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1. Des liaisons structurelles

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Pendant la colonisation (1912-1956) et après son indépendance, le Maroc a vu se former plusieurs mouvements sociaux. Les partis politiques nationalistes, les partis de gauche et les syndicats ont joué un rôle essentiel dans cette histoire au moins jusqu’au gouvernement de l’alternance de 1998. Au début des années 1990, des structures islamistes vont prendre le relai et commenceront à mobiliser les fractions susceptibles d’être mobilisées au sein de la société, c’est-à-dire des parties de populations appartenant à des espaces sociaux présentant des conditions de vie et une culture homogénéisatrices (sans aller jusqu’à fonder une classe au sens marxiste).

Ici, il est nécessaire de souligner le mot « mobilisable ». C’est peut-être lui qui nous aiderait à comprendre dans un deuxième temps pourquoi le mouvement 20 févier, comme ses prédécesseurs, n’a pas réussi à se constituer en « bloc historique » ou encore en classe sociale différenciée et donc toucher et intégrer un nombre considérable des populations pour dresser un nouvel équilibre(46). Cette approche nous permettra de comprendre pourquoi le M20 ne s’est pas maintenu dans le temps jusqu’à la réalisation du changement revendiqué.

Plusieurs s’étonnent aujourd’hui devant le recul des mouvements syndicaux au Maroc et ailleurs et essayent de trouver des réponses soit dans « la bureaucratie et la rigidité » des organisations syndicales soit dans « le recul des idéologies socialistes ». Or, rares sont ceux qui font le lien entre la situation des populations actives d’avant et celle d’aujourd’hui. L’un des faits majeurs aujourd’hui est l’augmentation de la précarité et l’instabilité dans l’emploi, l’explosion du secteur informel urbain, l’augmentation de la part du tertiaire dans le marché de l’emploi au détriment de l’agriculture et l’industrie, l’estompement du recrutement au niveau de l’administration et la fonction publique, etc.

Ces changements structurels accentuent la distinction, c’est-à-dire la distribution inégale des ressources économiques, culturelles et politiques. Dans le creuset de l’inégalité, la domination d’un Etat et des groupes sociaux bénéficiaires s’est consolidée face à d’autres groupes dominés. Ces derniers n’ont pas les moyens de se constituer en « bloc historique » ou en classes et forces homogènes pour le changement. Par « moyens » j’entends les appareils et organisations de luttes capables de mobiliser des parties de la société en recourant à une classification sociale. Et comme les classes, au sens de Marx, n’existent en réalité que politiquement (c’est-à-dire comme projet politique ou comme « enjeu de luttes »(47)) les forces politiques et les acteurs sociaux aspirant au changement (en particulier les élites) n’ont pas réussi à faire exister ces « classes » au niveau de la réalité.

La tradition sociologique marxiste a souvent procédé à une classification rigide : classe ouvrière et classe capitaliste, avant l’introduction par le marxisme tardif de la catégorie de « classe moyenne ». Il est totalement faux de considérer que l’analyse de Marx serait complètement adaptée à des sociétés comme le Maroc. C’est-à-dire dans des sociétés n’ayant pas connu un développement semblable à celui de l’Europe par exemple.

Par développement, j’entends la conception d’Alain Touraine : le passage de la société d’un mode de production dominant à un autre(48). Ce développement, comme le montre Marx, s’est produit en Europe suite à une évolution propre à ce continent (ou encore à certains pays dans ce continent) depuis la deuxième moitié du 18ème siècle. Les découvertes technologiques (la machine à vapeur) et la naissance de l’espace public bourgeois(49), ont favorisé la naissance de deux classes antagonistes par essence, c’est-à-dire par intérêt : les ouvriers et les capitalistes – Cela n’exclut pas l’existence d’autres classes chez Marx et Engels : les deux philosophes avaient mentionné dans Le Manifeste du parti communiste l’existence des classes moyennes composées de petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, petits industriels et rentiers, et la classe dite Lumpenprolétariat, ou le prolétariat des haillons composée des « voyous, mendiants, voleurs, etc. » mais ces classes finiraient selon leur analyse par se rallier aux deux classes protagonistes dans la lutte pour le changement social. Or, en Amérique Latine par exemple, Touraine a montré l’existence de cinq catégories principales, à savoir les travailleurs agricoles, le secteur informel urbain, les ouvriers, l’oligarchie et la classe moyenne.

Contrairement à l’Europe où deux classes dominaient et présentaient des cadres d’analyse (classe ouvrière et classe capitaliste), le Maroc peut s’inviter à l’analyse qui prend en compte l’étude faite par Alain Touraine des « sociétés dépendantes » qui ne présentent pas une « catégorie hégémonique »(50) et une autre complètement exploitée.

Pour étudier l’action collective et les mouvements sociaux, il est nécessaire d’étudier les catégories complexes qui constituent la société et qui sont loin d’être réduites à deux classes notamment quand la domination ne se produit pas uniquement par et au sein d’une classe interne, mais elle est issue également d’un capitalisme étranger, et cela depuis l’ère coloniale (que l’Europe d’ailleurs n’a pas connu lors de la formation de ses sociétés capitalistes). Dans ce cadre, et pour montrer la difficulté des organisations à mobiliser une catégorie précise des citoyens, je propose de revenir sur quelques exemples de ces catégories qui présentent des différences considérables avec leurs homologues dans les pays industrialisés.

a. Exemple de certaines catégories socioprofessionnelles (CSP)

Les ouvriers

Dans un pays d’environ 33 millions d’habitants, et d’une population active globale estimée à plus de 11 millions de personnes en 2012, le secteur de l’industrie (y compris l’artisanat et le travail industriel informel) emploie seulement 11 % de la population51. Le secteur de l’agriculture, forêts et pêche emploie 40 % contre 38 % pour les services(52). En 2007, l’industrie occupe 17 % du taux des Unités de Production Informelle(53). Ces unités informelles sont au nombre de 1,55 millions (le total des secteurs) et emploient une moyenne d’environ 2 personnes pour l’industrie (y compris le bâtiment). Ainsi, l’industrie, en particulier la grande industrie moderne, reste un phénomène marginal dans la société.

Au nombre réduit d’unités industrielles, s’ajoutent le processus de désindustrialisation qui ne cesse de s’accélérer ainsi que l’augmentation constatée du travail informel, du sous-emploi et de la détérioration des conditions de travail des ouvriers. Par ailleurs, l’industrie, depuis l’histoire coloniale, s’est concentrée sur l’axe Casablanca-Kénitra sans réussir à intégrer d’autres régions que les marocains ont tendance à désigner sous le nom du « Maroc inutile !».

Il faut signaler dans ce cadre que l’industrie formelle est liée en particulier à l’exportation des ressources naturelles et minières (en particulier le phosphate). Quant aux investissements dans l’industrie moderne, ils sont monopolisés par des investisseurs étrangers ou encore par l’Etat (cela est vrai également pour les activités de services). Il est dû à l’absence d’une bourgeoisie nationale investissant dans l’industrie et aspirant au profit sur le long terme. Les investissements des riches (l’oligarchie) vont en particulier dans le foncier ou le secteur bancaire qui, tout les deux, permettent un gain rapide, visent une catégorie sociale limitée et ne permettent pas de créer des richesses et des postes de travail considérables.

Ces conditions, qui méritent d’être étudiées profondément, vont influer sur le corps ouvrier. D’ailleurs, il est difficile de parler ici d’un « corps ». Dans ces conditions, il était impossible de créer des syndicats ouvriers solides et menant le combat du changement social. L’âge d’or des syndicats de gauche, entre les années 1960 et 1980 était lié en particulier aux fonctionnaires des services publics et de l’administration (enseignants, postiers, avocats, petits fonctionnaires des collectivités territoriales, etc.). Et les syndicats ont toujours éprouvé des difficultés à mobiliser les ouvriers et encore les fédérer autour d’un projet politique. L’industrialisation périphérique, du fait que les investissements dans l’industrie moderne soient monopolisés en particulier par des bourgeois étrangers, empêche l’instauration d’une « conscience de classe ouvrière » comme théorisée par Marx. Cette conscience issue des conditions matérielles de travail motive la création d’un esprit révolutionnaire contre la bourgeoisie qui détient les moyens de production et le pouvoir politique. La situation est autre au Maroc. Ceux qui détiennent les capitaux d’une industrie limitée sont des citoyens d’autres pays et leur présence au niveau du pouvoir politique ne dépasse pas une influence limitée.

Les marginaux

Dans ces conditions, une nouvelle catégorie entre en scène : les marginaux. Ces populations provenant de campagnes pauvres et victimes de sécheresse et de l’absence de services publics (notamment en matière de santé, d’enseignement, d’électricité et d’eau potable), viennent s’installer dans des bidonvilles contenants des milliers de familles ou encore construisent des villes entières insalubres (l’exemple de la ville de Salé ou encore Sidi Taybi – à proximité de Kénitra – est frappant). Ces populations sont généralement au chômage, sous-employées, ou vivent des emplois informels précaires. Il s’agit donc, d’un type de dominés et de catégories sociaux qui doivent être approchés différemment par la théorie de l’action comme par les mouvements sociaux. En lien avec le M20, combien de militants s’étonnent quand leurs appels à manifester ne trouvent pas d’échos chez cette catégorie. L’étonnement est d’autant plus grand quand ils trouvent que les Baltagis sont recrutés en particulier de cette catégorie. Ici, il est utile de souligner que les marginaux ne constituent pas une catégorie homogène. Cela explique que pendant le vote lors des élections, nombre de parlementaires frauduleux, corruptibles ou encore des représentants des partis dits de l’administration sont soutenus par ces couches sociales démunies. Seuls les organisations islamistes ont commencé à concurrencer le régime au sein des quartiers populaires qui constituent la base des marginaux.

Et d’autres catégories

La situation concerne d’autres secteurs et composantes de la société marocaine : le secteur agricole dominant et dualiste du fait de la cohabitation des anciens modes de production agraire et de modes modernes servant une agriculture destinée à l’exportation. Les luttes et révoltes paysannes depuis la colonisation étaient inspirées par les luttes tribales et claniques contre l’occupation des terres. Les mouvements sociaux nationalistes ont échoué à rallier le monde rural à leur cause. Le poids des notables et des oligarques reste considérable.

Parmi les autres acteurs observés et méritant une analyse on trouve l’oligarchie, les travailleurs dans le secteur informel, les marginaux dans les villes, la classe moyenne et la nouvelle petite bourgeoisie.

b. L’éducation

Si l’éducation, le niveau d’étude et le type de diplôme participent activement dans les sociétés capitalistes et post-capitalistes à la stratification de l’espace social (une source essentielle du capital culturel), la réalité dans les sociétés précapitalistes ou du capitalisme limité ne diffère pas complètement, mais elle se présente sous d’autres grilles de perception.

L’Ecole

Lors des premières décennies suivant l’indépendance (entre 1956 et les années 1980) l’Ecole était un véritable ascenseur social au Maroc. Les populations obtenant des diplômes primaires et secondaires s’inséraient rapidement dans le marché de l’emploi, en particulier la fonction publique. Cela était dû au besoin du pays suite à la politique de la marocanisation de l’administration publique à l’aube de l’indépendance ainsi que la bureaucratisation nécessaire pour la construction des institutions de l’Etat moderne. Le rôle de l’ascension sociale joué par l’Ecole s’est estompé depuis la saturation de la fonction publique. Cette dernière emploie aujourd’hui près de 50 % des citoyens ayant un niveau de baccalauréat et plus parmi la population active, selon le Haut Commissariat au Plan (HCP). Face à l’envahissement du secteur informel marqué par la précarité et le clanisme (la prédominance des unités de production informelles familiale) le secteur public était le seul garant de l’égalité des chances et donc de la mobilité sociale des populations issues des milieux sociaux défavorisés et réussissant à obtenir des diplômes et acquérir un niveau de scolarité primaire et supérieur.

Face à l’incapacité du secteur public à intégrer davantage de fonctionnaires, dès le début des années 1990 se sont constitués les collectifs et les premières associations des diplômés chômeurs. Leurs membres ne revendiquent pas le droit au travail en général, mais un type particulier du travail : leur seule et unique revendication est le travail dans la fonction publique. Cette dernière est garante de la sécurité sociale et des contrats de travail indéterminés. Elle est donc synonyme de stabilité contrairement au privé et au secteur informel dominant.

Face à l’incapacité de recrutement des diplômés chômeurs au sein du secteur public, ces derniers vont se trouver dans une situation de niveau de diplôme qui contraste avec le niveau de revenu. Cela a eu une influence considérable sur les représentations sociales. Dorénavant la valeur de l’éducation nationale, de l’enseignement et des diplômes devient sous-estimée et ne bénéficiant que de peu de reconnaissance dans une société où les stratégies clientélistes, le clan et les ordres traditionnels préétablis jouent un rôle déterminant dans la définition des statuts sociaux. Lors des examens de baccalauréat de juin 2013, et devant une situation de fraude généralisée(54), un jeune, dénonçant la détention d’un candidat au baccalauréat soupçonné d’être responsable de certaines fuites des épreuves sur les réseaux sociaux, écrit sur son blog « à quoi il sert de détenir un tricheur et le condamner à la prison ferme tant que le baccalauréat ne permet même pas l’achat une baguette de pain !».

Au Maroc, le système éducatif joue un rôle déterminant dans la distinction sociale. En 2004, le taux d’analphabétisme s’est élevé à 43% (31% chez les hommes et 54% chez les femmes), dans le monde rural, plus de 60% de marocain(e)s âgés de plus de cinq ans sont des analphabètes(55). Plus de 8 millions (c’est-à-dire plus de 55% de la population âgée de 25 ans et plus) n’ont pas reçu d’instruction, et seul 6% des scolarisés arrivent à un niveau universitaire(56). La situation des langues renforce cette distinction par une dualisation bénéficiant aux classes supérieures. Si l’Arabe et l’Amazigh sont les deux langues officielles du pays selon la constitution, plus de 11 millions de marocain ne savent ni lire ni écrire avec ces deux langues (43%). Ces populations, qui correspondent au taux d’analphabétisme, parlent le dialecte marocain et des dialectes proches de l’Amazigh. L’arabe classique (langue des médias publics, de la presse, de l’administration, des tribunaux) est enseignée dans les écoles publiques. L’accès à l’Ecole publique, et donc aux langues constitutionnelles (en particulier l’Arabe, puisque l’Amazigh -constitutionnalisé en 2011- n’est pas généralisé sur l’ensemble des écoles primaires) demeure inégale (inégalité basée sur le genre, la classe et la disparité entre les villes et le milieu urbain). Cet accès inégal constitue une première distinction sociale.

Les Langues

Une deuxième distinction liée à l’enseignement, basée sur l’appartenance à la hiérarchie sociale cette fois-ci, est plus significative. Il s’agit de l’accès à la langue française. D’une population de 5 ans et plus estimée à 27 millions, seules 7 millions savent lire le français selon les statistiques officielles. Pourtant, cette langue reste la langue de la haute fonction publique, des administrations gouvernementales centrales, des grandes entreprises publiques et privées et de l’ensemble des branches scientifiques (la médecine, les sciences dures, etc.). Cet outil linguistique, depuis la colonisation a servi la bureaucratisation, la rationalisation de la société et l’instauration d’une grande partie des institutions de l’Etat moderne puisque le français était la langue officielle du régime et des institutions du protectorat. Ce travail de la bureaucratisation, au sens wébérien, s’est prolongé par les élites marocaines formées à l’étranger.

Aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle depuis l’indépendance, le français reste le garant de l’accès à une position sociale élevée. Il est exclusif des populations pauvres et des classes moyennes. Il est une entrave réelle devant les élèves des milieux populaires et des classes moyennes qui, pour cette raison et d’autres raisons sociales et économiques, finissent par abandonner leurs études supérieures, notamment ceux qui choisissent des cursus scientifiques, techniques ou économiques : jusqu’au lycée, les mathématiques, la physique, la chimie, l’économie et les sciences naturelles sont enseignées en arabe, mais, dès la première année de l’université, le français devient la langue unique de l’apprentissage (y compris dans la médecine, les études pharmaceutiques et l’ensemble des écoles des ingénieurs).

Dans le cadre d’une société où les administrations centrales sont « francisées », les branches économiques, juridiques et littéraires obéissent au même raisonnement des études scientifiques: les jeunes qui suivent en français des études de droit privé et public, les sciences politiques, le management, l’économie, le journalisme et la communication etc. sont privilégiés dans le marché de l’emploi. Et ce sont, encore une fois, les jeunes appartenant à des classes sociales aisées qui peuvent poursuivre ces études en langue française. Une simple étude des origines sociales des diplômés chômeurs défilant devant le parlement dans une action protestataire routinisée montre que le chômage touche des diplômés qui ont suivi (souvent malgré eux) des études supérieures arabophones (histoire, philosophie, géographie, sciences sociales, éducation islamique, etc.). Ces diplômés appartiennent en majorité écrasante à une classe populaire ou une classe moyenne n’ayant pas les moyens d’investir dans les écoles privées et écoles de la mission française.

Ainsi, le français, devient une barrière dressée par une élite face aux classes inférieures. Il est par ailleurs contrastant quand on trouve un parti gouvernemental composé de la bourgeoisie urbaine (le Parti de l’Istiqlal) défendre, à travers son discours et son idéologie nationaliste, l’arabisation de l’enseignement et promouvant la langue arabe comme La langue nationale. D’ailleurs, plusieurs ministres de ce parti se sont succédés, depuis l’indépendance, à la tête du ministère de l’enseignement et de l’éducation nationale. Pourtant, les marocains, les jeunes du M20 en particulier, ne sont pas dupes : dans les espaces de débat public, ils ont toujours posé la question aux leaders de ce parti : Pourquoi vos enfants ne parlent pas l’Arabe ? Pourquoi ils ne parlent que le français et des langues étrangères qui leur permettent de gouverner et d’accéder aux plus hautes sphères de la hiérarchie sociale?

La crise linguistique marocaine est, alors, d’ordre politique. Le régime (contrairement à d’autres pays qui ont tranché en choisissant une langue nationale) n’a pas procédé à un choix d’une langue nationale qui puisse être un garant de l’égalité des chances. Plus qu’elles distinguent entre les groupes sociaux, les langues divisent et séparent au Maroc. Ainsi, l’enseignement des langues « utiles et indispensable économiquement » est resté retreint à une élite dominante. Cela rejoint la conclusion d’Abdallah Laroui : “J’ai dit une fois qu’il n’y a pas de parfait bilinguisme (…) il faut s’attacher à une langue nationale, la seule qu’on puisse vraiment maîtriser, mais il faut en même temps enseigner, et sérieusement, dans chaque domaine, la langue étrangère qui est la plus indispensable.”(57). Abdallah Laroui évoque dans cette même interview le rôle de l’éducation, notamment l’éducation primaire au Maroc : « l’éducation a, chez nous, un seul but : la fidélité ; elle continue ce qu’a commencé ou doit avoir commencé la famille, la Zaouïa, le clan, etc. On a en vue un type particulier d’homme, avec des qualités précises à encourager et des défauts, tout aussi précis à prévenir et peu importe en définitive si c’est bien ce type d’individu dont la société, dans sa phase de développement actuel, a réellement besoin »(58).

Cette analyse est liée à la conception que cet auteur donne à la question de l’éducation maternelle dans son ouvrage ‘Min Diwan Assiyassa’(59). Cette éducation de base constitue dans la société marocaine une autre dimension de distinction que nous ne pourrons analyser en détail dans cette première partie de recherche. Elle se manifeste dans l’éducation donnée par « la mère » qui (en particulier dans les couches sociales populaires et moyennes) s’occupe de l’éducation des enfants jusqu’à l’âge de 6 ans – étant donné qu’il n’existe pas de classes publiques maternelle au Maroc-. Dans une société patriarcale où les femmes sont assignées à la vie domestique, les enfants passent leur enfance dans l’enceinte et l’espace maternels.

Un espace marqué par un taux élevé d’analphabétisme (54,7% des femmes sont analphabètes selon les chiffres officiels, ce taux dépasse les 75% dans le monde rural) et par la prédominance de l’esprit magique et superstitieux. Une telle situation conduit Laaroui à conclure que, tant la femme est proche de « la nature », tant les enfants (et donc les générations à venir) sont proches de cette même nature « animalière » qui se caractérise par des impulsions telles « la fidélité, l’opportunisme, la peur, etc. » et qui aliène les individus au lieu de leur permettre une émancipation, une liberté des consciences et un détachement du clan, de la tribu et de l’esprit de magie. Cette lecture permet d’ouvrir des horizons quant à l’explication des difficultés entravant l’action des mouvements du changement social. Elle fournit, aussi, des éléments quant à l’étude du conservatisme social et l’évolution des mouvements conservateurs.

46 Le 1er jour des manifestations a connu la participation de 37 000 manifestants selon le ministère de l’intérieur, 300.000 selon le Conseil de Soutien du M20. Le 24 avril, les manifestations seront beaucoup plus grandes. Certaines mobilisations dans la ville de Tanger vont dépasser les 600.000 selon les organisateurs. Le chiffre d’un million de manifestants n’a pas été atteint.
47 Pierre Bourdieu, Raisons Pratiques, Ed Le Seuil, Paris, 1994, P. 27
48 Alain Touraine, Les sociétés dépendantes – Essais sur l’Amérique Latine, Edition J. Duculot, Paris, 1976
49 Voir J. Habermas, l’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1993, Paris
50 Touraine, La parole et le sang, politique et société en Amérique Latine, Editions Odile Jacob, Paris, 1988, P. 87
51 Haut Commissariat au Plan, rapport « Activité, emploi et chômage de 2012 » : www.hcp.ma
52 Chiffres du Haut Commissariat au Plan (HCP), rapport sur l’activité : http://www.hcp.ma/Emploi-par-branche-d-activite-de-la-population-active-occupee-au-niveau-national_a155.html
53 HCP, Enquête Nationale sur le Secteur Informel 2007
54 L’ensemble des épreuves ont été relayées sur les réseaux sociaux après une fuite avant le commencement des examens, et plus de 4000 cas de fraudes a été dénombrés par le ministère de l’éducation nationale.
55 Des données du Haut Commissariat au Plan (HCR) : http://www.hcp.ma/Analphabetisme_a413.html
56 Ibid
57 Interview publiée sur La revue ECONOMIA, n°4 / octobre 2008 – janvier 2009
58 Ibid

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