Wodiczko, artiste connu pour ses projections sur des bâtiments et pour ses interventions mobiles dans la ville, oppose à l’art de commande, expression d’un pouvoir, qu’il qualifie d’ « esthétique bureaucratique », un « art public critique » qu’il définit ainsi :
Stratégie de remise en question des structures urbaines et des moyens qui conditionnent notre perception quotidienne du monde : un engagement qui, par le biais d’interruptions, d’infiltrations et d’appropriations esthético-critiques, remet en question le fonctionnement symbolique, psychopolitique et économique de la ville (14).
Il retrace l’histoire de cet art public critique au XXème siècle à travers les avant-gardes artistiques, leurs types d’intervention et leurs propositions.
Les années 1910-1940 voient l’émergence d’une « intervention critique contre la culture et ses institutions » avec Brecht et le théâtre socialement engagé, et la « découverte de la parole publique » avec Dada et les surréalistes. Les années 1960-1970 se scindent également en deux modes d’attaque et d’expression, avec d’une part la « néo-avant-garde critique », constituée entre autres de Daniel Buren, Hans Haacke et Support-Surface, qui se livre à une « manipulation critique et autocritique [du] système culturel [et un] [a]ssaut artistique dirigé contre l’art en tant que mythe de la culture bourgeoise » ; et, d’autre part, « l’avant-garde culturelle situationniste en tant que force révolutionnaire », avec Henri Lefebvre, l’Internationale Situationniste, Guy Debord, mais aussi Fluxus et le rock punk, qui abandonnent, de façon « critique et auto-critique », « l’art comme système culturel » et « l’art d’avant-garde comme procédure spécialisée », et qui, en créant des « situations », cherchent à intervenir publiquement contre les simulacres de la société du spectacle et à redécouvrir l’esthétique de la fête.
Enfin, il définit la nouvelle avant-garde de l’art public critique actuel comme « intelligence », au sens de « service secret », avec « Barbara Kruger, Dara Birnbaum, Alfredo Jarr, Denis Adams, Dan Graham, etc. », mais aussi des organisations telles que Public Art Fund (New York), Public Access (Toronto), Artangel Trust (Londres). Selon Wodiczko, leur but est la « transformation critique de la culture opérée de l’intérieur [par la] collaboration critique avec les institutions des médias de grande diffusion, le design et l’éducation, afin d’élever le niveau de conscience (ou de l’inconscient critique) envers l’expérience urbaine » ; il s’agit de « gagner du temps et de l’espace dans l’information, la publicité, les affiches, […] le métro, les monuments […] » et de « s’adresser au spectateur passif, au citadin aliéné ». Wodiczko en appelle donc à une transformation du système par l’intérieur, une attaque non pas frontale mais collaborative, en apparence du moins. En bref, il veut « reprendre le projet urbain situationniste (15)», mais en gardant une distance critique vis-à-vis de tout système et de toute idéologie.
L’art en ville, par sa nature « agorétique », est nécessairement politique, et devient un outil privilégié d’expression et d’action qui n’appartient plus exclusivement aux artistes et aux gens compétents. Les artistes et pratiques considérés par Wodiczko vont au-delà du street art : bien mieux organisés, peut-être plus aboutis en certains cas, mais donnant prise à d’autres types de critiques. Interrogé par Jérôme Sans sur des artistes comme Alfredo Jaar, Dennis Adams et Wodiczko lui-même, Daniel Buren délivre ainsi un commentaire cinglant :
Je respecte les aspirations [de ces artistes], mais je ne suis pas sûr qu’avec celles-ci on puisse créer une œuvre d’art. Ils peuvent au mieux créer des images socialement explicites truffées de bonnes intentions, mais finalement – d’abord politiquement – extrêmement contestables (16).
Les organisations évoquées par Wodiczko comme exemple de collaborations critiques, notamment Artangel et le Public Art Fund, mettent en œuvre d’ambitieux programmes d’art public grâce à des subventions publiques et au mécénat individuel et d’entreprise. Les projets réalisés par ces organisations sont bien sûr strictement légaux et d’envergure sans rapport avec les installations fugitives du street art ; le Public Art Fund a par exemple mis en œuvre les Cascades (Waterfalls) d’Olafur Eliasson en 2008, quatre chutes d’eau artificielles érigées au milieu du Port de New York, et commissionné le Jardin de Pierres d’Andy Goldsworthy pour le Museum of Jewish Heritage. Organisations à but non lucratif, elles n’en ont pas moins à prouver leur succès, chiffres à l’appui, en s’appuyant sur des études d’impact économique mesurant les retombées touristiques d’un projet. On est donc loin de la liberté de manœuvre et d’expression de l’art d’intervention et de l’artivisme (17) des anonymes.
Par rapport à l’ « art public critique » finalement plutôt élitiste que décrit Wodiczko, cet art d’agents secrets, le street art, moins subtil mais plus accessible, est-il celui du peuple, de l’opinion publique ? Si l’on part du principe que toute action dans l’espace public, artistique ou autre, est par nature politique, sa dimension critique n’est pas nécessairement explicite, ou même complètement aboutie : l’art comme outil est peut-être porteur de vérités qu’il ignore.
14 Krzysztof Wodiczko, Art public, art critique, p. 7-8 et citations suivantes
15 Krzysztof Wodiczko, Art public, art critique, p. 9
16 Daniel Buren, Entretiens, p. 83
17 Titre d’un ouvrage de Stéphanie Lemoine et Samira Ouadi, Paris : Editions Alternatives, 2010
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