Gagne de la cryptomonnaie GRATUITE en 5 clics et aide institut numérique à propager la connaissance universitaire >> CLIQUEZ ICI <<

1 Un instant, un lieu

Non classé

1-1 Un instant, hors du temps :

Entre la survenue du décès et le transport du corps, le temps imparti est d’une durée plus ou moins longue, selon le souhait des proches de rester auprès du défunt.

Bien que limité, cet instant peut paraître durer une éternité. Certaines familles relatent très bien cette notion d’un moment qui semble se figer, se cristalliser, autour de cette scène si intense.

L’écoulement des minutes n’a plus de prise sur le proche, en total décalage avec ceux qui l’accompagnent.

Concernant le choc initial qu’est l’annonce du décès, Alain de Broca évoque un « instant d’éternité. (1)»

Le proche endeuillé semble être placé hors du temps, dans une autre dimension. Les repères temporels s’estompent, et le proche n’a plus la même perception du temps que les soignants.

1-2 Un instant, entre deux :

Le patient, vient de s’éteindre, quittant le monde des vivants. D’un monde à l’autre.

Le monde du soin va se retirer dans quelques heures à peine, laissant place au monde du rituel.

Entre l’avant et l’après, cet instant marque une totale transition : Tout se mélange, les pensées vaporeuses du proche se tournent vers les souvenirs, l’avenir, l’instant présent. Tout s’enchevêtre si vite, une brume mêlant ces images. Il revoit défiler les images antérieures, le passé lointain, puis la valse incessante des soins, et se projette subitement, percevant l’avenir sans celui qu’il aime tant :

« Adieu pour toujours, ou à jamais ! Comment l’écho poignant de ces paroles remplira-t-il le désert infini du temps ultérieur qui commence ce soir ? Pourrons-nous peupler l’immensité de notre solitude quand l’être aimé nous aura quittés ? L’homme au bord du néant voudrait rattraper in extremis cet instant ultime, cet instant béni qui coule dans le lac obscur. (2)»

Son regard se pose sur celui qui n’est plus, essayant de retenir la vue de celui qui bientôt aura totalement disparu :

« Le corps du mort, qui n’est jamais seulement ce corps inanimé, est le lieu ou se confondent les temps d’un « encore ici » et d’un « plus jamais là (3)»

En cet instant transitoire, la présence du proche est précieuse. Les minutes auprès de l’être cher sont désormais comptées. Et bien que cet instant soit douloureux, son caractère éphémère lui donne une indéniable intensité.

1-3 Un instant soumis aux réalités matérielles :

Dans les heures qui suivent le décès, les proches sont dans l’obligation de prendre plusieurs décisions, et de réaliser un certain nombre de démarches.
Ils peuvent se sentir bousculés par ces différentes obligations à prendre en compte.

En premier lieu, il leur incombe de contacter le médecin, afin de constater le décès. Celui-ci doit attester qu’il n’y ait aucun obstacle au transport du corps, (problème médico-légal, maladie contagieuse, corps en mauvais état de conservation.) Cela peut être effectué par un autre médecin que celui ayant suivi le patient.

La famille doit dès lors envisager le transport du corps en chambre funéraire, et contacter l’entreprise de pompes funèbres de son choix. Elle a la possibilité de garder le défunt au domicile plus ou moins longtemps, selon son désir.

Se pose ensuite la question de la religion, et des rites qui y seront associés. Selon l’appartenance du défunt à une communauté religieuse, l’organisation sera différente.

Les proches sont donc soumis à ces contingences matérielles, et des démarches administratives, dans un instant qui ne s’y prête peu, car ils sont absorbés par la peine et l’émotion.

1-4 Un lieu d’intimité :

La famille vit le décès d’un proche au cœur même de son lieu de vie, témoin de son histoire, de son passé. Lieu familier, intime, il incarne l’identité à part entière, se voulant sécurisant, rassurant.

« Ce lieu d’intimité s’organise autour de fonctions symboliques, qui renvoient le sujet aux balbutiements de son histoire et aux multiples agencements de l’intimité. (4)»

La mort d’un proche ayant souvent lieu en structure de soins, elle reste la plupart du temps tenue à distance, et n’est que rarement intégrée à la vie d’un foyer.

Bien qu’une grande majorité de français émette la volonté de vivre ses derniers instants de vie à domicile (5) , cela est rarement le cas, une hospitalisation précédant bien souvent le décès.

En effet, la proportion de personnes hospitalisées passe du simple au double le mois précédant la survenue du décès (6). En 2009, seuls 27% des décès eurent lieu à domicile, contre 59,5 % en structures hospitalières, et 12% en maison de retraite (7).

La mort est donc peu présente au sein des foyers :

« Lorsque le plus grand nombre vivait à trois générations sous le même toit, dans la même maisonnée, tous les membres de la famille et en particulier les enfants, vivaient avec leurs malades, assistaient au vieillissement progressif des aïeux puis à leur mort et tout ce qui l’entourait. Maintenant que l’immense majorité des familles ne comporte plus que deux générations on ne vit plus la mort chez soi. (8)»

1-5 Un instant, un mystère :

« Il n’est pas certain que l’homme soit immortel, mais il n’est pas certain non plus qu’il ne le soit pas »Vladimir Jankélévitch (9)

En se réunissant auprès du défunt, les proches et l’infirmier se trouvent ensemble face à la mort, mais également face au mystère que celle ci représente pour chacun.

Ce mystère commun, inhérent à leur condition d’être humain, efface toute différence entre soignant et soigné, infirmier et famille. L’universalité de la condition humaine se trouve pleinement présente en cet instant.

Ce partage si rare, si précieux, fait toute l’intensité de ce temps particulier, suspendu.

Face à l’inconnu, convictions et doutes se rejoignent, autour de cet après qui nous échappe, et au sujet duquel chacun élabore en secret suppositions, idéaux, croyances, désirs ou espérances :

« Cette espérance ne serait pas nécessaire si l’idée de l’immortalité était parfaitement rationnelle ; elle serait impossible si la certitude de l’anéantissement nous condamnait au désespoir…Heureusement pour nous l’anéantissement non plus n’est pas une évidence…Aussi n’est il pas exagéré de dire que l’inintelligibilité du néant est notre plus grande chance, notre mystérieuse chance. (10)»

Ainsi, entre intolérable incertitude ou croyance aveugle, les regards se croisent, se rassurent, se réconfortent.

S’y hasardent parfois les mots, fragiles, incertains, prononcés de manière vive, emportée, ou au contraire choisis de façon réfléchie.

Jamais connaissance et méconnaissance ne se mêlent et s’entrecroisent avec autant d’ardeur que dans cet instant :

La connaissance de la mort, dans sa réalité, sa matérialité, son inéluctabilité. Elle s’impose, présente, connue, et reconnue.

Mais aussi la méconnaissance de son sens, de sa signification, de ce qui éventuellement lui succède.

Intolérable fin pour certains, passage, transition, changement de dimension pour d’autres : sciences, religions, ne peuvent répondre au questionnement éternel de l’être humain levant les yeux au ciel en attente de réponse sur la réalité de son existence.

Le prêtre Bernard Feillet évoque un aspect de la théologie, qui est celui du manque. En effet, d’après lui, aucune religion ne peut affirmer l’existence d’une vie éternelle, bien que certaines en cultivent l’espérance :

« Les religions ont pensé pouvoir compenser l’inconnaissance. Leur enseignement-éclairant la vie- est mis à défaut par l’inconnaissance de la confrontation à la mort (11).

L’espérance, le questionnement. Face à la mort, les proches et l’infirmier sont face aux silences, aux questions restées sans réponse, aux doutes :
« Le temps de la vie est un long bavardage sur Dieu et sur Dieu le temps de la mort est silencieux. (12)»

Accueillir cet instant, suppose d’accepter ce qu’il comporte d’inconnu. Accepter cette méconnaissance partagée, mais reconnaître et respecter malgré cela les croyances, les espoirs de chacun.

Cet espoir garde une place forte, face aux postulats que sont la possibilité de l’immortalité, ou l’existence de Dieu.

« Il est impossible de ne pas être frappé par la force, et peut-être devrions nous dire, par l’universalité de la croyance en l’immortalité. (13)»

Jacques Rolland évoque cette notion d’immortalité en postface de l’ouvrage d’Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, « elle peut seulement être espérée. L’espoir dont il s’agit alors, et qui est comme un tiers exclu entre affirmation et négation, inscrit un peut-être dans l’indéniable néant de la mort. (14)»

Un peut-être comme seule réponse possible au questionnement que fait surgir la mort. Un peut-être ne faisant que renforcer le mystère, ou l’énigme (Levinas utilisa cette terminologie) que celle ci constitue pour nous tous.

La mort suscite la recherche de réponse, Emmanuel Levinas aborde ce questionnement suscité par la mort : « La question que soulève le néant de la mort est un pur point d’interrogation. Point d’interrogation tout seul, mais marquant aussi une demande (toute question est demande, prière). (15)»

Et à ce questionnement, le soignant ne détiendra pas davantage de réponses.

La proximité qu’il peut avoir avec la mort d’autrui, récurrente dans sa pratique, ne lui confère pas davantage de connaissance sur ce qu’est la mort.

Pour Emmanuel Levinas, « la relation avec la mort d’autrui n’est pas un savoir sur la mort ni l’expérience de cette mort dans sa façon d’anéantir l’être…Il n’y a pas de savoir de cette relation exceptionnelle. Le pur savoir ne retient de la mort d’autrui que les apparences extérieures d’un processus (d’immobilisation) ou finit quelqu’un qui jusqu’alors s’exprimait. (16)»

Proches et soignants sont à cet instant même plongés face à un mystère entier, partagé, dont aucun ne peut prétendre détenir davantage de savoir. Ainsi peuvent-ils, réunis autour du défunt, partager le questionnement, et l’espoir, à la mesure des croyances cultivées et entretenues par chacun.

« Ainsi tout le monde a le cœur serré et se recueille en silence devant ce mystère sans profondeur. Car on reconnaît la quoddité de l’avoir-vécu et de l’avoir-été sans en comprendre le pourquoi. (17)» Face à ce mystère, infirmier et proches n’ont alors qu’une seule certitude, celle de ne pas savoir.

1 De Broca Alain, Deuils et endeuillés, Elsevier Masson, 4° édition, 2006, p.13.
2 Jankélévitch Vladimir, L’irréversible et la nostalgie, Flammarion, Paris, 2011, p.48.
3 Baudry Patrick, La place des morts, L’Harmattan, Paris, 2006, p.125.
4 Brossier-Mével Françoise, Si l’intime m’était conté, Dialogue, recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, 2008, N°182, 4° trimestre, p75.87.
5 IFOP 2010
6 Rapport annuel de l’observatoire national de la fin de vie ONFV mars 2013
7 INSEE statistiques de l’état civil
8 Cornillot Philippe et Hanus Michel, parlons de la mort et du deuil, Frison-Roche 1997, p.12.
9 Jankélévitch Vladimir, La mort, Flammarion, 2008, p.438.
10 Ibid., p.440.
11 Hirsch Emmanuel (dir). Rédaction Patrice Dubosc, Face aux fins de vie et à la mort. Espace éthique / AP-HP, Vuibert, 3°édition, 2009, p.275.
12 Ibid., p.277.
13 Morin Edgar, L’homme et la mort, Editions du Seuil, Revue et augmentée, p.36.
14 Levinas Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, Le livre de poche, Grasset, 1993, p.273.
15 Ibid., p.129.
16 Ibid.,p.25.
17 Jankélévitch V, La mort, Op.cit., p.465.

Page suivante : 2 Les proches

Retour au menu : L’instant d’après