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1. L’atonie de la politique

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Après l’espoir de l’alternance marqué par l’accès au gouvernement de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), très vite le Maroc sombre dans les régressions et le changement social reste une chimère. L’USFP, depuis sa création en 1959(5) par Mehdi Benbarka et Abderrahim Bouabid, s’est opposée au régime de Hassan II et a subi comme d’autres partis de la gauche maoïste, révolutionnaire ou encore communiste la répression sanglante dans ce qui sera appelé par la suite « les années de plomb ». Ces dernières désignent la période des années 1960, 1970 et 1980 marquées par la lutte pour le pouvoir, l’oppression policière massive, des tentatives de coup d’Etat et les centres de détention secrets du régime de Hassan II. Ce dernier, avant sa mort (1999) et suite à un processus de dialogue avec l’opposition depuis le début des années 1990, réussi à convaincre l’USFP et son leader Abderrahman yousfi de constituer un gouvernement d’alternance (1998).

Cette entrée au pouvoir sera un échec retentissant puisqu’elle ne servira pas à instaurer les revendications portée par l’opposition depuis l’indépendance : la réforme de la monarchie, l’établissement de l’Etat de droit, la libération de la société de l’emprise du capital étranger, la constitution d’un Etat moderne et la suppression du régime du Makhzen. Elle ne servira pas à assurer « une transition démocratique ». Elle se contentera en réalité d’assurer une transition du trône puisque Mohamed VI succède à son père en 1999 sans que rien ne soit négocié. L’écrivain et poète engagé Abdellatif Laâbi conclura quant à cette période que « la transition que (l’USFP) a essayé de piloter s’est elle rapidement enlisée faute d’une stratégie adéquate et de la détermination à l’appliquer »(6).

L’ombre des années de plomb continue à régner dans la représentation populaire des marocains : dans les familles, la politique équivaut à un danger. L’échec retentissant de l’alternance a changé cette conception au détriment d’une défiance vis-à-vis des acteurs politiques qui sont devenus symbole d’opportunisme et d’arrivisme aux yeux des citoyens. Depuis lors, le recul de la participation des jeunes aux élections (l’absentéisme atteint 63 % lors des législatives de 2007), la crise des partis politiques et des syndicats (taux de syndicalisation estimé à 6% par les chiffres officiels, 10% selon les syndicats) sont un constat ressenti sur le terrain. Or, d’autres formes de participations et d’expression politique se sont érigées. Les exemples de ces nouvelles formes s’observent à travers la dynamique d’une nouvelle société civile, les réseaux sociaux ou encore des groupes de RAP et de nouvelles expressions urbaines.

a) Culture familiale et Ecole publique

Salé, (une banlieue de Rabat, la capitale), est une ville type en matière d’exclusion sociale, de pauvreté et d’absence des institutions chargées de l’accompagnement et l’encadrement de la jeunesse. Ici, j’ai vécu dès l’âge de 6 ans. J’ai passé quatre années du primaire dans des quartiers pauvres et des écoles publiques défavorisées avant de suivre deux années au sein de l’école privée Ard Essalam dirigée par l’actuel premier ministre Abdelilah Benkiran. A l’époque, entre 1997 et 1999, il constituait son parti islamiste: le Parti de la Justice et Développement (PJD). Les échos de ce nouveau parti se faisaient entendre au sein de l’établissement scolaire. Chaque matin, une demi-heure avant d’accéder aux cours, les élèves sont contraints d’apprendre et psalmodier des versets coraniques. Nous étions aussi contraints d’apprendre par coeur l’hymne du PJD. Chaque matin, avec les camarades de classes nous chantions « notre dieu, nous vous prions notre dieu. Procure-nous la victoire promise… La jeunesse du monde musulman ; l’univers est en manque d’une jeunesse qui marche sur la bonne voie… ». Benkiran lui-même nous apprenait par segment dans le hall de l’école ces chants, nous racontait des histoires sur la vie de Mohamed, ses mystères et ses Hadits(7). L’appel à la prière (notamment la prière d’Al Assr – en moitié d’après midi-) est lancé dans l’enceinte scolaire.

Les élèves étaient obligés par l’administration et les professeurs de quitter les salles de cours pour se rendre à la mosquée (une salle spéciale prévue pour la prière était construite dans l’école). Je me rappelle que je m’obstinais à ne pas faire la prière sous prétexte d’ignorer les règles ou d’avoir déjà fait la prière à la maison, je refusais de céder à cette obligation. Or, très vite, j’y étais contraint et rappelé à l’ordre en particulier par mes camarades de classe qui voyaient en moi un intrus et un « mal éduqué ». Ma mère, trouvait que c’est une bonne pratique et était contente que l’école réussisse à me convaincre de la nécessité de ce devoir religieux. Quant à mon père (qui ne pratiquait pas la prière), il trouvait que ce n’est pas normal que l’école nous oblige à cette pratique, mais me demandait avec insistance de pratiquer la prière « pour ne pas permettre aux autres de me faire des leçons inutiles, tout en gardant la distance avec ce qu’on nous dit sur la religion » me disait-il. Ce climat général (les professeurs –femmes- étaient toutes voilées, tous les membres de l’administration faisaient partie du PJD) pesait sur mon être et me poussait à croire en l’Islam comme modèle de vie.

Une situation qui allait changer avec mon retour à l’école publique lors du secondaire. Lors des années du collège, Les débats politiques deviennent permanents dans notre petite famille. Je m’approchais davantage de mon père en multipliant les questions. J’ai appris qu’il était, lors de sa jeunesse, membre d’un parti maoïste clandestin qui s’appelait « Servir le Peuple ». Ce parti lors des années de plomb s’opposait au régime de Hassan II, croyait à une révolution culturelle pacifique à travers l’éducation populaire. Mon père était recruté par un jeune leader qui serait tué par le régime. A ma naissance, j’ai porté le prénom de cet homme engagé.

Membre de la Confédération Démocratique du Travail (CDT) et de l’USFP (avant de quitter ce parti pour le Congrès National Ittihadi –parti de gauche sortant de l’USFP suite à une scission), mon père s’inscrit dans une tradition socialiste. Lors de la troisième année du collège, il commence à me renvoyer vers des lectures de romans russes et français. C’est à ce moment là que j’ai lu Albert Camus, J-P. Sartre, F. Dostoïevski, Tchekhov et autres. Des nouveaux horizons se sont ouverts à moi, notamment quand je me suis inscrit à la médiathèque française qui m’a permis d’assister à des pièces de théâtres, des conférences et débats autour des livres. Ma mère, elle aussi, était militante syndicaliste à la Confédération Démocratique de Travail (CDT). La masculinité de l’espace public et la domination de la tradition sociale assignant les femmes à une vie domestique vont finir par la cantonner dans une vie privée. Plus tard, elle m’avoua qu’elle aurait aimé s’engager davantage dans une vie publique et politique, et qu’elle a été contrainte par une société masculine qui lui « dessinait d’avance son rôle et sa destinée ».

Le fait que mes parents soient de gauche répond à la situation des petits fonctionnaires publics des années 1980. Les syndicats, notamment la CDT (elle constituait le bras syndical de l’USFP lors des années 1980) jouait un rôle à la fois d’intégration des instituteurs constitués en corps et un rôle de lutte pour les droits syndicaux et politiques. La politique de la « marocanisation des fonctionnaires publics » suivie au lendemain de l’indépendance permettait à un grand nombre de population ayant suivi des études d’effectuer une ascension sociale. Le pays avait besoin de créer des administrations, remplacer les fonctionnaires français et répondre aux exigences et revendications de l’enseignement (les manifestations de 1965 réprimées dans le sang revendiquaient un enseignement public pour tous les marocains).

Ainsi, l’école jouait son rôle d’ascenseur social et permettait l’accès à la fonction publique à des citoyens provenant de différentes classes sociales. Une classe moyenne de fonctionnaire s’est constituée et devenue le bastion des mouvements sociaux de gauche à l’époque. Il faut ajouter que si mes parents ont bénéficié de l’accès à l’école, cette dernière n’était pas capable d’intégrer l’ensemble des populations, notamment dans le milieu rural. Le taux de l’analphabétisme dépassait les 70 % au Maroc des années 1970. Ainsi, mes tantes et oncles n’ayant pas eu l’opportunité d’aller à l’école sont restés condamnés à une reproduction sociale rappelant le système des castes en Inde. Leur position sociale n’a pas différé de celle de leurs parents. Cela peut être généralisé sur la majeure partie de la population.

L’école publique m’a permis de garder des liens avec des professeurs (anciens militants de la gauche radicale marocaine, des anciens syndicalistes et intellectuels qui se sont convertis à de « simples observateurs » comme me disaient certains d’entre eux). Elle m’a permis aussi, notamment au lycée, de garder les liens avec une société plongée dans la misère. Lors des années du lycée, j’ai pu voir de près les souffrances et les maux accablant toute une jeunesse, toute une société. J’ai accompagné des élèves provenant de milieux encore plus défavorisés que le mien. J’étais proche de ceux qui habitaient loin et traversaient des dizaines de kilomètres en bus pour arriver à l’école. Je suis allé dans leurs familles, dans des bidonvilles et des quartiers pauvres, et j’étais témoin de phénomènes en pleine expansion à l’intérieur du lycée : la drogue forte, la sniffe de la colle, la prostitution féminine et masculine, etc.
Au sein du lycée, mes lectures m’orientaient et mes positions s’affirmaient. J’étais témoin de l’évolution des mouvements islamistes au sein de l’institution scolaire.

Lors d’une semaine culturelle organisée par les professeurs de l’éduction islamique au sein du collège, quelques mois après l’attentat terroriste de Casablanca(8), un élève nous a été présenté comme conférencier central : il présenta sa lecture de « la jeunesse marocaine dans la société d’aujourd’hui ». Pendant une heure il a prêché un islam fondamentaliste. Dans une salle comportant plus de 100 élèves, il improvise, évoque des versets coraniques et des Hadits, appelle la jeunesse à la prière, à adopter le modèle islamique, à dénoncer « la morale laïque qui commence à submerger la société», etc. Son discours fut salué par les encouragements des professeurs et les applaudissements continus des élèves présents. Face à cela, j’ai pris la parole pour dénoncer ses positions, rappeler le sous-développement du pays et l’inefficacité d’une éducation islamiste basée sur la haine et le refus du développement, etc. C’est alors qu’il s’est levé en appelant devant tous les présents à l’obligation de mettre fin à la vie de tous ceux qui remettent en cause les principes de l’Islam. Protégé par des amis proches, ceux qui s’élevaient face au discours islamique institutionnel, j’ai réussi à sortir de la salle et me suis absenté longuement des cours de peur de la colère des islamistes !

Pendant ces années de lycée, je cherchais à intégrer des associations de quartier oeuvrant pour la citoyenneté et les idées de gauche. Je cherchais également des maisons de jeunes, des bibliothèques, des activités culturelles dans ma ville. C’est à ce moment que j’ai découvert que Salé n’est que l’ombre d’une ville : pour une population de près d’un million d’habitants(9) (4ème grande ville après Casablanca, Fès, Marrakech) il y a une seule petite maison de jeunes, aucune bibliothèque publique ouverte aux jeunes, aucun musée, les activités associatives sont monopolisées par des réseaux islamistes de charité et de prédication, aucun théâtre et aucun cinéma ! Depuis cette date, une seule idée me tourmente : il faut s’engager pour la ville, pour la jeunesse.

b) Associations estudiantines

Après le baccalauréat, en 2006 j’ai réussi à intégrer l’Institut Supérieur de l’Information et de la Communication (ISIC) à Rabat, unique école publique chargée de la formation des futurs journalistes marocains. Très vite, je me suis engagé avec deux jeunes socialistes dans la constitution du bureau des étudiants, organiser des rencontres et défendre des droits syndicaux. Un premier constat : au sein même d’une élite estudiantine (des futurs journalistes), la participation, au sens de l’engagement politique, est manifestement faible. Avec une minorité de jeunes nous sommes arrivés à monter un noyau solide et recruter les étudiants qui seront dans l’avenir un noyau central du mouvement 20 février en 2011(10).

Au sein du site universitaire Al Irfan, composé de plusieurs facultés et grandes écoles, le bureau des étudiants de l’ISIC était, alors, le seul bureau des étudiants progressistes de gauche. Dans les facultés, les mouvements islamistes affiliés au groupe islamiste Al ‘Adl Wal Ihssan (Justice et Bienfaisance) ou encore au PJD (le Renouveau Estudiantin) étaient majoritaires et arrivaient à mobiliser des foules d’étudiants. Il s’agissait d’un signe qui devient évidence : une montée considérable des forces islamistes devant une gauche en crise profonde, déchirée entre ses fractions et incapable de séduire les nouveaux étudiants souvent provenant de quartiers populaires investis par l’islam politique.

c) Jeunesse de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) et Centre National des Jeunes et de la Démocratie (CNJD)

C’est dans ce contexte que j’ai rejoint l’Union Socialiste des Forces Populaires. Un parti historique de gauche sociale-démocrate ayant marqué l’histoire du Maroc d’une manière profonde lors des années 1960, 1970 et 1980. J’y adhérais alors qu’il subissait une crise de l’ensemble de sa structure et de sa culture. A l’intérieur du parti comme de sa jeunesse, l’encadrement et l’éducation aux valeurs de gauche ont cédé la place à de longs débats et conflits politiciens rappelant la professionnalisation politique : Les conflits de pouvoir pour occuper des postes de représentativité, mandats ou fonction au sein des cabinets ministériels, etc. La participation de ce parti au gouvernement depuis 1998 a affaibli sa popularité et terni son image auprès des citoyens. Ces derniers l’ont condamné à occuper la cinquième position lors des élections législatives de 2007 largement boycottées par les électeurs. Ces derniers retirent leur confiance d’un parti qui dorénavant ne porte des valeurs socialistes que le nom malgré la présence symbolique de plusieurs militants croyant à la réforme et au changement de la structure. L’USFP a connu plusieurs scissions ayant donné lieu à des nouveaux partis de gauche. Les différentes scissions ont échoué à se positionner comme une alternative à ce parti et constituer une grande organisation capable de rassembler des citoyens adhérant aux valeurs de gauche. C’est dans ce contexte que j’avais décidé avec une partie de jeunes d’engager une lutte interne afin que le parti puisse retrouver ses valeurs et contribuer à l’union et la refonte de la gauche.

5 Au temps de sa création il s’appelait l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP) suite à une scission avec le Parti de l’Istiqlal au lendemain de l’indépendance (1956). Il est créé par la frange gauche de l’Istiqlal revendiquant une monarchie parlementaire symbolique et puisant d’une idéologie socialiste libératrice.
6 Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, Ed de La différence, 2013, Paris. P. 36
7 Les Hadiths sont les discours, instructions et ordres du prophète Mohamed rapportés par ses compagnons et ses proches.
8 Une série de cinq attentats suicides ayant secoué Casablanca le 16 mai 2003 faisant 42 morts et une centaine de blessés. Ces attentats vont donner lieu à une grande opération de répression policière visant des organisations islamiques et des figures politiques.
9 911 900 Hab en 2011, selon les chiffres officiels du Haut Commissariat au Plan. Le Maroc en Chiffre, http://www.hcp.ma
10 Parmi ces jeunes étudiants ayant joué des rôles majeurs au sein du mouvement dans les différentes villes du Maroc ceux et celles ayant entamé leur militantisme au sein de l’Institut Supérieur de l’Information et Communication (ISIC), je cite Nizar Benamatte, Sami Elmoudni, Amina Boughalbi, Ouidade Melhaf et M’hamed Khiyi. Très actifs au sein du M20, ils font partie de cette vague qui pour la première fois proviendra d’un institut fermé qui est l’ISIC.

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