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2. La première révolution industrielle ou l’« âge d’or du chiffonnage »

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Ces différents exemples que nous venons d’aborder montrent l’étendue des matières qui
trouvaient une seconde vie au XIXe siècle. La plupart d’entre elles faisaient déjà l’objet d’une
réutilisation avant la première révolution industrielle mais l’organisation de leur réintégration au
cycle des matières ne se faisait pas à une telle échelle.

2.A. Un contexte favorable, une activité florissante

« Rien qu’à considérer le marché du chiffon et celui de l’os, on comprend mieux que le XIXe
siècle, et en particulier la période 1840-1880, constitue l’âge d’or du chiffonnage, bien que les
bornes en soient difficiles à établir. »(29). Avant ce « boom » du chiffonnage, cette activité « n’était pas
une industrie dont pouvaient vivre ceux qui s’y adonnaient. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution »(30).
Jusqu’à cette période, seule une petite partie de citadins indigents considéraient les ordures et les
boues comme une source de subsistance complémentaire.

Sabine Barles identifie plusieurs raisons qui expliquent la montée en puissance du
chiffonnage. D’une part, le contexte démographique se caractérise par une urbanisation croissante :
en 1811, 13,8% de la population française réside dans une commune de plus de 3 000 habitants,
contre 15,2% en 1841 et 20,9% en 1881(31). Il faut donc désormais nourrir ces « nouveaux citadins
qui ne produisent pas, ou guère, leur pitance » ainsi que le bétail qu’ils sont susceptibles d’élever. La
demande en denrées alimentaires des villes augmente et, par conséquent, les rejets aussi. D’autre
part, cette pression urbaine influence le contexte technique : par exemple, au niveau agricole, il
s’agit dès lors d’adapter les cultures périphériques à cette nouvelle demande urbaine, d’améliorer
l’efficacité du travail en produisant des outils et des machines, de trouver des fertilisants pour doper
les rendements agricoles. Enfin, le contexte économique encourage le réemploi des matières
premières usagées. En effet, le XIXe siècle témoigne d’une rivalité accrue au niveau industriel et
commercial entre les grandes nations européennes donc importer des matières premières revient à
se rendre dépendant d’une nation concurrente et à lui transférer sa propre richesse. Par conséquent,
il est préférable d’encourager l’utilisation de matières premières dont on dispose directement même
si celles-ci sont moins commodes à transformer.

Dans ce contexte global, l’industrialisation facilite le réemploi de certains excreta et va
même leur faire prendre de la valeur. Prenons à nouveau l’exemple du chiffon : à partir du début du
XIXe siècle, de nombreuses innovations techniques – cylindres pour l’effilochage et l’affinage de la
pâte, chlorure de chaux pour le blanchiment et le lessivage, incorporation de la colle dans la pâte à
papier – apparaissent et permettent une industrialisation du procédé de production du papier
(passage d’une production à la feuille à une production continue), ce qui cause une explosion de la
demande en chiffons. Les autres matières ne sont pas en reste et l’activité du chiffonnage se
développe à une grande vitesse tout au long du XIXe siècle, si bien que le poids économique de ce
secteur devient considérable et que le nombre de chiffonniers explose.

2.B. Structuration de la corporation des chiffonniers

En 1884, vers la fin de l’« âge d’or du chiffonnage », la chambre syndicale des chiffonniers
estimait que cette activité faisait vivre 40 000 personnes directement (chefs de famille) et 200 000
indirectement (hommes, femmes et enfants) dans le département de la Seine(32). En 1854, Firmin-
Didot évaluait à 100 000 l’effectif de chiffonniers en France.

Le chiffonnage ne s’est pas développé de façon anarchique, bien au contraire, il s’est très vite
structuré pour revêtir un mode d’organisation assez complexe, semblable à celui d’une corporation
de l’Ancien Régime. En effet, il s’est établi un système hiérarchique qui possède ses propres règles
et qui a évolué en corrélation avec l’expansion de l’activité comme nous le décrit finement Sabine
Barles : « Jusqu’aux années 1850, on distingue trois catégories de chiffonniers : le chiffonnier de
nuit ou piqueur [qui passe en premier glaner dans le tas d’ordures], le secondeur pour lequel c’est
une activité annexe, et le gadouilleur [qui récolte les boues pour les transporter jusqu’aux voiries à
boues en périphérie de la ville ou directement chez des agriculteurs] . […] Mais le métier se
hiérarchise progressivement avec l’apparition des placiers dans les années 1850, de manière d’abord
informelle : le placier est en quelque sorte un chiffonnier dont l’activité est sédentarisée, en ce qu’il
ne travaille que dans quelques rues dont il fait son territoire […] [et] devient ainsi le chiffonnier de
quelques maisons dont il tire le meilleur. […] Cette situation, qui crée par opposition le coureur,
chiffonnier qui pratique « à l’ancienne », est renforcée en 1870 par l’adoption, dans un premier
temps à titre temporaire, des boîtes à ordures. »(33).

L’organisation de la filière du chiffonnage prend une structure pyramidale : « En outre, le
chiffonnier n’est pas en contact direct avec l’industriel, et les intermédiaires semblent se multiplier
tout au long du XIXe siècle, si bien que le ramasseur ne profite pas toujours du renchérissement des
matières premières lorsqu’elles sont vendues aux industriels. Après avoir procédé à un tri sommaire
de sa récolte, il la vend en effet au maître chiffonnier (parfois aussi appelé boutiquier ou
magasinier) »(34). Ensuite, les maitres chiffonniers affinent le tri pour revendre le tissu à « des
négociants en chiffons [qui] sont généralement spécialisés »(35) et qui, eux-mêmes, ré-affineront
encore le tri « pour satisfaire aux exigences industrielles […]. »(36) . Les chiffons étaient répartis
selon différents critères (origine végétale ou animale, propreté, couleur) en une « centaine de
catégories »(37). « La valeur des chiffons évoluait en fonction des innovations techniques et des
besoins industriels »(38) mais ces variations n’étaient presque pas répercutées sur le prix d’achat de la
matière première au chiffonnier, lequel ne profitait donc pas forcément de leur renchérissement.
Comme dans le cas des vidanges et des boues, à plusieurs reprises des compagnies privées ont tenté
de s’accaparer le marché du chiffonnage sans jamais y parvenir.

2.C. Le chiffonnage : « un mal nécessaire »(39)

Malgré un rôle essentiel, tant sur le plan de la salubrité urbaine que sur le plan du
fonctionnement industriel, les chiffonniers ont toujours été victimes de représentations sociales
négatives. « A toutes les époques, on attribua aux chiffonniers divers maux de la société […]. A
l’instar des mendiants, ils étaient régulièrement chassés des cités »(40) et traités comme de la vermine.
Avec la première révolution industrielle, les sentiments de l’opinion publique à leurs égards étaient
toujours mitigés, voir ambivalents : tantôt considérés comme nuisibles, tantôt considérés comme
indispensables à l’industrie, ils étaient un « mal nécessaire ». Sabine Barles relève qu’« à Paris en
1862, une commission municipale relative à la réforme des boues est ainsi amenée à conclure :
”Cette industrie, dont le mode est repoussant, doit être encouragée à cause des produits utiles qu’elle
donne à la fabrication du papier, du carton, du noir animal” »(41).

2.D. Optimiser l’intégration des activités

L’âge d’or du chiffonnage fait apparaître que, loin d’absorber et de conserver toutes les
matières, la ville en restitue une bonne partie à l’industrie et à l’agriculture. Le caractère limité des
gisements de matières premières donne la préférence à la réutilisation sur l’extraction, ce qui
implique une circulation constante de la matière avec, pour corollaire, le bouclage des cycles
biogéochimiques. Ainsi, l’imbrication entre ville, industrie et agriculture n’est pas une survivance de
l’Ancien Régime mais plutôt une invention de la première révolution industrielle qui atteint son
paroxysme autour des années 1860-1870. « On pourrait arguer que cette complémentarité n’est pas
recherchée, mais s’établit de manière plus ou moins inconsciente, ou est dictée par les seuls
mécanismes du marché. Il n’en est rien. La limitation de la production de résidus inutiles quels qu’ils
soient devient en effet un enjeu tout à la fois industriel, agricole, urbain, hygiénique, de plus en plus
affirmé. »(42). C’est à cette même époque que la chimie invente le bilan matière qui donne « les clefs
du ”cercle mystérieux de la vie organique à la surface du globe” »(43), approche qui sera
progressivement délaissée avant qu’on ne la redécouvre aujourd’hui.

Cependant, il ne faut pas pour autant trop idéaliser cet âge d’or du chiffonnage et postuler à
une absence de pollutions et d’effets néfastes pour l’environnement. En effet, « les procédés de
recyclage ont rarement atteint un degré de perfection tel qu’ils aient permis une valorisation totale.
En outre, l’utilisation de réactifs divers s’est traduite par des émissions importantes vers l’air, l’eau et
les sols »(44).

29 Ibid., p. 53-54.
30 BARBERET Joseph, Le travail en France. Monographies professionnelles, Paris : 1887 : vol. 4, p.60. Cité in
BARLES Sabine, op. cit., p. 17.
31 DUPEUX Georges, Atlas historique de l’urbanisation en France (1811-1975), Paris : Ed. du CNRS, 1981 (non
paginé). Cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 19.
32 BARLES Sabine, op. cit., p. 58.
33 Ibid., p. 62.
34 Ibid., p. 64.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 90.
38 Ibid., p. 91.
39 BARLES Sabine, op. cit., p. 65.
40 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 101.
41 BARLES Sabine, op. cit., p. 65.
42 Ibid., p. 121.
43 Ibid., p. 124.
44 Ibid., p. 131.

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