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1.1.3. Les nouveaux principes idéologiques et déontologiques de l’action humanitaire

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L‘histoire commence formellement au Biafra en 1968 où les jeunes médecins, Bernard Kouchner, ancien responsable de l‘Union des étudiants communistes, et Max Récamier, militant catholique, ont répondu à l‘appel de la Croix-Rouge pour servir dans les hôpitaux de fortune des insurgés ibo(13). Comme, un siècle plus tôt, Florence Nightingale et Henri Dunant, ils y découvrent la réalité de la guerre. Mais il ne s‘agit plus d‘un conflit européen du XIX° siècle.

La guerre du Biafra est une lutte tribale et sans loi. En refusant d‘abandonner leur poste, comme le leur demande la Croix-Rouge qui s‘estime dans l‘impossibilité de poursuivre sa mission, et en témoignant, au mépris de la règle de discrétion que s‘impose l‘organisation de Genève , des atrocités dont ils ont eu le spectacle, Kouchner et Récamier créent, sans en avoir pleinement conscience, un nouveau modèle d‘action humanitaire. La fondation, à leur initiative, en 1971, sous l‘appellation de Médecins sans frontières (M.S.F.), d‘une organisation médicale d‘urgence dessine avec plus de précision que le geste de 1968 les grandes lignes de ce modèle.

Si la charte de l‘association s‘inspire des principes d‘indépendance et de neutralité de la Croix-Rouge, les modalités d‘action se veulent autant de pratiques nouvelles : Les organisations créées dans les années cinquante et soixante donnaient la priorité aux objectifs à long terme liés au développement, M.S.F. met l‘accent sur l‘urgence, sur la capacité de se mobiliser sur les points chauds – guerres, révolutions, cataclysmes naturels , sur le professionnalisme(les médecins y sont plus nombreux que les gestionnaires). La Croix-Rouge fonde son action sur la discrétion (ils soignent et se taisent) et le respect des pouvoirs établis, les M.S.F. recourent à la communication et le devoir d‘ingérence. Dunant avait choisi la neutralité, le sans frontiérisme choisit l‘engagement. Plus nous serons silencieux et plus on nous écoutera, disent les Suisses du C.I.C.R.

Plus nous ferons du bruit et plus on nous entendra, répond Kouchner(14). Le débat est d‘ailleurs loin d‘être clos aujourd‘hui, mais, dans le contexte des années soixante-dix, les choix de Bernard Kouchner et de ses compagnons, lourds de conséquences pour l‘avenir, allaient prendre tout leur sens. Pour les MSF, l‘urgence est considérée comme la multiplication et la dispersion géographique des conflits dans le Tiers Monde remettent en question les méthodes d‘intervention comme l‘idéologie tiers-mondiste elle-même. L‘action humanitaire, identifiée à l‘urgence, retrouve toute son autonomie par rapport à l‘aide au développement et à ses perspectives à long terme.

Il ne s‘agit d‘assurer ni le bonheur des hommes ni leur salut, mais leur survie. La médiatisation sera souvent reprochée aux responsables de M.S.F. Faut-il rappelé ici l‘épisode célèbre du paquebot Île-de-Lumière, affrété en 1979 par Bernard Kouchner pour secourir les boat people ? L‘opération, intitulée ―Un bateau pour le Vietnam‖ et ironiquement rebaptisée ―Un bateau pour Saint-Germain-des-Prés‖, sera à l‘origine de la spectaculaire rencontre de Jean-Paul Sartre(15) et Raymond Aron(16), mais aussi du départ de Kouchner, qui, désavoué, quitte M.S.F. pour fonder Médecins du monde(17).

Le sans-frontiérisme qui est l‘appellation même de Médecins sans frontières sonne comme un défi. La frontière n‘est-elle pas la matérialisation de la distance qui sépare l‘ordre interne de l‘ordre international, la projection dans l‘espace de la souveraineté ? En refusant, au nom de l‘urgence et du devoir d‘ingérence, le cloisonnement du monde par les États, les médecins sans frontières rompent avec la tradition centenaire de la Croix-Rouge et empiètent sur le domaine réservé de la diplomatie. Mais, dans cette démarche novatrice, la subversion de l‘ordre établi, thème cher à la génération de Mai-68(18), a moins de part qu‘une lecture lucide des changements intervenus dans le système international : les conflits mettent de plus en plus rarement aux prises des États, qui ont, au demeurant, perdu le monopole de la violence. Les affrontements internes entre communautés échappent souvent à la rationalité politique et ne peuvent être traités par les moyens de la diplomatie classique.

À l‘heure où les flux transfrontaliers d‘information, de biens matériels ou de populations se généralisent, l‘aide à l‘humanité souffrante peut-elle rester conditionnée par les impératifs du découpage territorial et des souverainetés nationales ? Les principes d‘action humanitaire définis par M.S.F. sont bien une réponse aux questions posées dans ce domaine par la situation mondiale dans les années soixante-dix : dispersion géographique des conflits, impuissance ou indifférence des États, pression d‘une opinion sensibilisée aux violations des droits de l‘homme. Une nouvelle génération d‘organisations – Médecins sans frontières, Médecins du monde, Aide médicale internationale(19), Action internationale contre la faim(20), Équilibre, pour nous en tenir aux seuls exemples français – redonne vigueur et dynamisme au mouvement humanitaire. Le « French Doctor » devient un personnage aussi populaire que pouvait l‘être, dans la première moitié du siècle, l‘infirmière de la Croix-Rouge.

Mais ni le soutien de l‘opinion publique, ni l‘adhésion des artistes et des intellectuels ne confèrent aux French Doctors beaucoup plus de pouvoirs que n‘en avaient les délégués de la Croix-Rouge auprès des dictatures des années trente. Détournement de l‘aide humanitaire en Éthiopie et au Nicaragua, difficultés de coordination avec les gouvernements dans le drame libanais, expulsion de M.S.F. d‘Éthiopie, arrestation par les autorités afghanes de Philippe Augoyard, membre d‘Aide médicale internationale…, les limites de l‘humanitaire sans frontières sont vite atteintes sans le recours à la force du droit. Le moment est venu pour les politiques de prendre le relais.

13 Voir l‘histoire de Médecins sans frontière sur lien http://pharouest.ac-rennes.fr/e290062K/projets/msf/historique.htm l‘Histoire des Médecins sans frontière/
14 Extrait de http://www.oboulo.com/jean-christophe-rufin-piege-humanitaire-10917.html./
« Le piège humanitaire, initialement paru en 1986, est un des premiers ouvrages qui présente un panorama de l’histoire, des acteurs, des situations et des implications politiques de l’activité caritative. Au travers d’une retranscription historique et géopolitique, Jean Christophe Rufin explique, à partir d’exemples concrets et contemporains, comment se passe dans la pratique la rencontre de l’humanitaire et du politique. Il procède à une série d’études de cas comportant toutes les problématiques de l’aide aux guérillas, l’aide en situation de révolution, l’aide à l’occasion de catastrophes que des Etats tentent d’exploiter Par-delà les crises particulières évoquées, c’est le principe d’analyse qui est le véritable sujet : il révèle que les secours d’urgence, dans « des îlots de drame total », sont un extraordinaire enjeu de pouvoir ».
15 Voir la Biographie de Jean -Paul Sartre sur le lien : http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1964/sartre-bio.html,.
16 Voir la biographie de Raymond Claude Ferdinand Aronhttp://www.facebook.com/pages/Raymond-Aron/12813645478?v=info: « né le 14 mars 1905 à Paris et mort le 17 octobre 1983 à Paris, Raymond Claude Ferdinand Aron était un philosophe, sociologue, politologue et journaliste français. D’abord ami et condisciple de Jean-Paul Sartre à l’École normale supérieure, il devient à partir de la montée des totalitarismes un promoteur ardent et rare du libéralisme, à contre-courant de son milieu intellectuel –alors dominant–, pacifiste et de gauche.
17 Voir tous les détails sur l‘Histoire et valeurs historiques de Médecins du Monde sur le lien http://www.medecinsdumonde.org/fr/Medecins-du-Monde/histoire-et-valeurs/Historique « En 1979, des divergences apparaissent à l’occasion de l’opération “Un bateau pour le Vietnam”, Bernard Kouchner défendant l’idée qu’il faut affréter un navire, avec à son bord médecins et journalistes, afin de pouvoir soigner et aussi témoigner des violations des droits de l’homme sur le terrain. Cette opération est jugée trop médiatique par les autres dirigeants : Kouchner et une quinzaine de responsables quittent l’association pour fonder, en mars 1980, Médecins du Monde ».
18 Le nom de « Mai 68 » désigne un ensemble de mouvements de révolte survenus en France, en mai- juin 1968. Ces événements constituent une période et une césure marquantes de l’histoire contemporaine française, caractérisées par une vaste révolte spontanée, de nature à la fois culturelle, sociale et politique, dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l’impérialisme, et, plus immédiatement, contre le pouvoir gaulliste en place. Enclenchée par une révolte de la jeunesse étudiante parisienne, puis gagnant le monde ouvrier et pratiquement toutes les catégories de population sur l’ensemble du territoire, elle reste le plus important mouvement social de l’Histoire de France du XXe siècle.
19 http://www.amifrance.org/-Notre-Histoire-.html: « Dans les années 70 naissait en France une conception nouvelle de l‘aide humanitaire médicale jusqu‘alors représentée par la Croix Rouge Internationale. Cette conception s‘appuie sur deux notions fondamentales : passer outre l‟autorisation des Etats pour aller là où il y a besoin et témoigner des atteintes aux droits de l‟Homme. En 1979, AMI débutait son action colorée à cette nouvelle éthique. Les premières missions auprès des populations civiles soutenant la résistance cambodgienne, laotienne, afghane, kurde montrent que le choix des missions se fait en fonction d‘une situation politique isolant une population opprimée où la situation sanitaire devient dramatique »

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