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1.1 Et Brest devint Brest

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La construction de Brest

Avant de s’intéresser à la théorie définissant Brest comme une ville française en terre bretonne, un rapide historique est nécessaire pour bien comprendre ce qui a fait et ceux qui ont fait cette cité.

Les chercheurs ne possèdent que peu d’éléments témoignant d’une activité dans la région brestoise pendant l’antiquité. Si quelques pièces ou outils (Statères osismes ou haches à douille du Bronze final) découverts dans Brest et sa région démontrent une activité et des origines lointaines, nous pouvons affirmer que seul le castellum(18) romain, présent à l’emplacement du château actuel, témoigne que le site de Brest était une place forte à la période gallo-romaine(19). Lorsque l’on s’intéresse aux lieux des découvertes archéologiques, on constate que les éléments découverts se trouvent à la périphérie de ce que l’on pourrait qualifier de « Brest intra-muros ».

Cette périphérie s’étire de Lambezellec à Guilers le long d’une voie antique allant de Landerneau à la pointe Saint Matthieu. Toutefois, les chercheurs ne savent que peu de choses de la nature et de l’étendue du site brestois pendant la pax romana tant la topographie du site a été bouleversée au Moyen Âge. Il est malgré tout intéressant de s’intéresser aux moyens de communication autour de Brest. Au nord, la voie Landerneau-Pointe Saint Matthieu passe par les lieux actuels de Kervao et Kerléguer avant d’atteindre la vallée de la Penfeld, franchit le ruisseau Tridour et prend la direction de l’ouest à travers les communes de Guilers et Plouzané. Un autre itinéraire vraisemblablement d’origine pré-romaine circule à une plus grande distance encore du centre primitif de la ville. Venant de Plougastell-Daoulas, la voie traverse l’Elorn au Frout, remonte vers le Relecq-Kerhuon et se dirige vers l’ouest en contournant l’agglomération pour aller jusqu’à l’aber Ildut. Sur ce réseau vient se greffer des routes secondaires comprenant au moins deux branches, l’une se dirigeant vers l’est, l’autre vers l’ouest. La première se détache de la voie de Landerneau et entre dans Brest par Kergonan et le Dourjac, l’extrémité de celle-ci se finissant non loin du château. La seconde prend son point de départ sur la rive droite de la Penfeld, quasiment en face de la première, impliquant une traversée de la rivière. Elle se subdivisait après Prat Ledan, le tracé continuant vers l’ouest pour se perdre à Locmaria-Plouzané, la seconde rejoignant la voie principale Landernau-Pointe Saint Matthieu au nord(20). Ces tracés démontrent que l’agglomération brestoise était peu fréquentée et que les populations s’installaient dans la campagne environnante, a proximité des deux voies principales(21).

Il faut attendre le Moyen Âge pour que Brest devienne une place forte maintes fois convoitée. Ravagée par les Normands, la région commence tout juste sa reconstruction à l’aube du XIe siècle. La reconstruction du site de Brest sera l’occasion de renforcer les défenses et cela témoigne de l’intérêt que la citadelle commençait à faire naître chez les stratèges du duché. Le premier fait marquant nous indiquant que Brest, tout au moins son château, fut une place forte est qu’Arthur Plantagenêt, neveu du roi Richard Coeur de Lion, fut mis à l’abri au XIIe siècle au château de Brest par les barons bretons, avant que Philippe Auguste ne l’accueille à sa cour en 1197(22). En 1240, le duc de Bretagne Jean Ier le Roux rachète au comte de Léon Hervé III, alors en désespérance financière, le château, la ville et le port de Brest. Par ailleurs, la totalité de la côte et de l’arrière-pays finistérien était déjà sous son contrôle. Il bénéficiait ainsi d’une place-forte qui protégeait la Bretagne en son occident alors même que la menace que faisait peser sur celle-ci la flotte anglaise s’intensifiait chaque jour.

Le désordre politique apparut au XIVe siècle. En effet, Brest fut disputé, à la mort du duc Jean III de Bretagne. Une guerre de succession fit rage pendant près de vingt-cinq ans sur le duché. Jean III, mort sans héritier mâle, la succession se trouva disputée par son demi-frère, Jean de Montfort, et sa nièce Jeanne de Penthièvre. Sans attendre, Montfort s’empara de Nantes et rejoignit Brest par l’intérieur des terres.

Après trois jours de siège, la place tomba et Montfort s’embarqua pour l’Angleterre, reconnaissant Edouard III d’Angleterre comme roi de France, tandis que Philippe VI donnait le duché de Bretagne à Charles le Blois. Ce dernier arrêta Monfort lors de son retour en France mais, pendant sa captivité, son épouse, Jeanne de Flandre, promis à Edouard III de mettre à sa disposition toutes les places bretonnes qui pouvaient lui être utile. Ce dernier fit donc installer des troupes anglaises au château de Brest dès 1342.

Après la réconciliation franco-bretonne de 1381, les Anglais refusent de quitter la place. Brest sera finalement restitué à Jean IV contre une forte somme d’argent en juin 1397. Ainsi, pendant plus de 50 ans, Brest fut citadelle anglaise. Par la suite, la ville ne prospère que très peu. Si le château s’adapte aux nouvelles technologies, la commune ne s’étend que très lentement. Pendant la guerre entre la France et la Bretagne qui lutte pour préserver son indépendance, la forteresse est prise par les Français en 1489. Charles VIII profite pour y installer de puissantes forces. La fin du XVe siècle marque le divorce entre le domaine civil et le domaine militaire car l’idée d’une importante flotte installée à Brest est à l’étude. Ce projet sera reportée en raison du déclenchement des guerres de Religions(23).

Il faudra patienter un siècle pour que Brest se voit élevée au rang de ville. En 1550, René de Rieux succède à son frère Guy de Rieux à la fonction de gouverneur de Brest et poursuit sa ligne en restant fidèle au roi de France. Brest devint alors la seule ville de Basse-Bretagne à soutenir le souverain Français. En récompense de cette fidélité, ce dernier confère le droit de bourgeoisie aux habitants de Brest et leur permet d’élire un maire et deux échevins, par lettre patentes du 31 décembre 1593.

Malgré cette promotion au rang de ville, Brest reste une cité de taille très modeste, ne comptant pas plus de 1 500 âmes en 1600. Ce fait conduit même au transfert de la justice royale à Saint-Renan. La ville va véritablement s’engager vers une extention avec l’arrivée de Louis XIII et son ministre Richelieu. En effet, ce dernier va poser les premières pierres d’un port militaire d’une envergure nationale.

Après avoir obtenu le pouvoir absolu sur la Marine en regroupant sous son autorité les trois amirautés indépendantes et concurrentes qui existaient alors, il commande une tournée d’inspection des ports de l’Atlantique après la guerre contre l’Angleterre de 1627-1629. Richelieu va favoriser Brest en lui accordant quatre fois plus de crédits que les ports du Havre et de Brouage, permettant l’édification du port militaire. L’arsenal va alors prendre forme et les installations militaires vont fleurir dans Brest (forge, corderie, magasins, dépôts, etc.). Cela étant, à la mort de Richelieu, Mazarin ne poursuit que faiblement la politique de son prédécesseur. Brest retombe alors dans une torpeur que seul Colbert arrivera à dissiper à partir de 1661.

Conscient de la place stratégique qu’occupe la cité sur l’Atlantique, ce dernier va réclamer le rattachement des deux rives car, selon lui, si le côté brestois est imprenable par la mer, il en est tout autre par la terre, les ennemis pouvant y entrer en traversant la Penfeld côté Recouvrance. Louis XIV ordonne alors, par lettres patentes en juillet 1681, le rattachement des deux rives. Sur le papier, Brest et Recouvrance ne font plus qu’une seule et même ville. Le roi va alors autoriser la ville à percevoir des droits d’octroi sur le vin entrant à Brest, la dote de foires et marchés et lui restitue le siège de la justice royale. Toujours afin d’améliorer les défenses de la cité, Vauban, commissaire aux fortifications, est envoyé à Brest en 1683 pour moderniser les fortifications existantes, érigées sous l’ingénieur Sainte-Colombe. Il va alors encercler les deux rives à l’aide d’importants remparts et va adapter l’architecture du château pour permettre l’installation d’une grosse artillerie. Il ajoute aussi les portes du Conquet à l’ouest et de Landerneau à l’est. La ville commence à se développer dans les espaces laissés libres par Vauban en raison de l’irrégularité du terrain.

Devant l’anarchie de ce développement, ce dernier va tracer un plan régulateur dont le fil rouge est de permettre une parfaite circulation des militaires comme des civils.

Il quadrille l’espace libre et détermine de grands axes urbains. Toutefois, devant l’augmentation importante de la population, ces efforts restent insuffisants. Sous le règne de Louis XIV, le nombre de Brestois passe de 1 500 à 15 000 habitants et la cité connaît une crise du logement sans précédents. L’expansion rapide de Brest et sa démographie galopante occasionne un surpeuplement important, accentué par le cantonnement des gens de guerre. Cette situation entraîne des conditions d’hygiène déplorable, ce qui favorise la prolifération des maladies épidémiques et implique un taux de mortalité particulièrement élevé (décès supérieur aux naissances de 1683 à 1686). Afin de résoudre ce problème de logement des travailleurs, l’architecte Bedoy va commencer la construction du quartier populaire de Keravel sur les terrains achetés par le roi en 1636. Ce nouveau quartier, situé à l’intérieur des remparts, permet de fixer une population qui habitait jusqu’alors à l’extérieur de la ville, sur les communes de Lambézellec, Bohars ou Gouesnou.

Dès lors, Brest ne va pas cesser son expansion. Une école de médecine navale sera créée en 1740, formant de nouveaux médecins contribuant à une nette amélioration sanitaire de la ville, même si celle-ci ne fut pas extraordinaire. Par ailleurs, cette école ne soigne pas que les militaires mais aussi les ouvriers de l’arsenal et leurs familles, ce qui demande au praticiens d’avoir une grande polyvalence. En 1742 et 1744, deux incendies vont détruire plusieurs édifices brestois. Ce drame va entraîner un programme de reconstruction – le premier – et l’architecte Antoine Choquet de Lindu va en profiter pour moderniser le port et la ville. Ses imposants et majestueux édifices vont progressivement sortir de terre et dominer les deux rives de la Penfeld. La liste de ses constructions, allant du dépôt de munition à l’église des jésuites, en passant par des bâtiments administratifs et militaires, serait trop longue pour en faire ici l’énumération. Cependant, malgré la majestuosité des édifices, Choquet de Lindu sera souvent critiqué pour l’austérité de ses bâtiments.

Cette période relativement calme pour l’arsenal verra l’apparition de l’Académie de Marine, dont le rayonnement sera rapidement national, voire même international. Pendant ce siècle des lumières, de jeunes érudits vont prendre l’habitude de se retrouver pour parler de sujets divers concernant la Marine tels que l’organisation militaire, la construction des vaisseaux, etc. La société, dont les membres sont autorisés à siéger à l’Académie des Sciences, va entreprendre d’ambitieux travaux dont la rédaction d’une encyclopédie de Marine qui abordera toutes les branches des sciences nautiques. Toutefois, le seul et unique volume sera publié en 1773, ces travaux étant définitivement suspendus en 1790. En 1778, Louis XVI soutient les Etat-Unis dans leur guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne et dispose d’une flotte qui peut enfin rivaliser avec la flotte Britannique.

Brest devient alors port d’armement et les mouvements de troupes et de population s’intensifient. Au côté des 30 000 habitants brestois s’animent jusqu’à 20 000 marins et 6 000 soldats. En raison de son rôle stratégique dans la guerre d’indépendance, Brest est à cette époque une destination à la mode pour l’aristocratie européenne. A la veille de la révolution, Brest est au sommet de sa gloire. Elle va toutefois rentrer dans le XIXe siècle en retrouvant une léthargie toute relative en raison du blocus britannique de 1800 qu’elle va subir de plein fouet, l’Empire favorisant alors les ports de Cherbourg et de la Mer du Nord. Brest va devenir alors un port de second ordre. Si la ville reste, en ces débuts du XIXe siècle, une grande ville de 26 000 habitants, elle va perdre son lustre et même sa raison d’être années après années.

L’utilisation du mot « colonie »

Brest fut qualifiée de ville coloniale par différents auteurs et personnalités du XIXe siècle avant même que ce fait supposé soit théorisé par Yves Le Gallo à la fin des années 1960. Toutefois, ces différents auteurs n’avaient pas forcément la même définition du mot colonie. Après avoir fait un relevé, bien loin d’être exhaustif, de l’utilisation de ce terme dans la littérature et la correspondance du XIXe siècle, nous aborderons la signification de ce terme pour ceux qui l’employaient.

Le terme colonie revient très souvent dans la correspondance du XVIIIe et du XIXe siècle. L’intendant de la Marine basé à Brest décrit la ville au ministre, le 15 octobre 1724 :

« La ville de Brest doit être regardée, Monseigneur, comme une colonie nouvelle, dont la plupart des habitants sont des provinces éloignées et qui, par leurs emplois dans la marine et leurs métiers pour ce service, ont été attirés dans Brest, et s’y sont établis.(24) »

Le commandant de la Marine Bernard de Marigny explique, dans une lettre adressée au ministre le 16 novembre 1791, que « Brest est peut-être l’endroit du royaume où il se trouve le plus de têtes exaltées. Brest est une espèce de colonie dont les habitants réels seraient et sont naturellement bons, mais qui sont en quelque sorte maîtrisés par l’effervescence d’une foule d’externes qui profitent de la révolution pour jouer un rôle, et qui, n’ayant rien à perdre, espèrent toujours pouvoir retirer quelque avantage du désordre.(25) » En 1800, le Préfet Maritime Caffarelli adresse au Premier Consul une correspondance en ces termes :

« Brest est une colonie peuplée de gens à la marine. Les trois-quarts de la population sont ouvriers ou employés du port. Tout cela a femme, et enfants en abondance. Si je supprime 2 à 3 000 ouvriers, je réduis la misère à ce monde-là.(26) »

Il écrira au ministre quatre ans plus tard, lui expliquant que « Brest ne présente […] pas un tableau dangereux. Je dis plus, on peut être assuré qu’il n’y arrivera rien qui trouble la tranquillité publique […]. Si l’esprit public ne se développe pas beaucoup ici par son enthousiasme dans les circonstances importantes, il n’est pas non plus capable de se porter à des sentiments ou à des actions criminels. Cette ville est une colonie, dont les membres, fort hétérogènes entre eux, ne peuvent être influencés par un même esprit qu’autant qu’il est commun à chacun d’eux.(27) »

Ainsi, pour les gradés et hauts responsables administratifs de l’État présents à Brest, la ville est une colonie ou, pour les plus nuancés, une « sorte de colonie ». Ils confirment leurs dires en exposant l’aspect cosmopolite de la ville. S’il est vrai que l’on observe une forte population flottante à Brest tout au long du XIXe siècle (25 001 individus pour une population municipale de 36 155 personnes établies à l’année au recensement de 1851), on observe qu’il n’y a que très peu d’étrangers installés durablement à Brest(28) (36 128 français pour 31 étrangers pour ce même recensement).

Aussi, on trouve, dans certains ouvrages du XIXe siècle, des descriptions de Brest dans lesquelles les auteurs utilisent le terme colonie. Emile Souvestre, par exemple, rédige un descriptif de la ville en 1841 :

« Quoique située à l’extrémité de la Bretagne, la ville de Brest n’est pas une ville bretonne : c’est une colonie maritime composée d’habitants de toutes les provinces de la France, et dans laquelle s’est formée je ne sais quelle race douteuse sans caractère propre et sans aspect spécial. L’observateur attentif peut bien découvrir, dans cette population habillée de toile cirée et de cuir bouilli, qui vit les pieds dans l’eau et la tête dans les brumes, quelque chose des durs garçons de l’Armorique(29) ; mais ce n’est qu’une trace fugitive.(30) »

Plus loin, il tente de dresser un portrait de la population brestoise, expliquant que «[…] si la vue du port n’éveilla point chez moi l’admiration qu’il méritait, en revanche, l’aspect de la population brestoise me causa une singulière surprise. Je trouvais là un peuple chez lequel je cherchais en vain un type national, et qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. Ce n’était ni des Européens, ni des Asiatiques, ni des Africains ; c’était quelque chose de tout cela à la fois. Brest avait tant reçu dans son port de ces grandes escadres, sur lesquelles naviguaient des renégats de toutes les nations, que le libertinage avait confondu tous les sangs de la terre. Son peuple présentait je ne sais quel indéfinissable mélange de toutes les couleurs et de toutes les natures […](31) »

Ce portrait que dessine Emile Souvestre est fort peu avantageux pour les Brestois, ceux-ci étant représentés tels des bâtards issus de renégats dont le sang s’est mêlé maintes et maintes fois. Ici, Emile Souvestre, en 1841, se remémore la ville qu’il a connu en 1789, alors qu’elle était à l’apogée de son activité et qu’une grande population flottante fréquentait Brest. Edouard Vallin décrit la ville lui aussi en utilisant le terme colonie en 1859 :

« Brest n’est pas une ville de Bretagne, c’est une colonie maritime peuplée de soldats, de marins et de marchands de tous les pays ; en un mot, c’est une vaste hôtellerie ouverte aux voyageurs sur la grande route du monde qu’une de ces cités antiques, riche en souvenirs poétiques ou en monuments mystérieux du passé qui s’élèvent encore aujourd’hui sur le vol de la vieille Armorique. Brest est née d’hier.(32) »

Daniel de Proxy fait également partie de ceux qui usent du terme colonie et indique que « Brest n’est plus en réalité une ville bretonne. Elle n’a plus rien du cachet féodal qui caractérise encore la plupart des cités intérieures du vieux duché. Elle n’a pas, comme Rennes, comme Guingamp, comme Saint Pol de Léon, ce cachet aristocratique et monacal qui leur donne quelque chose de raide et guindé. C’est une véritable colonie où les habitants se renouvellent sans cesse. Sa population est comme la mer qui baigne ses rivages et dont un flot chasse l’autre en effaçant sa trace.(33) ». Il souligne aussi que « Brest est depuis longtemps une ville toute française. […] une colonie maritime où sont venus habiter les gens de tous les pays […] Personne ne parle plus breton à Brest.(34) »

Nous retrouvons dans les ouvrages du XIXe, dont quelques extraits ont été rapportés ici, la rhétorique utilisée par les auteurs de la période romantique. Ainsi, même si ces descriptions de Brest sont précises et abondent dans le même sens, l’aspect romanesque de ces représentations nous demande de faire preuve de prudence. Ces récits ne correspondent pas à des écrits ethnographiques comme l’a pu faire – tout du moins s’en approcher – Jacques Cambry en 1794(35). Toutefois, la majorité des auteurs sont d’accord pour affirmer qu’il existe une colonie maritime ou militaire. Si l’on considère que l’arsenal et les quais de la Penfeld sont propriétés de l’État, on peut affirmer en effet qu’il existe un territoire français, voire une colonie, dans l’enceinte de la ville de Brest. Toutefois, le terme de colonie est-il adapté pour qualifier la cité dans son intégralité ?

La colonie selon Yves Le Gallo

Brest, colonie française en terre bretonne a été théorisé à la fin des années 60 par Yves Le Gallo, dans sa thèse de troisième cycle intitulée Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique par l’imprimerie de Cornouaille à Quimper (1968 – 2 tomes).

L’ouvrage tout entier (deux volumes) traite de la bourgeoisie brestoise sous la Monarchie de Juillet et, au-delà d’identifier cette bourgeoisie, il tente de dresser le portrait social de Brest dans cette première moitié du XIXe siècle. Le premier tome traite de l’analyse à proprement parler et est découpé d’une façon très conventionnelle, comprenant tout d’abord les éléments extérieurs au plan et utiles à la lecture, à savoir un avant-propos, les sources, la bibliographie, les illustrations, les index et la table des matières. Le plan est découpé en neuf parties différentes mais seules trois d’entre elles bénéficient de sous parties : Brest colonie française en terre bretonne, la bourgeoisie militaire et la bourgeoisie civile. Le second tome, quant à lui, restitue le corpus annoté et la conclusion générale. Yves Le Gallo est par ailleurs reconnu pour son travail de recherche sur l’histoire de Brest et a été professeur à l’Université de Bretagne Occidentale. Son travail gravite autour d’une chronique des années 1844 et 1845 dont l’auteur est Jean-François Brousmiche, « petit bourgeois Brestois ». Ce texte est détenteur de près de 270 noms d’individus, acteurs de la bourgeoisie brestoise. Yves Le Gallo a alors retrouvé la trace et cerné l’existence de la majorité d’entre eux, grâce notamment aux dossiers personnels conservés au Service Historique de la Marine, et a dressé un portrait social de cette bourgeoisie. Certains points de cette théorie exposés ici seront toutefois nuancés et discutés dans une seconde partie.

Pour lui, Brest est une ville coloniale se définissant par différents aspects. Tout d’abord, la cité est coloniale au sens militaire du terme. En effet, Brest est une ville close, une cité entourée de remparts. Cet aspect, pour Yves Le Gallo, rend la ville fermée au monde bas-breton qui l’entoure. Il met aussi en évidence le fait qu’un quart de la population intra-muros est une population sous tutelle directe des militaires (les chiourmes) en 1826. Elle se décompose comme suit, exception faite des 2 000 ouvriers du port habitant dans un rayon d’une lieue autour de la ville(36) :

Habitants………………………………. 28 000
Hospice civil…………………………. 311
Garnison………………………………. 2 815
Marine…………………………………. 3 592
Chiourmes……………………………. 2 800
Total………………………………….. 37 518

Il indique aussi que « détachée en avant-garde au cap ultime du monde occidental, la ville a le sentiment d’être revêtue d’une éminente dignité, du fait de la vocation à la guerre, de la puissance militaire et de l’exceptionnelle valeur du matériel entreposé.(37) » Ainsi, l’aspect fermé de Brest la rend différente de l’univers bas-breton dans lequel elle est ancrée. Notons que la ville de Lorient, dont la structure militaire s’apparente à celle de Brest, était aussi une cité fortifiée mais n’a jamais été qualifiée de ville coloniale.

Selon Yves Le Gallo, la ville de Brest apparaît également coloniale car elle représente un îlot linguistique et il argumente de deux façons. Il met tout d’abord l’accent sur le fait que Brest ne fait pas partie des paroisses en Plou-, Guic-, Lan-, Tre-, Loc-, Les-, dont le réseau s’étend dès le glacis des remparts jusqu’aux rivages de la Manche et aux limites de la Basse-Bretagne et « dont les bourgs, hameaux et fermes isolées demeurent fidèles à l’idiome « celto-armoricain »(38) », appuyant ses dires en citant Gilbert Villeneuve, avocat brestois :

« La difficulté bien grande résultant de la différence des langues se perpétue et étend sa triste influence jusque sous les murs de la ville, et même dans son enceinte […]. Ainsi une simple muraille sépare l’excès de l’ignorance et de la superstition, du luxe et du raffinement de la civilisation et de ses abus.(39) »

Yves Le Gallo rajoute que « […] le français bénéficie, dans l’ensemble de cette ville de fonctionnaires et de salariés de l’État, du prestige qui s’attache à la langue des autorités, de l’administration et de la bourgeoisie.(40) ». Brest, îlot francophone dans un océan de breton, sera longuement discuté tout au long de ce présent travail de recherche et fera l’objet d’une étude plus approfondie dans une seconde partie.

Coloniale, Brest le serait aussi au niveau religieux. En effet, la ville – tout du moins la rive gauche – connaîtrait un anticléricalisme véhément. Yves Le Gallo argumente en citant plusieurs événements. Tout d’abord, le curé de Saint-Louis, M. Le Bescond de Coatpont, supplie son évêque en 1811 de le retirer de la ville : « Je doute qu’il y ai dans votre diocèse une cure plus difficile à gouverner et qui donne plus d’embarras et moins de consolations.(41) » Les autorités religieuses, refusant la sépulture ecclésiastique aux militaires tués en duels, se confrontent à des cérémonies sacrilèges en 1819 et 1821. Dans les deux cas, les autorités civiles ou militaires n’ont pas jugé bon d’intervenir, observant même une « passivité quasi complaisante ». En octobre 1819, Mgr Dombideau de Crouseilhes a été obligé de mettre un terme à la Mission prêchée par les Jésuites de Laval. En 1826, une autre mission fut mise en danger par une rébellion organisée par la bourgeoisie anticléricale (pour la plupart des individus appartenant au commerce intermédiaire, gros marchands ou négociants). Cette fois, les autorités feront preuve de fermeté, le jubilé se poursuivant et les meneurs traduits devant la justice.

Selon Yves Le Gallo, à la « passion anticléricale » s’associent étroitement les opinions libérales. Alors qu’en France, deux partis bien tranchés, le parti libéral (ou bonapartiste) et le parti royaliste, s’affrontent à la fin du règne de louis XVIII, le docteur Charles Pellarin, ancien élève de l’École de Brest, détaille la division politique de la ville, soulignant que « nulle part cette scission n’était plus prononcée qu’à Brest, où d’ailleurs le premier parti l’emportait immensément dans la population et même parmi les fonctionnaires de Marine. […] Cette division en deux partis se retrouvait jusque dans le corps des officiers de Santé de la Marine : au sommet de la hiérarchie s’entend, car les grades inférieures appartenaient à la nuance ardente du libéralisme. Quelques jeunes chirurgiens avaient même été un peu affiliés aux ventes du carbonarisme(42), et ils s’étaient trouvés en rapport, au moins indirect, avec le général Berton et le docteur Caffé qui payèrent de leur tête la conspiration antibourbonnienne de Saumur(43), en 1822.(44) »

Bien d’autres exemples viennent étayer le sentiment anticlérical de la population brestoise(45). On peut souligner que le gouvernement de la Restauration a dépêché à Brest des troupes étrangères pour renforcer la garnison, tout d’abord un régiment suisse en 1823, puis le régiment de Hohenlohe, composé d’Allemands, d’Italiens et de Portugais. Les idées libérales ne continuèrent pas moins leur prolifération dans la population.

Afin de dresser un portrait de la population brestoise, Yves Le Gallo, à partir des écrits de Brousmiche et des recensements nominatifs de la population, a mis en évidence un coefficient d’anthroponymie basse-bretonne, c’est-à-dire le rapport approximatif de la masse des individus d’origine ou de vieille implantation basse bretonne à l’ensemble de la population. Les résultats de cette étude montrent que les métiers qui requièrent un capital intellectuel (commerce, longue études, compétences techniques) sont peu pratiqués par la population bretonne. Par contre, cette population est massivement présente dans les effectifs de l’arsenal, tout comme au Magasin Général de Brest, où l’on trouve, pour 882 ouvriers, 671 individus nés dans le département du Finistère, 128 nés en Bretagne (hors Finistère) et seulement 83 hors de Bretagne. Au total, à ne prendre en considération que Brest (hors Recouvrance), sur 1074 noms inscrits sur la liste des électeurs municipaux en 1847, 229 sont bretons, soit un coefficient anthroponymique de 0,21. En se basant sur ces chiffres, nous pouvons, en effet, voir la ville de Brest telle une colonie française.

Toutefois, nous aurons l’occasion de reparler de cette étude en abordant la méthode utilisée et la pertinence des résultats.

Yves Le Gallo insiste aussi sur la dualité entre ce qu’il appelle la ville et la « brousse » pour confirmer sa théorie. En effet, la bourgeoisie brestoise aurait exprimé un profond mépris pour le pays qui l’entourait et dont elle ne connaissait, en règle général, ni la langue, ni les moeurs, les caricaturant parfois jusqu’à l’extrême. C’est ainsi que parmi les paysans bas-bretons, « ignares et grossiers, livrés à la superstition(46) », se trouvent les naturels du pays Pagan(47), peut-être les pires d’entre tous. Nous trouvons par exemple dans La guêpe, un journal anticlérical paru à Brest entre 1818 et 1819, des descriptions des Paganis(48), expliquant que se sont « des espèces de sauvages à moitié nus, qui pillent et massacrent les naufragés que les coups de vent jetaient sur leur passage.(49) » Aussi, le quartier de Recouvrance, où la population bretonne était vraisemblablement la plus importante, même si elle reste difficile à quantifier de manière précise, était lui aussi victime d’une certaine condescendance, comme l’exprime Max Radiguet, cité par Yves Le Gallo :

« Recouvrance exhalait je ne sais quels effluves du temps passé… Recouvrance restait vieille sans être antique… Moeurs, langue, costume y étaient surannés ; elle conservait des traditions rances […] tandis que Brest, vierge folle, sans se soucier de sa lampe éteinte, de son jupon de bure jeté depuis longtemps à la borne et de sa coiffe livré à tous les vents […] courait à ces fêtes de la vie que l’Église nomme les pompes et les oeuvres de Satan…(50) »

Tout ceci tend à démontrer que Brest jouit d’un sentiment de supériorité, s’illustrant par une condescendance et un mépris pour les bas breton en général et les paysans en particulier. Ce qui est breton n’est pas Brestois est un adage que l’on peut encore entendre au jour d’aujourd’hui.

Coloniale, Brest le serait dans son économie, se traduisant par l’absence totale d’industrie manufacturière et la dépendance à l’égard de l’État. L’armoricain, journal brestois, explique que « la Marine militaire est aussi nécessaire à la prospérité de Brest que la Marine marchande l’est à la prospérité du Havre et de Bordeaux. Brest, situé aux confins de la France, privée d’une rivière navigable qui puisse lui servir de communication avec l’intérieur et approvisionner des centres de consommation, Brest n’a d’autre élément de richesse que le Budget de la Marine.(51) ». Selon Yves Le Gallo, la logique est respectée : « La France a créé Brest, enfant qui n’a pas demandé à naître. Elle ne pouvait d’ailleurs pas ne pas le faire. Un contrat tacite s’est donc établi à l’origine. L’État doit en respecter scrupuleusement les termes, ce qui, d’une part, est une bonne morale, ce qui, d’autre part, est conforme aux intérêts de la nation.(52) ». Il qualifie ce contrat tacite dont il fait allusion ici de Pacte colonial, dont le bagne de Brest lui-même en sera l’un des exemples les plus probants.

18 Le mot latin castellum désigne dans l’antiquité romaine deux constructions : le castellum militaire, fortin intégré dans un système de fortification, et le castellum divisorium, château d’eau recevant l’eau en provenance de l’aqueduc avant sa redistribution dans la ville par le réseau de canalisations. Brest ne possédant pas d’aqueduc, il s’agit bien ici de la vocation militaire du terme.
19 P. Galliou et J.-Y. Eveillard, Aux origines de Brest, dans Histoire de Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest, 2000, p. 21
20 P. Galliou et J.-Y. Eveillard, Op. cit. p. 22, 23
21 Cf. Carte des itinéraires supposés romains en annexe
22 P. Galliou, Histoire de Brest, collection Les Universels Gisserots, Jean-Paul Gisserot, Luçon, 2007, p.22
23 A. Hascoët et M. Kerdraon, Brest en 100 dates, Alan Sutton, Saint-Avertin, 2012, p.15
24 Lettre de l’Intendant de Marine au Ministre, 15 novembre 1724, Y. Le Gallo, Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, publiée avec le concours du CNRS, imprimerie de Cornouaille, Quimper, 1968, p. 37
25 Lettre du Commandant de la Marine au ministre, Y. Le Gallo, op. cit. p. 37
26 Lettre du Préfet Maritime Caffarelli au Premier Consul, 17 octobre 1800, Y. Le Gallo, op. cit. p. 38
27 Lettre du Préfet de Marine Caffarelli au ministre, 27 février 1804, Y. Le Gallo, op. cit. p. 38
28 Recensement de la population en 1851, Archives Municipales et Communautaires de Brest, cote 1F7. Nous aurons l’occasion de développer l’analyse de la démographie Brestoise dans une autre partie.
29 Potr kallet an Arvorig, proverbe breton
30 E. Souvestre, Mémoires d’un sans-culotte bas-Breton, Meline, Cans & Cie, Bruxelles et Leipzig, 1841, p.303-304
31 E. Souvestre, op. cit. p. 309-310
32 E. Vallin, Voyage en Bretagne, Finistère, Comptoir de la librairie de province, Paris, 1859, p. 148, Sources Bibliothèque Nationale de France, via Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105374d
33 D. De Proxy, Brest, Oberthur, Rennes, 1857, p. 116
34 D. De Proxy, op. cit. p. 126
35 J. Cambry, Voyage dans le Finistère, Imprimerie-librairie du Cercle Social, Paris, 1795
36 Y. Le Gallo, Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, publié avec le concours du CNRS, imprimerie de Cornouaille, Quimper, 1968, tome 1, p. 43
37 Y. Le Gallo, op. cit. p. 43
38 Y. Le Gallo, op. cit. p. 44
39 Y. Le Gallo, op. cit. p. 44
40 Y. Le Gallo, op. cit. p. 45
41 Y. Le Gallo, op. cit. p. 45
42 Société secrète fondée en Italie au début du XIXe qui combattait pour la liberté nationale et la défense des idées révolutionnaires, luttant contre Napoléon puis contre les souverains italiens, en faveur du libéralisme et de l’unité de l’Italie. Ici, il s’agit d’une société du même type que la précédente, créée en France sous la Restauration, afin de lutter contre les Bourbons.
43 Sur la conspiration de Saumur, voir E. Guillon, Les complots militaires sous la restauration, Plon, Paris, 1895
44 C. Pellarin, Souvenirs anecdotiques, Médecine Navale, Saint-Simonisme, Chouannerie, Librairie des sciences sociales, Paris, 1868
45 Voir Y. Le Gallo, op. cit. p. 48-50
46 Y. Le Gallo, op. cit. p.63
47 De la baie du Vougot à celle du Goulven, comprenant les communes de Guisseny, Kerlouan, Brignogan et Plounéour-Trez.
48 Habitants du pays Pagan.
49 La Guêpe, ouvrage moral et littéraire, Anner, Brest, 1818-1819
50 Y. Le Gallo, Recouvrance, Les amis de Recouvrance, Brest, 1988, p. 33. Extrait de M. Radiguet, A travers la Bretagne, souvenirs et paysages, 1865.
51 L’armoricain, août 1833.
52 Y. Le Gallo, Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, publié avec le concours du CNRS, Imprimerie de Cornouaille, Quimper, 1968, p. 67

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