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L’anticipation

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Analyser les processus de décision au moyen de l’étude de cas nous a permis d’avoir une vision plus juste, il nous semble, et plus en adéquation avec le vécu des individus, de l’anticipation d’une éventuelle parentalité.

Dans cette sous-partie, nous aborderons le thème de la contraception et nous reviendrons sur cette vision si répandue de la « bonne gestion de sa vie ». Au terme de cette recherche, nous pouvons confirmer qu’envisager une IVG sous le seul angle de l’échec de contraception est trop réducteur. Les individus et les couples ne sont pas toujours dans une situation où ils sauraient a priori s’ils souhaitent avoir un enfant, à ce moment-là et dans ces conditions de vie. Cette question n’est pas en permanence à l’ordre du jour. Ils n’ont pas forcément eu l’occasion de se la poser. Il faut également prendre en compte la dimension « magique » de la procréation.

En ce qui concerne la contraception, nous avons déjà noté que ce sont les femmes qui sont, dans les faits, le plus souvent « en charge » de cet aspect relationnel. Les femmes ayant participé à cette enquête utilisaient toute sorte de méthodes : pilule, préservatif, connaissance de leur cycle, retrait… Et certaines combinaient les méthodes. Certaines femmes n’utilisaient aucune contraception, mais cette affirmation dépend beaucoup de ce qui est considéré comme une méthode de contraception ou non. Ainsi, face à la question de la contraception, lors de l’entretien de pré-enquête, Sophie annonce : « Pas de contraception, hein, bien évidemment ». Plus tard dans l’entretien, nous avons découvert que cette assertion pouvait être réinterprétée. «Moi je me contentais de compter mes jours, quoi, tout bonnement quoi. Et d’utiliser la bonne vieille méthode du retrait. Qui ne marche pas, j’en ai la confirmation ». Ainsi, compter les jours et pratiquer le retrait ne sont pas considérés comme des moyens de contraception par Sophie. Il y a, dans les représentations, une différenciation entre les méthodes officielles, celles qui sont mises en avant dans les discours de santé publique (pilule, préservatif, stérilet) et les méthodes non médicalisées, qui, nous venons de le voir, ne sont parfois même pas considérées comme méthode de contraception à part entière. Sophie dira également : « Et puis les garçons que je fréquentais étaient vraiment pas portés sur le préservatif non plus. Moi au départ j’insistais un peu et puis après j’ai laissé tomber », rappelant l’asymétrie de la prise en charge de la contraception au sein du couple.

Parmi les femmes qui disent n’avoir pas utilisé de contraception, il y a celles pour qui il a suffi d’une relation sexuelle pour tomber enceinte. Ainsi, Charlie explique : « On utilisait le préservatif et puis ce jour-là, non. C’était comme un bonus, quoi ».

Alors que pour Françoise, l’absence de contraception était un état de fait prolongé : « Moi qui disais, le mois prochain je vais mettre un stérilet, le temps a passé, tous les mois je disais : je vais faire mettre mon stérilet, j’y allais jamais et puis voilà, quoi ».

Ses propos indiquent que la contraception n’est pas forcément une priorité dans la gestion du quotidien, et que si la volonté de se prémunir d’une grossesse existe, le passage à l’acte (ici, prendre rendez-vous pour la pose d’un stérilet) est soumis aux contraintes matérielles de la vie ordinaire.

Lorsque la contraception est mise en défaut dans la situation de grossesse, il est courant que les personnes concernées deviennent méfiantes vis-à-vis de la méthode utilisée et souhaitent en changer : « Ce qui a changé : j’ai mis un stérilet. Je faisais la contraception naturelle depuis des années, depuis dix ans je crois et ça marchait super bien. Sauf pour le dernier enfant justement. Que j’ai été enceinte et que je me demande toujours comment d’ailleurs. Mon médecin m’a dit que des fois on pouvait ovuler en dehors du cycle. Des fois il y a des doubles ovulations ». Gloria

« Maintenant on prend un anneau et plus la pilule ». Thierry

« Donc, heu, il m’est arrivé depuis que j’aie d’autres relations et ça a été protection sur le coup et pilule du lendemain. Le plus possible que je pouvais prendre c’était ça », explique Emilie, qui avait utilisé un préservatif lorsqu’elle est tombée enceinte et qu’elle a fait sa seconde IVG.

Pour Jonathan, ce qui a changé depuis les deux IVG de son ex-compagne : « Je me méfie de certaines méthodes de contraception, notamment le préservatif ». 97 Il entre en compte, pour plusieurs personnes interrogées, une dimension magique de la procréation selon laquelle une grossesse survient dans la mesure où elle a été décidée, comme si l’opération de la volonté était performative. Les propos ci-dessous expliquent comment cet enchantement opère :

« J’étais très amoureux, très insouciant aussi. Très euphorique. Une vie très agréable, très confortable. Très insouciante. Trop ». « Ben effectivement je faisais pas attention, elle non plus. C’était très, très fort en fait, donc du coup, bon elle, elle savait qu’elle voulait plus d’enfant. Moi aussi. Donc, en fait, même si on n’a rien fait pour pas en avoir… Je sais pas comment expliquer, on avait une espèce de confiance dans la vie, que. C’était très mental en fait. C’était des idées. En fait on pensait que, comme on voulait plus d’enfants, on n’en aurait plus. Sauf que la vie est pleine de ressources et pleine de surprises. En fait, ça nous a confirmé à tous les deux qu’on était très fertiles ». Daniel

« Un enfant ça ne pouvait advenir que si moi je le voulais. C’est tout. Point ». « J’étais persuadée moi, j’avais une certitude (…) c’est de, que j’aurais un enfant, que je serais enceinte que si moi, Sophie, je le décidais. Et qu’il pouvait absolument pas paraître comme ça, qu’il pouvait pas apparaître comme ça, sans que moi, je l’aie décidé ». Sophie, entretien de pré-enquête

Autre vision « magique » de l’engendrement, mais dont l’effet serait l’inverse du précédent, est celle qui consiste à considérer que lorsqu’une grossesse survient, cela signifie que l’enfant doit venir au monde, comme si son existence avait été décidée en dehors de la volonté du couple. Dans ce cas, la découverte de la grossesse devrait être une source de joie, ce que Thierry appelle « l’effet wow » : « En revanche, je fais aussi partie de ceux qui pensent que quand ça doit arriver, ça doit arriver quoi. Quand tu dois tomber enceinte, tu dois tomber enceinte. Parfois y a ce côté un peu magique aussi de la chose quoi. Tu l’attends pas et puis ça arrive, mais nous, dans notre cas ça n’a pas fait l’effet de, ça a pas fait l’effet wow, si tu veux, on n’a pas sabré le champagne quand on l’a su quoi. C’est aussi une des raisons qui m’a fait dire que c’était beaucoup trop tôt ».

« Mais… moi j’avais toujours dit que je me ferais jamais avorter. Et donc oui, ça a changé mon point de vue, puisque comme je suis tombée enceinte sans le vouloir et que du coup, voilà. (Pour quelles raisons vous pensiez que vous ne le feriez pas ?) Parce que je voulais toujours plein d’enfants et voilà : si je tombe enceinte je le garde. S’il est là, c’est qu’il doit être là(89). Et donc là, ça m’a fait changer d’avis ». Gloria

Cette vision « magique », Daniel la transforme pour qu’elle corresponde à l’avortement vécu : « Après, moi, l’IVG, je peux voir ça aussi comme le choix d’une âme qui s’incarne quelques jours, qui fait l’expérience de vivre quelques jours au lieu de vivre 80 ans ou 100 ans. Voilà, après, tout ça, ça me permet de déculpabiliser un peu. Que c’est pas que mon choix à moi, ou que le choix de Gloria, cet acte. Ça peut être aussi le choix de l’âme qui va s’incarner dans cet enfant et qui sait que, en nous choisissant nous comme parents, elle ne pourra pas vivre longtemps parce qu’on veut plus d’enfants et qu’elle a choisi de faire l’expérience de l’IVG elle aussi ».

Ainsi, loin de la « bonne gestion » de sa vie privée, les propos recueillis nous montrent que l’anticipation d’une grossesse se situe entre plusieurs logiques, et que le « projet » n’est qu’une manière parmi d’autres d’envisager une conception. La contraception, quant à elle, n’est qu’un élément du quotidien. De plus, nous avons pu remarquer pour certaines des situations étudiées que la grossesse interrompue a été l’occasion de se poser la question dont nous parlions plus tôt : la venue au monde d’un enfant est-elle souhaitée ? Dans notre échantillon, certaines personnes ont découvert à ce moment-là qu’elles souhaitaient avoir un enfant avec leur compagnon ou compagne. D’autres se sont rendu compte qu’ils n’envisageaient pas leur partenaire comme un parent potentiel, pour des raisons diverses, qui pouvaient aller de la peur de « perdre la femme pour la mère » à l’inadéquation culturelle entre les familles d’origine. Dans d’autres cas de figure encore, les conjoints se sont rendu compte à cette occasion qu’ils n’avaient pas la même vision de l’évolution de la composition familiale. Nous ne développerons pas davantage cet aspect, qui n’est pas au coeur de notre thématique et qui impliquerait d’avoir été plus systématiquement exploré lors des entretiens.

Nous pouvons donc relativiser la conception selon laquelle les individus sauraient clairement qu’ils ne veulent pas d’enfant à cette période de leur vie et feraient tout pour se prémunir d’une grossesse. Malgré tout, cela est parfois le cas, et même ainsi, il existe une part d’imprévisibilité bien difficile à prendre en compte pour les personnes concernées. Ainsi, bien qu’Héloïse sache qu’elle ne souhaite pas d’enfant à cette période de sa vie – période de rupture, Héloïse était en train de quitter son mari – et qu’elle utilise le préservatif et la pilule du lendemain lors d’une relation sexuelle avec son amant, elle tombe pourtant enceinte. Autre exemple d’imprévisibilité : Emilie, qui a arrêté de prendre sa pilule et se réjouit, avec son compagnon, de la grossesse qui s’annonce, a avorté à la limite du délai légal suite à un revirement de son compagnon qui a changé d’avis et ne veut pas qu’elle poursuive sa grossesse.

Plusieurs éléments nous éloignent de la vision cartésienne de l’existence. D’une part, les intentions des individus sont multiples et répondent à des rationalités diverses qui s’imbriquent et se superposent. D’autre part, l’imprévisibilité est une composante des situations de vie et les actions, même répondant à une rationalité cartésienne, ne sont pas maîtrisables jusqu’au bout.

89 Souligné par nous.

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