvement ici, pèsent considérablement sur l’action des acteurs. Les entretiens réalisés avec les acteurs du M20 montrent comment ces derniers ont incorporé ces éléments. Leur action est formée sur la base d’une compréhension à la fois consciente et inconsciente de la réalité sociale. Il s’agit d’une incorporation de cette dernière. Autrement dit, c’est la perception de la réalité sociale par les acteurs qui définit, en partie, la forme du mouvement. Ces entretiens montrent que les acteurs justifient leurs actions par leur perception de la situation sociale et non pas à travers ce que dictent des discours idéologiques importés.

Hamza Mahfoud (27 ans, journaliste et blogueur, membre fondateur de la section de Casablanca du M20 – voir en annexe l’entretien complet retraçant une partie de sa trajectoire) nous fait part de cette perception(60) :

– Montassir : Quelle est ta propre évaluation du processus du M20 et qu’est-ce qui explique son incapacité à maintenir un rythme élevé?

Hamza Mahfoud : (…) La dynamique a permis aux gens qui ne parlaient pas auparavant ou parlaient dans des endroits fermés sur le régime autoritaire, sur les trésors du roi, les amis du roi, sur les mafias politiques et économiques au Maroc, etc. de s’exprimer (…) Par exemple, les gens peuvent demander aujourd’hui dans le débat : pourquoi le roi du Maroc gagne six fois plus que le salaire du roi d’Espagne ? Pourquoi le palais royal fonctionne avec un budget énorme en comparaison avec le palais présidentiel français ? Ces questions ne pouvaient être traitées dans les cafés et dans les rassemblements publics sans la dynamique du 20 février qui a ouvert le débat au Maroc (…) Autre exemple, un rapport sorti après le 20 février affirme que le Maroc connait plus de 800 manifestations mensuelles. Les gens commencent à réagir quant à leurs droits violés. Ils ne peuvent plus cautionner l’humiliation et se taire face à la fraude et la corruption qui gangrènent les institutions publiques et privées, etc. Tout cela, c’est la dynamique 20 février. (…)(61)

Le mouvement tel qu’il est présenté par ses acteurs, est un espace qui permet aux citoyens de manifester et de dénoncer les responsables de leur souffrance quotidienne. Il s’adresse aux marocains pour qu’ils s’élèvent en s’appuyant sur leur vécu et leurs expériences dans le monde social. Par ailleurs, il faut remarquer que les revendications sociales, économiques, politiques et culturelles convergent (bien que celles qui sont liées aux libertés individuelles et l’égalité des sexes sont moins présentent pour un souci de consensus et d’union des composantes du M20) afin de toucher le maximum des populations et pour exprimer la nécessité d’un changement structurel.

Mohamed El Aouni – 48 ans, journaliste à la Société Nationale de Radio et Télévision, il est le coordinateur du Conseil National d’Appui au M20 composé des principales organisations partisanes, syndicales et associatives qui soutiennent le mouvement – décrit et analyse cette convergence des revendications :

– Montassir : Est-ce qu’on pourrait dire que le M20, au moins dans sa forme du départ, est mort ou bien un renouveau est en train de se produire au sein de ce même mouvement ?

Mohamed El Aouni : (…)Le mouvement est un prolongement de la réalité. Il est également un prolongement du rêve des jeunes et des démocrates. Ce rêve et cette réalité ne peuvent être interdits d’évoluer ou photographiés et présentés par un cliché. (…) le mouvement a relié entre les revendications politiques (la démocratie, la monarchie parlementaire), économiques (la redistribution des richesses, la chute de la fraude), sociales (la suppression des inégalités, la réforme des services sociaux) et d’autres revendications (l’égalité, la dignité, etc.)(62) (…)

Mais cette liaison et ces convergences n’étaient pas faciles à réaliser avant le déclenchement du mouvement. C’est le travail des acteurs sociaux (les militants et les protestataires) ainsi que des élites (dans les médias alternatifs, les réseaux sociaux et les nouveaux espaces de débat public) qui promeut la liaison entre les souffrances et difficultés quotidiennes des populations, le pouvoir politique et l’organisation de l’espace social (la distribution des capitaux économique, culturel et politique). Cela est exprimé par Mohamed El Aouni par la manière suivante :

Cette liaison doit se faire sur les plans économiques, sociales, culturelle, etc. Il ne s’agit pas de dessiner un tableau qui permettra de comprendre la situation par des chiffres ! (…) Dorénavant, grâce au M20, dans les douars et les patelins lointains au Maroc, les protestataires font le lien entre la revendication du droit à l’eau potable et celle d’une gestion meilleure de la chose publique. Cette liaison est devenue chose normale. Bien sûr, cela nécessitera un temps pour sa compréhension. Mais, il a été bien conçu par le M20. Ce mouvement a, également, montré que les jeunes sont en plein politique et que ce n’est pas contre La Politique qu’ils étaient passifs, mais devant une certaine Politique, la politique makhzanienne, la politique servant le Makhzen, la politique dans laquelle la société sert l’Etat, alors que c’est bien l’Etat qui doit servir la société. Le M20 a montré que ces jeunes sont une partie de l’avenir (…) A travers le M20, les marocains ont réussi à savoir que ceux qui profitent de la fraude, profitent également du despotisme. Avant, on arrivait difficilement à faire la liaison entre ces deux éléments.(63)

Dans un autre entretien, Yahia Bayari, un jeune étudiant et militant du M20 de la section M’diyeq (nord du Maroc) précise :

Montassir : Quel est de ton rêve et que tu souhaites réaliser en militant au sein du M20 ?
Yahia Bayari : « (…) En choisissant de militer au sein du 20 février, j’ai choisi de militer pour un rêve : celui d’un Maroc de tous les marocains, un Maroc démocratique qui garantit une vie digne pour tous ses enfants, contre le Maroc d’aujourd’hui qui se caractérise par un régime makhzanien, je rêve d’un Maroc moderne, ouvert sur les sciences et l’industrie, authentique dans la défense de ses spécificités. Je rêve d’un Maroc de citoyenneté, dignité et justice sociale. (…)(64) »

La prise en compte de la de la dimension structurelle est sans doute liée à la trajectoire et les ressources des acteurs. Ces derniers, en majorité, sont dotés d’un capital culturel leur permettant d’élaborer un discours ordonné, cohérent et argumenté : la majorité des acteurs visibles, ceux qui, dans les assemblées générales, prennent la parole et les initiatives, sont des personnes ayant fait des études prolongées. Ils sont des étudiants ou des salariés travaillant souvent dans des métiers liés au domaine de la connaissance, de l’enseignement, de l’art, etc. (des journalistes, enseignants, avocats, chargés de projets associatifs, informaticiens, etc.). Souvent, dans les entretiens réalisés, ils se réfèrent aux thèses de penseurs comme Abdallah Laroui, Abid El Jabri, Gramsci, Marx, Ghandi, Averroès ou encore Platon. Par ailleurs, ces acteurs ont été formés dans des partis politiques ou des organisations de la société civile. Ils ont donc bénéficié au préalable d’espace de débat leur permettant de confronter leurs idées et d’acquérir les capacités discursives. Ainsi, ils sont informés, par les réseaux constitués et par leurs études et leurs propres expériences, sur la situation sociales. Ils sont prédisposés à se révolter contre la domination au lieu de la consentir, l’admettre et l’incorporer comme une norme. C’est ainsi qu’ils présentent leur lutte comme une lutte non seulement de dénonciation, mais de « conscientisation » qui tend à extraire leurs concitoyens de la « servitude volontaire » pour employer le terme d’Etienne de la Boétie(65). Ces acteurs savent que leur action s’inscrit dans un temps prolongé puisqu’elle remet en cause un système complexe :

« (…) nous faisons face à un pouvoir qui a acquis une ample expérience quant à l’usage de ce type de répression [la répression idéologique] qui passe à travers les médias, la mosquée, l’Ecole et d’autres institutions qui sont des institutions de luttes et qui étaient normalement un espace de production des manifestations et des luttes à un moment donné de l’histoire du Maroc. Elles sont devenues des institutions de production du repli et du conservatisme. Un autre mécanisme très fort de cette répression est la maitrise et le contrôle des élites, notamment l’élite politique. »(66)

A travers l’observation des sections du M20, et en menant des entretiens avec certains acteurs nous nous rendons compte qu’il n’est pas anodin que la question des réformes politiques soit au coeur des revendications du M20. La formation et les trajectoires des principaux acteurs et leaders du mouvement (comme nous allons le voir dans un chapitre traitant de l’organisation de ce mouvement) les dotent de ressources intellectuelles qui leur permettent de combiner luttes sociales et politiques ou encore inscrire leur lutte sociale dans une opposition au régime et dans une concurrence pour le pouvoir politique. Ainsi, ces acteurs ne se limitent pas à dénoncer et critiquer le régime, ils vont jusqu’à proposer des alternatives tant au niveau des règles de la gestion de la chose publique qu’au niveau de la répartition des pouvoirs :

Montassir : Pourquoi avoir choisi la rue au lieu des institutions pour revendiquer le changement ?

A.J : Le militantisme au sein des institutions a été testé par les forces militantes au Maroc depuis plusieurs décennies sans que cela ait des effets positifs. Cela est dû au fait que les institutions sont créées au Maroc pour duper l’étranger et présenter notre pays comme étant un pays où les institutions évoluent. Pourtant, les marocains connaissent très bien que ces institutions représentatives n’ont aucun rôle. C’est le roi et son entourage qui décident non seulement la politique et l’économie, mais de l’huile, du sucre et du lait également. Le régime a, par ailleurs, bourré ces institutions de carriéristes frauduleux qui défendent acharnement leurs intérêts privés. C’est pourquoi nous revendiquons la dissolution de ces institutions afin de refonder d’autres qui puissent avoir de très amples prérogatives dans une constitution démocratique, tout en préservant une place, qui ne dépasse pas le caractère symbolique, pour la monarchie. Une façon de rallier entre démocratie garantissant le droit au gouvernement issu de vote populaire et la préservation de la continuité de la monarchie(67) (…)

Privilégier l’alliance entre militant s’inspirant du modèle islamique et d’autres qui croient au modèle socialiste ou encore les libéraux n’est pas un hasard au sein du M20. Bien que dans un deuxième temps les différences vont servir l’essoufflement du mouvement, les acteurs étaient à la fois conscients et décidés de sortir ensemble dans une union solide. Dans les entretiens nous pouvons remarquer cette analyse faite par les acteurs. Elle vise à dissoudre les différences idéologiques par le constat stipulant l’inexistence de différences matérielles. Autrement dit, les acteurs comprennent, dans le cadre du M20, que les différences islamiste/gauche/libéral sont le fruit d’une construction historique datant de peu. C’est-à-dire depuis les tentatives de l’islamisation de la société par le régime du roi Hassan II lors des années 1970 pour faire face à la montée des mouvements socialistes (voir le chapitre prochain sur la question de « l’histoire »).

Ces acteurs, au moins avec qui je me suis entretenu ou encore les acteurs avec qui j’ai milité et participé à fonder les sections locales du M20, semblent convaincus du fait que la polarité Islamique/gauche existant au sein du mouvement social de base n’est qu’un véritable leurre. La phase du M20 constitue pour eux, notamment la nouvelle génération des militants (c’est-à-dire ceux et celles qui ne se sont pas confrontés entre eux lors des conflits des groupes d’étudiants et les groupes politiques dans le passé), une occasion de dialogue et de rapprochement. Ils semblent être conscients que la différence au Maroc est une différence de position sociale, c’est-à-dire d’appartenance à des espaces sociaux différents: dominant/dominés, richissimes/pauvres, plurilinguistes/analphabètes, privilégiés/marginaux, (etc). Les islamistes du M20 comme les gauchistes appartiennent à des espaces proches et souffrent matériellement (économiquement et politiquement) des mêmes phénomènes. Ils habitent les mêmes quartiers, fréquentent les mêmes écoles, partagent les mêmes conditions de vie et se voient tous exclus de l’espace du pouvoir.

Quant au problème du fondamentalisme islamiste, des militants de gauche confient que « la désinstrumentalisation et l’humanisation de la religion » est la tâche de tout le monde. Certains vont jusqu’à défendre, en s’inspirant des mouvements religieux de la Théologie de la Libération en Amérique Latine (mouvements combinant catholicisme et socialisme), la naissance d’un mouvement islamique socialiste de libération populaire et de gauche. C’est-à-dire un mouvement s’appuyant sur une interprétation progressiste de la religion pour dénoncer les différents types d’aliénation et revendiquer un changement social progressiste. Cette expérience a bien eu lieu depuis 2002 avec la constitution de deux partis Al Badil Al Hadari (l’Alternative Civilisationnelle) et Harakat Al Oumma (Mouvement Al Oumma) qui seront dissous par les autorités en 2008. Ces deux groupes politiques revendiquent un islam « libérateur », « la justice sociale, la démocratie, un Etat civique et l’égalité entre les sexes ». L’assemblée générale constitutive du parti Al Badil Al Hadari s’est tenue dans les locaux du Parti Socialiste Unifié à Casablanca, affirmant ainsi le rapprochement avec la gauche.

Certains enquêtés nous confirment cette volonté de s’écarter du clivage idéologique bipolaire consistant à créer une dichotomie islamiste/gauche :

Montassir : Pourquoi avoir choisi de vous engager au sein du mouvement et quelles sont les valeurs que vous défendez ?

M.B : Nous avons ce mouvement pour défendre l’idée d’une société démocratique et plurielle, pour nous opposer à la fraude, la corruption, le pillage de l’argent public, le clientélisme, la politique de la rente. Nous aspirons à une monarchie parlementaire où le roi règne mais ne gouverne pas et où ses prérogatives seront limitées, nous revendiquons une constitution permettant la constitution d’un gouvernement responsable des politiques et contrôlé par le peuple. Nous revendiquons la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi, l’abolition de l’impunité, la garantie du droit à la différence et la constitutionnalisation de la liberté d’opinion et du culte. (…)

Nous nous opposons aux partis qui prétendent que la lutte doit être menée sous une seule idéologie commune : soit islamiste ou gauchiste. Ces mouvements [islamistes et gauchistes] ne diffèrent pas trop de la structure despotique perpétuée par le régime. Le M20 a rejoint un espace ouvert, il a libéré les questions de la chose publique qui étaient débattues auparavant au sein des espaces restreints, dans les sièges des partis ou dans des endroits fermés (…)(68).

59 – ، العروي، عبد الله، من ديوان السياسة، المركز الثقافي العربي، الدار البيضاء، 9002
60 Les prénoms cités sont réels tant que les enquêtés avaient exprimé le souhait de paraitre nominativement dans cette recherche. Les noms des enquêté(e)s n’ayant pas formulé ce souhait sont cités par leurs initiales.
61 Entretien avec Hamza Mahfoud le 20-12-2012. Je souligne
62 Etretien avec Mohamed El Aouni, réalisé le 02-01-2013. Je souligne
63 Ibid
64 Entretien réalisé le 7 juin 2012
65 Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, http://www.desobeissancecivile.org/servitude.pdf
66 Entretien avec Mohamed El Aouni, op cité
67 Entretien avec A.J (38 ans, étudaint à l’université de Rabat Agdal – Sciences Politiques, membre des sections Meknes et Rabat du M20), réalisé le 9 juin 2012
68 Entretien avec M.B (56 ans, professeur de philosophie au lycée à Tétouan (ville située au nord du Maroc) – Militant du Parti Socialiste Unifié, membre de la section locale du M20 Tétouan. Entretien réalisé le 15 juin 2012

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