Gagne de la cryptomonnaie GRATUITE en 5 clics et aide institut numérique à propager la connaissance universitaire >> CLIQUEZ ICI <<

CHAPITRE 1 : TRANSFORMER L’OBSESSION D’UN HOMME EN NECESSITE NATIONALE A TRAVERS UNE PERSONNIFICATION DUPOUVOIR

Non classé

Il s’agira dans ce chapitre de souligner le rôle de la GRA dans la personnification du pouvoir, omniprésente dans le régime de Kadhafi, et assurée par une propagande ubiquiste et quotidienne.

1. PERSONNIFICATION DANS LE REGIME DE MOUAMMAR KADHAFI

Le premier facteur que l’on puisse relever dans le régime Kadhafiste est la prééminence du chef. La surreprésentation de Mouammar Kadhafi est indéniable, elle forge le caractère de son régime. On peut dès lors retrouver plusieurs éléments de personnification du pouvoir telle qu’elle est définie par Albert Mabileau(121). L’opinion publique voit alors le pouvoir à travers le personnage du dirigeant, ce qui favorise nécessairement la domination charismatique détaillée par Max Weber. La reconnaissance libre par ceux qui sont dominés, liée à la confiance en la personne du chef et à la vénération du héros décide de la validité du charisme du dirigeant.

Cependant, « si son gouvernement n’apporte aucune prospérité à ceux qu’il domine, alors son autorité charismatique risque de disparaitre »(122). Kadhafi a donc intérêt à cultiver et poursuivre l’existence de cette relation privilégiée de telle sorte que celle-ci s’établisse sur un fondement quotidien durable.

a. KADHAFI : LE HEROS DE LA REVOLUTION

Le but du leader charismatique est de s’effacer en temps qu’individu pour assumer ses responsabilités politiques par un « profil symbolique »(123). Kadhafi, afin d’entretenir sa relation privilégiée avec la population libyenne, cultive une image glorifiée de sa personne. Dans son premier discours radio, le 01 septembre 1969, Kadhafi se présente comme le libérateur du peuple.

• Le concept de héros

Mise à part sa participation contestable au coup d’Etat déjà mentionnée, il est clair que le Colonel tente de s’affirmer comme un héros national, et, ainsi, justifier sa place à la tête de l’Etat. C’est le concept de héros que développe le Général Pierre Rondot. Cependant, comme le souligne Albert Burloud, le héros doit, certes être doué d’une « vitalité puissante », lui permettant de vaincre (militaire), mais également de « générosité » : « la vitalité d’une âme qui possède assez d’énergie pour étendre son champs d’action au-delà des routines de l’égoïsme »(124).

Comme Nasser en Egypte, Atatürk en Turquie, Kassem en Irak et d’autres, le régime de Kadhafi est, du moins à son début, moins dictatorial que populaire. Cela s’explique alors tant par l’origine du chef que par ses préoccupations : « le soldat a la notion des besoins élémentaires des hommes ».(125) Mouammar Kadhafi est celui qui renverse la monarchie du roi Idriss, mais dès son arrivée au pouvoir il est aussi celui qui promet un relèvement de vie global.

C’est un homme qui vient d’un milieu social très modeste, qui se présente alors comme l’égal du peuple, pouvant comprendre ses attentes. Ainsi, comme Nasser, son modèle, Kadhafi accède au pouvoir par les armes, renversant un roi mal aimé, et jouit d’une immense popularité personnelle. « Ces gouvernements de soldats se caractérisent en Orient par leur sollicitude, affectueuse dans sa rudesse à la masse déshéritée. »(126)

• La domination charismatique de Kadhafi

En 1973, lors de la déclaration de Zawa, Kadhafi prononce un discours historique prônant une révolution administrative et populaire, l’élimination des opposants « malades et dépravés ». Ce faisant, le colonel détourne le CCR et instaure un vide constitutionnel. Il établit une sorte de « désordre légal » (Chari’at al fawda)(127) lui permettant de régenter les affaires publiques de manière tout à fait arbitraire. Le 2 mars 1977, à Sebha, Mouammar Kadhafi proclame, « en présence de Fidel Castro » la « révolution du peuple »(128), puis dans la continuité, en 1979, il renonce au poste de président mais demeure de facto aux commandes de la Libye avec le titre de « Guide de la Révolution de la Grande Jamahiriya arabe libyenne et populaire et socialiste ».

Le fait de se déclarer Guide n’est pas sans rappeler le petit père du peuple stalinien, le führer du IIIe Reich ou même le Grand Timonier chinois. Cependant, ici, Kadhafi exerce le pouvoir en dehors de tout cadre temporel ou constitutionnel. Hitler était à la fois chancelier et président, Staline, secrétaire général du comité central du parti communiste pan soviétique, et Mao Zedong, président de la république populaire de Chine. Kadhafi, parvient alors à pousser la domination charismatique à son extrême. Sans aucune légitimité constitutionnelle, il parvient à se présenter pendant plus de trente années comme le dirigeant de la Libye. Le charisme du personnage, cette « qualité extraordinaire »(129), lui permet d’être considéré comme un exemple et en conséquence comme un chef.

Le rôle d’un tel leader s’est révélé crucial dans les populismes latino-américains du deuxième tiers du XXe siècle avec Getulio Vargas et Juan Perón ou encore dans le cas dunassérisme ou du régime de Saddam Hussein en Irak. La GRA joue ici son rôle, en renforçant ce statut de leader.

b. KADHAFI : LE HEROS PORTEUR D’EAU

• Instrument de personnification du pouvoir

La Grande Rivière Artificielle joue un rôle crucial dans la personnification du pouvoir de Kadhafi. En 1983, lors de la présentation officielle de son intention, Kadhafi se présente comme le « Grand Ingénieur » de ce qu’il appelle la « Huitième Merveille du Monde »(130). Ce nouveau surnom de Kadhafi vient s’ajouter à celui de héros de la révolution.

L’instrumentalisation de la Grande Rivière Artificielle lui permet d’assurer sa prééminence au sommet de l’Etat libyen, il séduit son peuple en se présentant comme l’artisan d’un projet titanesque destiné à lui apporter l’ « or bleu ». On retrouve ici le concept de héros. Après s’être autoproclamé « Guide de la Révolution », il s’autoproclame « Ingénieur » voulant ainsi gagner la confiance et l’adhésion de son peuple à ces symboles.

• Instrument de renforcement charismatique

La Grande Rivière Artificielle peut alors facilement être considérée comme un outil utilisé par Kadhafi au profit de sa consolidation charismatique. Sa domination se trouve consolidée « par l’abandon né de l’espoir » du peuple libyen, « une communauté émotionnelle »131. On s’aperçoit ici que la domination de Kadhafi tient moins de son charisme personnel que de la reconnaissance de l’homme par son peuple. En effet, même si sa dimension charismatique est indéniable comme il a été constaté en première partie, la recherche de symboles tels que la Grande Rivière Artificielle permet au « Guide » de renforcer sa relation privilégiée avec les libyens. Grâce à la GRA, il apparait comme le héros qui a réussi à transférer sur une distance considérable de l’eau non-exploitée car trop éloignée.

Mouammar Kadhafi cultive l’image de « Grand Ingénieur », comme il cultive celle de « Guide de la Révolution », justifiant de nouveau sa place en temps que chef ne se préoccupant que du bien général.

Lorsque le Général Rondot explique le soutien du peuple à Nasser il affirme qu’il « bénéficie de la sorte d’un appui populaire que lui procurent ses intentions beaucoup plus que ses réalisations. C’est ici que commencent d’apparaître quelques uns des aspects du mythe ». Cette phrase peut se reporter à Mouammar Kadhafi. Cependant, ces « aspects du mythe » nécessitent d’être relayés par un intense travail de propagande.

2. PROPAGANDE AU SERVICE DU REGIME

a. UNE PERSONNIFICATION BASEE SUR LA PROPAGANDE

« De tous temps, politiciens, hommes d’Etat et dictateurs ont cherché à développer l’attachement à leur personne et à leur système de gouvernement »(132).

Afin d’assurer sa longévité charismatique, Mouammar Kadhafi met en place un système de propagande que l’on peut retrouver sous de multiples formes. L’image du Colonel Kadhafi, « Guide de la Révolution » est omniprésente. Une image idéale de la société y est dessinée où tous les libyens vivent en harmonie.

Le colonel Kadhafi utilise plusieurs outils pour sa propagande. Certaines coupures de billets sont frappées à son effigie, son portrait est imprimé sur des planches entières de timbres, son visage est peint sur des façades de maisons, à l’entrée de chaque agglomération et son nom est scandé dans toutes les écoles.

• Kadhafi à l’école

La prééminence du colonel est inculquée aux libyens dès leur plus jeune âge. Cultivant ainsi son image de héros, il parvient à s’assurer du soutien de sa « communauté émotionnelle »(133). Sa présence systématique dans la vie quotidienne du libyen lui permet d’être perçu comme à son écoute et proche du peuple. Ainsi, par exemple, les jeunes enfants de l’école Zahrat-el Fatah entonnent chaque matin l’ode consacrée à Mouammar Kadhafi :

« Allah, Mouammar et la Libye, c’est tout »(134). Les préceptes du Livre Vert(135) sont enseignés aux élèves à raison d’une heure par semaine, les enseignants leur rappelle que Kadhafi est le « Guide de la révolution libyenne »(136). Les bandes dessinées participent également à la consolidation du mythe du héros. « La propagande a relayé la poésie épique dans sa fonction primitive, qui était de « raconter des histoires » à un peuple, les histoires de son passé et par là de lui donner une âme commune »(137). La bande dessinée, Histoire de la Révolution libyenne, il était une fois Kadhafi,(138) joue un rôle incontestable dans l’affirmation du rôle majeur joué par Kadhafi dans l’histoire de son pays. Son visage apparaît dans chacune des vignettes de la BD présentant les humbles débuts du leader, son existence dédiée au seul intérêt du peuple, sa lutte pour le bien commun. Ici, la foule « projette son désir d’aventure et d’héroïsme sur un homme d’Etat » qui « défend [les intérêts du peuple] mais assume [également] ses passions, ses soucis et ses espoirs »(139).

• L’image de Kadhafi dans la vie quotidienne

La propagande kadhafiste se retrouve également sur les affiches, les timbres et la monnaie. L’image est sans doute l’instrument le plus frappant et le plus efficace. Sa perception, immédiate, n’exige aucune peine. Accompagnée d’une brève légende, elle remplace avantageusement n’importe quel texte ou discours. L’image du « Guide » est partout, lui permettant d’assoir toujours plus son emprise sur le peuple libyen entier.

Sa position charismatique se retrouve notamment renforcée par les timbres-postes le représentant comme un héros de guerre, comme un homme à l’écoute de son peuple, ou alors comme le Guide de la révolution(140). Le timbre-poste peut alors être perçu comme un « objet politique »(141) que le régime utilise à son profit pour représenter un idéal, ou renforcer le statut de son dirigeant. Les affiches de propagande présentes dans les villes libyenne jouent également un rôle fondamental dans la propagande. Le portrait de Kadhafi y est omniprésent constituant un message bref et frappant : « je suis le Guide de la Libye, celui qui vous dirige est à votre écoute »(142). Le Livre Vert demeure un instrument de base.

On songe à l’importance du Manifeste du Parti Communiste ou de Mein Kampf. On a vu que celui-ci était étudié à l’école. Il sert de base au régime lui permettant d’affermir le rôle de « Guide » de Kadhafi, comme Mein Kampf a servi au führer. Enfin, le visage de Kadhafi se retrouve également sur les billets de un et cinquante dinars. (143) Cette présence joue un rôle tout particulier. En effet, le fait de retrouver Kadhafi sur les coupures de 1 dinar, la plus utilisée, permet ici aussi d’assurer un rappel quotidien au Libyen que le « Guide » veille sur lui.

b. LA GRANDE RIVIERE ARTIFICIELLE COMME OUTIL DE PROPAGANDE

Nous avons vu que le charisme du colonel Mouammar Kadhafi se base sur un travail très actif de propagande, cultivant ainsi son image de « Héros de la révolution » et de « Guide du peuple libyen ».

La GRA représente un outil formidable pour lui. A travers elle, Kadhafi va pouvoir ainsi s’exposer comme l’homme qui a réussi à amener l’eau au désert. Cultiver cette image apparaÏt, dès le début des années 1980, essentiel pour lui afin d’assurer une « routinisation »(144) de sa domination charismatique. Kadhafi cherche dès lors à construire un nouveau mythe, se présentant comme l’ « Ingénieur » qui a su amener l’eau où le besoin se faisait ressentir. Un vif travail de propagande lui permet alors d’imposer au peuple libyen le mythe du héros porteur d’eau.

• Le mythe du « Grand Ingénieur », porteur d’eau

Mouammar Kadhafi, se qualifiant lui-même de « Grand ingénieur », cultive cette image grâce, notamment, aux procédés déjà détaillés plus haut. Il n’est pas le premier à s’identifier comme l’artisan numéro un de ses grands travaux. L’exemple de Staline est assez frappant.145 Tous deux se présentent en effet comme les Grands bâtisseurs. Ils tiennent chacun les plans à la main, leurs hommes semblant attendre les ordres. Le constructeur de la GRA diffuse cette image grâce aux timbres mais aussi aux affiches(146). Les billets jouent également un rôle certain, diffusant l’image d’une Libye agricole, où l’eau, qui ne manque pas, sert pour l’irrigation(147). Apparaît ici l’ « exploitation du rêve de la masse » du mythe qui « comble, un moment, le désir du bonheur et l’instinct de puissance » (148).

Ici, la propagande autour de la GRA se développe également par les films et les clips réalisés à la gloire du projet titanesque. Youtube et Dailymotion en regorgent. Il suffit de faire une recherche sur la « Great Man Made River » sur ces sites de partage de vidéo pour s’apercevoir de la quantité de vidéos de propagande. Par exemple, une vidéo en français, loue pendant plus de dix minutes le projet pharaonique de la GRA(149). Aucune critique n’y est faite, les images de verdure et d’eau abondent, Kadhafi y est glorifié. « La GRA a redonné vie à la terre ».

La propagande autour de la Grande Rivière Artificielle a donc deux buts précis. Le premier, qui apparaît comme le plus important, est celui de la personnification du pouvoir de Mouammar Kadhafi. En effet, en se présentant une nouvelle fois comme un héros, le colonel tente d’affermir et d’entretenir la relation privilégiée qu’il partage avec le peuple libyen. Le deuxième but est celui, toujours avec l’objectif de renforcer le prestige de son régime, de développer chez son peuple un esprit de puissance, presque d’irréductibilité, grâce à la possession et l’utilisation de ce que le pays désertique considère comme « l’or bleu »(150).

Grâce à ces formes de propagande, la Grande Rivière Artificielle apparaît comme un symbole du pouvoir de Mouammar Kadhafi. La propagande met en corrélation l’étendue du projet et l’ampleur du pouvoir de Kadhafi. L’instrumentalisation de la GRA par la propagande permet donc, à nouveau, de mettre en avant la suprématie symbolique du « Guide ». Selon Clifford Geertz, le leader charismatique fait appel à un ensemble de symboles « exprimant le fait que c’est lui qui gouverne en réalité »(151). La Grande Rivière Artificielle et la propagande qui s’ensuit s’inscrivent parfaitement dans cette optique. Elles représentent un symbole du pouvoir de Kadhafi. Son portrait, omniprésent lorsqu’il s’agit de la GRA, permet au Libyen de faire le rapprochement constant GRA/Kadhafi et donc, prospérité agricole/Kadhafi.

La GRA joue donc un rôle certain dans la personnalisation du pouvoir de Mouammar Kadhafi. Celui-ci l’utilise comme symbole de son pouvoir, comme outil de renforcement charismatique et cela grâce à un profond travail de propagande. La GRA participe ainsi à effacer l’individu, Kadhafi, par un « profil symbolique » de héros mais pas seulement. Le PGRA doit être étudié plus largement, comme un outil populiste dont profite largement le régime libyen.

121 Albert MABILEAU, « la personnalisation du pouvoir et ses problèmes », op. cit.
122 Max WEBER, Economie et société, op. cit. p. 322
123 Ibidem, p. 323
124 Albert BURLOUD, « Le héros », op. cit .p. 311.
125 Léo HAMONT et Albert MABILEAU, op. cit. p. 182
126 Ibid. p. 181
127 Alexandre NAJJAR, op. cit. p. 50
128 Ibidem
129 Max WEBER, op. cit.p. 320
130 Alexandre NAJJAR, op. cit.p.128
131 Max Weber, op. cit.p.
132 Jean-Marie DOMENACH, Propagande politique, PUF, Paris, 1962, p. 7
133 Max WEBER, op. cit., p.
134 Delphine MINOUI, « A l’école de la propagande de Kadhafi », Le Figaro, 19/04/2011. Consulté le 02/04/12 :
http://www.lefigaro.fr/international/2011/04/19/01003-20110419ARTFIG00658–l-ecole-de-la-propagande-ducolonel-kadhafi.php
135 Mouammar KHADAFI, op. cit.
136 Delphine MINOUI, op. cit.
137 Jean-Marie DOMENACH, op. cit., p. 87.
138 Cf annexe 3(p. 63)
139 Jean-Marie DOMENACH, op. cit.p. 88
140 Cf annexe 4 (p.64)
141 Denis BARBET, « Propagande et philatélie », Séminaire Mots et Symboles du politique, soutenu le 4 septembre 2006.
142 Cf annexe 5 (p.65)
143 Cf annexe 5(p.65)
144 Max WEBER, op. cit. p. 233
145 Cf annexe 6 (p.66)
146 Cf annexe 6(p.66)
147 Cf annexe 7 (p.67)
148 Jean-Marie DOMENACH, op. cit.p. 86
149 Libye, Projet de la Grande Rivière artificielle. http://www.youtube.com/watch?v=67LXXb3hcdA
150 Amy OTCHET, op. cit.p.1
151 Clifford GEERTZ, op. cit.p. 212

Page suivante : CHAPITRE 2 : LA GRANDE RIVIERE ARTIFICIELLE : UN INSTRUMENT AU SERVICE DU REGIME

Retour au menu : L’EAU, DE L’OUTIL DE DEVELOPPEMENT A L’INSTRUMENT DE POUVOIR : LA GRANDE RIVIERE ARTIFICIELLE, UN INSTRUMENT DE POUVOIR POUR LE REGIME DE MOUAMMAR KADHAFI