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2. Ecrire pour se justifier ?

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L‟état de détresse extrême dans laquelle les membres du Sonderkommandos étaient plongés, force l‟historien à s‟interroger sur les « motivations » de ces hommes à vouloir rester en vie alors même qu‟ils se savaient condamnés. Ce questionnement volontairement provocateur va tenter de mettre en avant les différents aspects qui ont maintenus les hommes du Sonderkommandos en vie. En réalité, saisir l‟univers de ces hommes, c‟est aussi rendre compte de ce qui les retenait à l‟humanité.

Les membres du Sonderkommando devaient vivre avec la souffrance des victimes exterminées mais aussi avec les obsédants reproches qu‟ils se faisaient à eux même se sachant complices de l‟extermination. Certaines victimes ont alors admonesté ces hommes comme le transcrit Lejb Langfus : « Mais tu es un Juif ! Comment peux-tu préserver ta vie, comment peux-tu conduire des enfants juifs pour qu‟ils soient gazés ?

Est-ce que ta vie parmi des assassins vaut davantage que les vies de tant de victimes juives ?(238) ». Une réponse semble avoir été apportée par Zalmen Lewental : « L‟homme se persuade qu‟il n‟y va pas de sa propre vie, qu‟il n‟y va pas de sa propre personne, mais uniquement de son intérêt général. Mais la vérité, c‟est qu‟on a envie de vivre à tout prix. On a envie de vivre parce qu‟on vit, parce que le monde entier vit et tout ce qui est agréable, tout ce qui est lié à quelque chose est en premier lieu lié à la vie(239) ».

Ainsi, au-delà de la torture psychique, et de la souffrance ressentie, les hommes du Sonderkommando ont souhaité survivre parce que cette chance leur étaient encore donnée. Peut-on y voir alors une volonté de justifier ses actes, ses décisions ? Lewental tend à rappeler que si des hommes ont survécu à Auschwitz, c‟est avant tout au dépend d‟autres détenus « Lors de leurs séjour au camp quand pour une ration de pain, le moindre chef d‟équipe tuait un homme […]. Et au détriment des dizaines [–] ils tenaient le coup au camp(240) ».

Il s‟agit ici d‟un rappel pour ceux qui seraient tentés de se laisser aller à un jugement et qui auraient oublié que les lois du camp ont voulu que certains survivent et que d‟autres périssent. Lewental tient une vision très amère sur l‟homme, mais son vécu au camp en tant que détenu puis en tant que Sonderkommando, lui a permis de saisir véritablement les rouages du camp d‟Auschwitz. Il apparait pourtant une réelle différence entre les deux. Comme l‟indique Imre Kertesz : la solidarité ne pouvait exister dans l‟univers concentrationnaire « Dans la situation extrême où nous étions, et surtout en pensant à la dégradation totale du corps et de l‟esprit et à la diminution quasi morbide de la capacité de jugement qui s‟ensuit, en général, chaque individu est mû par sa propre survie(241) », alors qu‟elle demeurait dans l‟univers de mise à mort. Les hommes du Sonderkommando n‟étaient pas soumis au manque de nourriture, d‟eau ou de confort, ils avaient dès lors assez d‟éléments pour survivre. C‟était bien évidemment l‟inverse pour les autres déportés du camp.

Une certaine solidarité s‟est ainsi mise en place au sein du Sonderkommando. Chacun d‟entre eux savait que leur chance de survie était parfaitement limitée et qu‟à partir de ce moment il fallait nourrir le moindre sentiment d‟espoir. Celui-ci se retrouvait dans la volonté d‟obtenir un jour justice. Ce désir de vengeance se retrouve continuellement dans les manuscrits de Gradowski, Langfus et Lewental. Il apparait en effet, que Gradowski vivait avec ce sentiment dès l‟écriture de son témoignage. Il tente ainsi de convaincre le lecteur afin qu‟il porte à son tour le flambeau de la vengeance : « Une étincelle de mon feu intérieur se propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins !(242) ».

Lejb Langfus, bien qu‟il ne parle jamais lui-même de revanche, met un point d‟honneur à retranscrire toutes les demandes de talion des différentes victimes : « Rappelez-vous que votre devoir sacré est de venger notre sang innocent !(243) » ; « Le peuple allemand paiera beaucoup plus cher pour notre sang qu‟il ne se l‟imagine. A bas la barbarie, incarnée par l‟Allemagne hitlérienne ! Vive la Pologne !(244) ». Ces scènes vécues par Langfus, lui ont certainement donné l‟espoir de vivre un jour la Libération, de survivre pour réaliser les voeux des victimes qu‟il a vu exterminées.

Lewental a quant à lui souhaité dans un premier temps, s‟enfuir afin de dénoncer ce qui se passait à Auschwitz. Mais la solidarité entre les hommes du Sonderkommando a empêché une telle action « [–] nos propres frères ne pouvaient admettre que qui que ce soit essaie éventuellement de se sauver alors qu‟eux-mêmes resteraient ici(245) ». Très peu de détenus se sont alors enfuis. Pourtant, contrairement aux autres prisonniers du camp, les Sonderkommandos avaient la possibilité de s‟échapper. En effet, lorsqu‟ils étaient conduits près des Bunkers, aucune barrière n‟était alors installée et la fumée dégagée par les corps en combustion aurait ainsi caché leurs mouvements. Mais la majorité d‟entre eux, alors plongés dans un état d‟automatisme total n‟était plus à même de réfléchir et donc de s‟évader.

Pourtant, comme l‟affirme Lewental, certains de ces hommes ont préféré la voie du suicide : « les meilleurs, les plus nobles, ceux qui ne faisaient pas de bruit n‟étaient plus là, n‟ayant pu supporter [–](246) ». L‟auteur tend à mettre en avant un fait majeur : pour lui, comme pour Gradowski(247), ceux qui avaient mis fin à leur jour n‟étaient pas condamnables bien au contraire, ils étaient tout simplement les plus humains, les plus courageux et non les plus faibles. Le suicide était aussi un acte symbolique en opposition au régime nazi, qui voyait dans celui-ci un choix personnel, autrement dit humain, alors que ces hommes étaient condamnés à ne jamais apparaître en tant qu‟individu. Il apparaît en effet, que le nazisme comme l‟ont démontré Bruno Bettelheim et Hannah Arendt, était un réel processus de destruction de l‟individualité : « le camp de concentration était le laboratoire où la Gestapo apprenait à désintégrer la structure autonome des individus et à briser la résistance civile(248) ».

La question du suicide n‟a pourtant de cesse de venir hanter l‟esprit des Sonderkommandos. Certains d‟entre eux comme le rappelle Gradowski étaient profondément croyants, or le suicide dans les religions monothéistes est pleinement interdit car il empêche la communion de l‟âme avec Dieu. Sans compter que dans le judaïsme, le suicide est considéré comme un auto-homicide empêchant alors « au meurtrier » les rites de rédemption(249). Il semble ainsi que la religion ait permis à certains d‟entre eux de survivre. Gradowski qui était pourtant nanti d‟une éducation religieuse, a perdu foi en Dieu face à Auschwitz, et ne comprend pas pourquoi certains d‟entre eux s‟obstinent encore à prier « Pourquoi ? Chanteront-ils Hallelujah sur les rivages d‟une mer dont les flots sont leur propre sang ? Le supplier, Lui, qui refuse d‟entendre les sanglots et les pleurs de petits enfants ? Non !(250) ». Paradoxalement, l‟auteur affirme alors s‟être parfois rassemblé avec ces hommes afin de prier pour les défunts(251) et échapper à la réalité quelques instants.

Les hommes du Sonderkommando se sont aussi attachés à mettre en place un projet de révolte en lien avec le réseau général de résistance du camp(252), face à l‟arrivée incessante de nouveaux convois(253). Cette idée a ainsi permis aux différents SK de tenir un peu plus longtemps malgré l‟horreur dans laquelle ils étaient plongés. C‟est à partir de ce moment qu‟ils ont été amenés à « redevenir humain », soit à penser, à imaginer et à moindre mesure espérer. Mais les discordes existantes entre les deux entités distinctes ont forcé les membres du Sonderkommando à agir seul. Selon les différents témoignages analysés, en particulier celui de Lewental, il apparaît que le réseau de résistance ait dissuadé les SK d‟agir face à l‟arrivée de l‟armée soviétique.

Mais face à la réalité du camp, au travail à exécuter et aux sélections incessantes(254), les hommes du Sonderkommando n‟étaient plus en mesure d‟attendre : « cela a amené tous les hommes du Kommando sans distinction […] à tempêter pour qu‟on mette fin à ce jeu, qu‟on en finisse avec ce travail, ainsi qu‟avec notre vie si nécessaire(255) ». Peut-on dès lors voir dans cette révolte une sorte de suicide volontaire et collectif ?

Comme nous l‟avons vu, les membres du Sonderkommando étaient persuadés qu‟ils seraient liquidés et ce, avant l‟arrivée de l‟armée soviétique(256). Cette révolte qui devait permettre la destruction des crématoires et dans une large perspective, la libération du camp, permettait alors à ces hommes de mourir dignement : « Notre espoir n‟était pas tant de survivre que de faire quelque chose, de se soulever, pour ne pas continuer ainsi. Mais qu‟on meurt ou pas, ce qu‟il fallait, c‟était se révolter(257) ». Shlomo Venezia explique ainsi que dans cette révolte, aucun espoir n‟était donné à leur survie, mais que seule cette volonté de changer le cours des choses était désirée. Autrement dit, les hommes du Sonderkommando ne souhaitaient plus attendre la mort sans se révolter.

Plongés dans le désespoir le plus complet, ils voyaient dans cette révolte un dernier acte de résistance et une occasion de mourir librement « Nous les membres du Sonderkommando, voulions depuis longtemps mettre fin au terrible travail qu‟on nous a forcé à faire sous peine de mort. Nous voulions faire quelque chose de grand(258) ». Cette révolte s‟est avant tout soldée par un échec en conduisant à la mort plus de 451 détenus du Sonderkommando. Mais il est indéniable, que cette opération suicide En réalité, au cours de cette révolte, 451 prisonniers juifs ont été tués par balles tandis que seuls 212 hommes sont restés en vie.

Les hommes du Sonderkommando ont ainsi souhaité survire pour toute sorte de raison. Mais ils semblent que les limites du témoignage se posent de nouveau aux manuscrits, car malgré leur éclaircissement, voire leur compréhension, il semble relativement complexe de saisir pleinement ce que ces hommes ont été amenés à vivre, ni à faire pour rester en vie.

238 Lejb Langfus, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 107.
239 Zalmen Lewental, ibid., p. 140.
240 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 144.
241 Imre Kertesz, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Paris, Actes Sud, 1995. p. 55.
242 Zalmen Gradowski, ibid., p. 179.
243 Lejb Langfus, ibid., p. 103.
244 Ibid., p. 103.
245 Zalmen Lewental, ibid., p. 148.
246 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 144.
247 Zalmen Gradowski, ibid., p. 210 – 211.
248 Bruno Bettelheim, Survivre, Paris, Hachette, 1996, p. 70.
249 Voir l‟ouvrage de Jacques Ouaknin, L’âme immortelle. Précis des lois et coutumes du deuil dans le judaïsme, Paris, Bibliophane-Daniel Radford, 2001, p. 96.
250 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 206.
251 Le Kaddish yatom, ou Kaddish des endeuillés, est récité par les membres du Sonderkommando, afin d‟accompagner le défunt vers l‟au-delà, et les endeuillés vers le chemin de la vie.
252 Le groupe de combat commun Auschwitz créé en 1942. Selon Gideon Greif, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 439.
253 En juillet 1944, près de 440 000 Juifs hongrois ont été déportés à Auschwitz-Birkenau. Les SS ont alors envoyé la plupart d’entre eux dans les chambres à gaz, sans même sélectionner les adultes valides pour le travail.
254 Le 23 septembre 1944, deux cents Sonderkommandos du crématoire III, ont été sélectionnés puis assassinés.
255 Zalmen Lewental, op.cit., p. 150
256 En réalité, en janvier 1945, trente membres du Sonderkommando étaient encore chargés de l’incinération des corps dans le dernier crématoire encore en activité à savoir le crématoire V. Les soixante-dix autres membres restants ont alors été affectés à divers commandos chargés du démantèlement et de la suppression des traces de l’extermination.
257 Shlomo Venezia, Sonderkommando…, op.cit., p. 162.
258 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 100.

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